
Derrière les Palissades, Fyvush Finkel (1922 – 2016). N’oublions pas.
Godard disait que le téléviseur est un meuble, contrairement au cinéma qui est un art. Ce meuble, au milieu de notre quotidien, le plus généralement dans notre salon (mais les modes changent), a diffusé son flot d’images qui a fini par peupler notre intérieur. Et des visages familiers sont venus nous accompagner. L’un de ces visages s’est éteint récemment. Fyvush Finkel est décédé à l’âge de 93 ans. Et sa disparition, de façon troublante, nous brise le cœur.
Difficile de ne pas associer l’acteur à David E. Kelley qui lui offrit probablement ses plus beaux rôles. Il est l’avocat Douglas Wambaugh dans Picket Fences (aka Un drôle de shérif aka High Secret City, La Ville du grand secret), facétieux, lyrique, grinçant à l’image d’une série qui a souvent usé du surréalisme, du burlesque, du grotesque pour pointer les travers de la société, les limites de la loi, le rapport aux religions ou à l’éthique. Une série qui ose mettre nos pieds dans le plat et nous tendre un miroir pour voir l’étendue des dégâts.
Invisible aujourd’hui faute d’éditions DVD et de rediffusions, il faut faire travailler sa mémoire pour parler de la série. Se souvenir de l’intelligence de ses intrigues, cachant derrière un caractère incongru, les tourments moraux des figures tutélaires (un shérif, un juge, un maire…). Se souvenir combien la série n’a jamais fait preuve de facilité pour aborder des sujets graves ou légers. Se souvenir qu’elle a su créer une galerie de personnages attachants dans leurs petites excentricités, anticipant, quelque part, la folie de Parks & Recreation. Se souvenir combien les religions travaillent le cœur de la série, au risque de s’attirer les foudres des téléspectateurs comme des institutions concernées. Se souvenir que la notion de divertissement qui anime la série n’évacue jamais la réflexion, chose que l’on trouvera dans toutes les séries de David E. Kelley.
Et dans toutes ces évocations, se rappeler la silhouette de Douglas Wambaugh, le visage de Fyvush Finkel. Sa bonhomie, ses plaidoiries manipulatoires et sympathiques dans le petit tribunal de Rome, ses joutes verbales avec le juge Bone (Ray Walston). Ses chansons et son humour piquant.
Se souvenir est important. Afin de garder vivant le passé, de l’entretenir et de le transmettre. La disparition de Fyvush Finkel montre aujourd’hui la rupture qui existe en France dans la culture sérielle ; combien notre incapacité à avoir pérennisé le passé nous empêche de le célébrer correctement. Sur Twitter, Nicolas Robert exprimait son trouble « d’être touché par un décès, quand [on] est entouré de gens qui ne le connaissent pas du tout ». De Douglas Wambaugh à Harvey Lipschultz (Boston Public), comment ne pas se souvenir de son visage, de ses personnages mémorables ? Pourquoi Picket Fences n’est-elle pas plus importante aujourd’hui ?
Il existe toute une génération d’acteurs qui porte en elle la mémoire d’un art. Une génération qui a occupé notre espace quotidien par l’intermédiaire de la télévision quand une autre se décline aujourd’hui sur de nombreux supports. Nous pouvons regretter qu’il faille trop souvent attendre la disparition d’un visage fétiche pour se rendre compte de la fragilité de notre mémoire culturelle. Attendre la mort pour se retrouver et évoquer, dans un élan nostalgique, ce passé qui a construit de nombreuses « sériephilies », mais dont on tait trop souvent l’importance. Douglas Wambaugh dans Picket Fences était souvent un clown, un bouffon des tribunaux. Si on garde de lui cette image d’un éternel trublion, il ne faut pas oublier que le personnage voyait dans l’humour le remède temporaire aux profondes cicatrices de l’Holocauste. Et c’était toute sa richesse que de pouvoir passer du comique au drame avec une adresse toujours digne.
Chez David E. Kelley, la mémoire était toujours une dominante importante de ses personnages. De Douglas Wambaugh à l’expérience rigide de Harvey Lipschultz, faisons en sorte que la disparition de Fyvush Finkel n’entraîne pas la nôtre à s’oublier.