
Freak Parade de Joëlle Jolivet et Fabrice Colin
De Nosferatu jusqu’à un final proprement terrifiant mais irrésolu, en passant par le tournage de Freaks qui nous plonge dans une atmosphère de film noir puis dans une hallucination orgiaque, la question qui demeure est évidemment celle-ci : qui est un monstre, ou plutôt qui ne l’est pas ?
L’histoire : Dans sa bourgade du Kentucky, où il vit une enfance difficile entre un père inexistant et une mère brutale, Harry Monroe rêve d’Hollywood. Depuis qu’il a vu le Nosferatu de Murnau, il n’a plus qu’une idée : travailler dans le cinéma. Il débarque à Los Angeles en 1929 dans l’espoir de devenir scénariste. La chance finit par lui sourire : il est engagé à la MGM comme troisième assistant sur le tournage du prochain film du grand réalisateur Tod Browning : Freaks. Il comprend vite à quoi il doit cette opportunité : les postulants habituels, rebutés par la présence d’authentiques phénomènes de foire, ont tous refusé le job. Entre les caprices des Freaks, les humeurs d’Olga Baclanova, la star féminine, soumise à l’influence de Frank, son imprésario louche, les manœuvres douteuses de Jack, le premier assistant, et les extravagances alcoolisées de Tod Browning, l’atmosphère du studio devient vite irrespirable.
Mon avis : Commençons par une tautologie : la première chose qui frappe, avec la Freak Parade de Joëlle Jolivet et Fabrice Colin, c’est la couverture. Puis, c’est la garde de devant. Reprenons.
Joëlle Jolivet a repris ce qui pourrait ressembler à une scène de tournage, avec quasiment toute la troupe des acteurs en première de couverture (la plupart regardant le.la lecteur.trice), et en quatrième de couverture, le reste de la distribution (remarquez que les sœurs siamoises sont séparées par le dos du livre) ainsi qu’une partie de l’équipe de tournage, dont le réalisateur Tod Browning, le premier assistant Jack et le menaçant Frank en arrière-plan.
Le contraste des couleurs, entre le bleu dominant et le rouge du décor, le percé par le disque jaune de la poursuite, apporte d’emblée un côté tranchant au récit. Deux visages apparaissent dans cette sorte de soleil funèbre en couverture : ceux de Harry, yeux baissés et tête penchée, et d’Olga, tête penchée vers Harry, sourire et regard de côté. Ajoutez-y le titre et les noms de la dessinatrice et du scénariste, et la description est complète. Tournez la page.
Revoici le casting au grand complet, avec les noms (ou simplement les prénoms, dans la mesure où le nom n’est pas mentionné, tels Frank et Jack). Car oui, le film génial et séminal de Tod Browning recelait une grande quantité de personnages, tous plus frappants les uns que les autres, mais pas toujours très présents ou différenciés. Expliquant la fameuse anecdote de Francis Scott Fitzgerald quittant précipitamment la cantine du studio pour vomir, ce qui motiva l’exigence de séparer la distri de Freaks du reste du studio.
Le nombre et le nom : on n’oublie ainsi pas que les acteurs et actrices sans qui la « monstrueuse parade » de Browning – selon le titre français de son métrage – n’aurait pas à ce point marqué les esprits, sont des êtres humains. Comme nous tous. Avec des besoins, des envies, des pulsions, des travers, des aspirations au sublime comme au pervers. Et, surtout peut-être, une vie complexe et contradictoire, revendiquant une liberté supérieure mais terminant comme chair à orgie…
Ouvrez le livre à la page 5 : la première case présente Max Shreck dans le Nosferatu de Murnau. Mélange de prédateur et de paria, comme dans le génialissime Monsters de Gabby Schultz/Ken Dahl. Le ton est donné : les extrêmes vont s’associer au fil de ces quelque 140 pages, où l’on passe du film noir à l’hallucination violente et débordante, du bourbon frelaté au LSD démoniaque.
