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Enfers intimes et voix de l’amour :  Twin Peaks, Le Journal secret de Laura Palmer  et Fire Walk With Me (3/4)

Enfers intimes et voix de l’amour : Twin Peaks, Le Journal secret de Laura Palmer et Fire Walk With Me (3/4)

Une scène du livre potentiellement réécrite dans le film paraît plus importante encore, celle qui occupe l’une des entrées les plus longues du journal, à la date du 20 octobre 1985.

LauraDonnaPicnicLaura y raconte comment Donna Hayward et elle ont retrouvé, à la Bookhouse, trois jeunes Canadiens plus âgés, Josh, Tim et Rick, et ont partagé avec eux une soirée dans les bois autour d’un feu de camp, avant de goûter aux délices d’un bain de minuit accompagné de baisers et de caresses. C’est ainsi la première expérience sexuelle de Laura, sans que celle-ci n’offre sa virginité, qui est racontée sous un jour positif. Les trois amis sont en effet caractérisés par des adjectifs nettement mélioratifs : ils sont « gentils et doux », polis puisque « [p]as une seule fois ils n’ont dit ces plaisanteries stupides dont les autres garçons se délectent en présence des filles », Tim est « très romantique », Rick et Josh, au moment de prendre congé se disent « très contents d’avoir fait [l]a connaissance » de Donna. L’idéalisation des jeunes Canadiens confine même à la mièvrerie dans les morceaux de discours rapportés par Laura dans son journal : « Vous avez déjà vu quelque chose de plus beau que ces deux filles ? » demande ainsi Josh à ses amis quand Tim, lui, les exhorte à « regarde[r] les ombres que font les flammes sur leur peau ». Au moment du bain de minuit et alors que tous sont nus, c’est avec une grande courtoisie que Josh s’enquiert de ce qui est permis ou non : « [e]st-ce qu’on peut quand même vous caresser un peu et peut-être avoir un baiser ? ». Une fois les ébats terminés, et tandis que les Canadiens reconduisent les deux jeunes filles chez elles, Josh déclare « [j]e crois que je ne t’oublierai jamais, Laura » et Rick de renchérir : « [m]erci de nous avoir fait confiance comme tu l’as fait ».

Par cette scène dans un cadre idyllique – les jeunes gens sont dans les bois, autour d’un feu de camp, à un endroit où « le ruisseau forme comme une petite piscine » – Jennifer Lynch témoigne d’une première expérience positive de la sexualité par Laura Palmer, mais signe aussi l’acte fondateur du rapport de l’héroïne aux figures masculines reposant sur une forme paradoxale de domination/soumission – elle fixe les règles, mais s’offre sans réserve aux fantasmes masculins – et de dépendance fondée sur « [c]e sentiment extraordinaire qu’on ait besoin d[’elle], qu’on [la] désire, qu[’elle] soit comme un trésor pour l’autre… »

twin-peaks-fire-walk-with-me-david-lynch-11155107-720-405Fire Walk with Me propose une configuration voisine dans l’une de ses scènes les plus marquantes que nous appellerons « l’orgie rouge ». Celle-ci réunit Laura, Donna et trois figures masculines : Jacques Renault et deux amis, l’un prénommé Buck, l’autre demeurant anonyme. Les points communs s’arrêtent ici cependant tant la scène du film semble réécrire systématiquement l’expérience positive du sexe décrite dans le livre sous un jour cauchemardesque. Le rapport entre Laura et les trois hommes est en effet immédiatement placé sous le signe d’une forme de prostitution. Au Bang Bang Bar en effet, les deux amis rejoignent la jeune femme à une table après un signe d’intelligence de Jacques et Buck pose immédiatement une liasse de billets sur la table avant que Laura ne lui demande : « Alors, on veut baiser la reine de beauté ? ». De plus, ce qui était, dans le livre, une expérience partagée par deux amies prend les apparences, dans le film, d’une forme de défiance plus que de défi, Laura, refusant d’abord que la prude Donna ne participe à la soirée, l’entraînant finalement dans un jeu mimétique pervers visant à la dévergonder, la brune imitant la blonde en buvant de l’alcool et en embrassant à pleine bouche l’un des inconnus.

Tandis que la scène progresse, le locus amoenus du ruisseau en forêt propre au livre devient locus terribilis au sein du film. Le groupe, rejoint par Jacques, se retrouve en effet dans un bar interlope situé de l’autre côté de la frontière canadienne, véritable antichambre de l’enfer, décor peuplé d’un entrelacs de corps lascifs, certaines femmes dansant même nues, que Lynch met en relief par un éclairage rouge omniprésent, l’utilisation massive d’effets stroboscopiques et une musique blues industrielle aussi lancinante que tonitruante. Loin d’être les figures honnêtes, polies et respectueuses du livre, Buck et son ami semblent traiter les jeunes femmes comme de véritables objets sexuels, droguant d’ailleurs leurs bières tandis que Jacques, s’adressant à Laura et à Ronette Pulaski qui se joint bientôt au groupe, multiplie les équivoques graveleuses. À la réplique de Laura « I am the muffin », il répond en effet « and what a muffin you got ! », jouant sur l’équivoque du terme anglais dans une réplique que l’on pourrait traduire par « et tu as une sacrée chatte » ou « et quelle chatte tu as ! ». Dans le même esprit, il considère Laura et Ronette comme son « sandwich du lycée » dans lequel il faut « mettre de la viande ».

harold-smith-diaryLes contacts sexuels sont évidemment plus directs et Laura, les seins nus, intime ainsi l’ordre à Buck de leur prodiguer, à Ronette et elle, un cunnilingus sous une table du bar. Ce n’est qu’avec la menace de viol de Donna, droguée, dénudée au niveau de la poitrine et caressée par l’un des trois hommes, que Laura réagit en exigeant que Jacques sorte son amie du bar. La scène de l’orgie rouge emprunte ainsi implicitement certaines de ses caractéristiques au mythe d’Orphée. Elle figure en effet une forme de descente aux enfers dans laquelle Laura-Orphée est celle qui conduit Donna-Eurydice dans les abîmes de ses enfers intimes avant de l’en sauver, sa pureté étant mise en danger. C’est en effet sur cette caractéristique essentielle que se joue l’opposition entre Laura la blonde et Donna la brune, la première craignant que la seconde ne finisse par emprunter le même chemin qu’elle. La scène qui suit l’orgie rouge le dit très bien, symboliquement d’abord, Laura répondant à Donna, qui craint d’avoir déplu à son amie en lui empruntant ses habits, « [j]e ne veux pas que tu mettes mes affaires » ; directement ensuite : « [j]e ne veux pas que tu sois comme moi ». Mais cette scène qui aurait pu tourner à la dispute permet en vérité un épanchement du sentiment, les deux jeunes femmes se rappelant leur amour mutuel dans deux répliques : « I do love you, Laura » et « I love you Donna ». Ce n’est ainsi pas un hasard si un extrait du journal écrit par Jennifer Lynch lu dans la série, au sein de l’épisode 2×11 justement intitulé « Laura’s Secret Diary », concerne Donna et les sentiments que Laura éprouve à son égard, extrait que nous donnons ici dans la traduction proposée par les sous-titres français de la série, plus fidèle au texte original :

Mais j’ai toujours peur de lui parler de mes fantasmes et cauchemars. Parfois, elle me comprend. Parfois, elle glousse et je n’ose pas lui demander pourquoi tout ceci la fait rire. Alors, je me morfonds et je n’en parle plus. J’adore Donna… Mais parfois je me dis qu’elle m’abandonnerait si elle savait ce que je cache à l’intérieur. C’est noir, sombre, et je vois dans mes rêves de grands hommes forts qui m’enlacent et me soumettent à leurs désirs.

La scène de Fire Walk with Me constitue ainsi l’envers parfait de celle du livre et, là où Laura concluait le récit de son journal par « [q]ue dieu bénisse […] Josh, Tim, Rick. Merci, mon Dieu, de m’avoir accordé ces quelques heures de… grâce », David Lynch conclut la scène du bar par l’image d’un sol gris maculé d’immondices, jonché de mégots de cigarettes et de bouteilles de bière. Le post-scriptum ajouté par Laura à son récit dans le journal permet cependant de faire le lien entre les deux itérations :

À chaque fois que je repense à cette nuit, je change un peu ce qui s’est passé. Les garçons sont un peu moins doux avec moi à chaque fois. Je suis plus séductrice, et je leur demande de me dire ce qu’ils ressentent en me touchant. Je ne sais pas pourquoi je modifie l’histoire… J’aimerais comme c’était, mais quand je me rejoue la scène, j’aime que ça prenne une tournure plus dure, plus violente.

Entre la première expérience positive de Laura et celle du bar, prélude à l’ultime débauche sadomasochiste de Laura dans la cabane avec Jacques et Leo, ce sera donc déployé, dans le journal comme dans le film, tout un éventail de scènes de plus en plus dures, de plus en plus explicites, le rapport de l’héroïne à la sexualité devenant de plus en plus mortifère au fur et à mesure que les jours passent, une attirance pour les gouffres que même l’amour pur de Donna Hayward ne peut neutraliser.

Victor-Arthur Piégay

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