Dès les premières lignes de texte, on entend la musique particulière de Fabrice Colin. Son style d’une grande beauté. Il prête sa voix à Harry Monroe, personnage inventé qui servira de vaisseau pour toute la lecture :
J’ai passé mon enfance à trembler et à mourir à petit feu. À trembler de peur et d’amour. À courir vers des temples, à la recherche d’une lueur obscure. J’avais besoin de rituels. D’histoires dans lesquelles enfermer ma douleur. »
Le cinéma lui offre cette pénombre, ce rituel, cette protection :
Il y avait des hommes à cheval – des conquérants, des égarés. Il y avait des reines et des grands singes, des prêtres maudits et des salauds sublimes. J’ai vu un monde finir, et mille autres éclore. J’ai vu les villes et leurs lumières. De vastes leçons d’histoire, de brèves histoires sans leçons. Des rires, des cauchemars, la fureur grouillante d’un siècle en devenir… Des sultans, des bandits, des royaumes chatoyants. Et des vampires toujours. »
Harry quitte son Kentucky natal après la mort de sa mère – folle, elle le torturait avec l’assentiment tacite d’un père faible et peureux, jusqu’à lui brûler la main droite – pour Los Angeles. Son espoir : écrire « pour – peut-être – oublier ce qui me hantait ». Problème : « L’idylle entre moi et mes rêves n’a pas duré bien longtemps. »
Freak Parade, c’est d’abord le récit d’un apprentissage. Victime de la brutalité du monde, “difforme” lui-même, Harry doit apprendre à vivre avec les “monstres”. « N’ayez pas peur », lui confie Rose Dione, actrice d’origine française (elle est née à Dardilly, près de Lyon), qui joue dans Freaks. « Une fois qu’on apprend à regarder au-delà des apparences, ce que vous leur donnerez, ils vous le rendront. En bien ou en mal. »
Harry rêve dans un premier temps d’une « entente de principe », « une sorte de vaste confrérie des Freaks », dans laquelle il serait accepté et où toutes et tous seraient solidaires les un.e.s des autres. Or, Harry Earles, qui joue le personnage central du nain Hans, se moque de sa main mutilée et le bouscule sciemment, en lui aboyant dessus : « Tu peux pas faire attention où je vais ? »
Peu à peu, c’est la ville – et la vie – comme théâtre qui s’impose au jeune Harry. Olga le prévient : « La ville est un théâtre. Cette ville. » Les frontières du réel deviennent « cruellement incertaines ». Et comme dans un film noir, ou un film expressionniste, Harry s’enfonce dans le fantastique d’un lieu clos, un bouillon de culture et de névroses où il se prend à chasser des fantômes (« la trace excitante d’Olga ? ») dans le studio la nuit. Fantasme et sexualité exsudent d’entre les cases.
Les rôles se renversent. Pendant le tournage de la scène de banquet où tous chantent « One of us ! One of us ! », Tod Browning fait un esclandre. Tout le monde le regarde comme une anomalie, un monstre, un “freak” parmi les Freaks. Les personnalités se dédoublent, à l’instar de celui/celle qui se révélera le vrai fantôme du studio. Les chiffres ont aussi leur importance : le spectre se dévoile la nuit du 22e jour de tournage. Double dualité, comme tout ici…
Dans un jeu de miroirs permanent et hautement maîtrisé, Joëlle Jolivet et Fabrice Colin déroulent une narration où tout s’entrechoque, où les motifs s’évoquent les uns les autres, créant des sortes de trous de ver d’un personnage à l’autre, d’une situation à la précédente. Les deux Harry aux cases juxtaposées ; les siamoises sujettes à l’appétit d’un homme (d’un seul ?) ; le double jeu du casting autour de la drogue et du commerce de soi. On descend, sans y prendre garde, dans l’enfer du doute, du trouble, de l’imprécis, de l’indécis. Sans savoir s’il s’agit de l’envers/enfer du décor d’Hollywood, ou des obsessions particulières d’Harry Monroe.
Jusqu’à un final proprement terrifiant mais irrésolu. Et comme pour l’œuvre originelle – on ne cherchera pas à démêler le vrai du faux dans cette bande dessinée – la question qui demeure est évidemment celle-ci : qui est un monstre, ou plutôt qui ne l’est pas ?
Freak Parade
Écrit par Fabrice Colin
Dessiné par Joëlle Jolivet
Édité par Denoël Graphic