
Gangster d’Etat (critique de Strictly Criminal, de Scott Cooper)
Il existe plusieurs moyens de gravir les échelons du crime organisé local. Mais celui pris par Jimmy « Whitey » Bulger est très peu parcouru : il était un indic pour le FBI pendant plusieurs années, en échange d’une certaine protection et d’un certain laxisme dans les enquêtes le concernant. Après s’être cassé les dents à plusieurs reprises, l’histoire de cette figure du crime de Boston est portée à l’écran par Scott Cooper, avec un œil qui louche vers les Oscars. Le résultat n’est pas aussi brillant qu’à vue de nez.
Derrière Strictly Criminal (Black Mass en VO), il y a un metteur en scène et un acteur qui en veulent. Scott Cooper, c’est l’homme de Crazy Heart et Les Brasiers de la colère, des efforts remarqués avec des performances centrales saluées par la critique (respectivement pour Jeff Bridges et Christian Bale). Et ce troisième film, c’est l’occasion de sortir le grand jeu : un sujet qui a défrayé la chronique autour d’une des figures les plus impitoyables de la pègre de Boston (terre de polar bien moins exploitée que New York et le New Jersey, en tout cas sur grand écran), un casting quatre étoiles (Johnny Depp, Benedict Cumberbatch, Joel Edgerton, Kevin Bacon) et un studio qui passe un sale quart d’heure au box-office, Warner Bros., qui pariait sur le film pour les multiples prix et reconnaissances critiques en le mettant en avant à Toronto (tout comme Argo il y a quelques années, avec succès). Les bonnes fées se sont penchées sur le berceau de ce polar hard-boiled, mais… pour quel résultat ?
Whitey Bulger et sa bande sont des légendes du sud de Boston (le Southie comme l’appellent les autochtones), qui ont grandi en jouant aux cow-boys et aux voleurs à l’école. Certains de leurs amis d’enfance sont passés de l’autre côté de la barrière, comme John Connolly (Joel Edgerton). Devenu agent fédéral, face à la recrudescence d’un Bulger qui prend de plus en plus de pouvoir et d’une mafia italienne qui gangrène le nord de Boston, il va faire un pacte avec le diable : Bulger devient un indic de choix qui va aider Connolly à coffrer le parrain local, Gennaro Angiulo. Bulger, yeux bleus perçants et silhouette de rock star qui n’est pas sans rappeler le James Woods des années 80, déteste les balances et voit ça comme « une transaction » de plus. Une collaboration avec Connolly qui connaît toute sa famille, dont son frère devenu sénateur, Billy (Benedict Cumberbatch). Une complicité très particulière s’établit dès lors, et elle va mettre à plusieurs reprises Connolly sur le grill lorsque les cadavres et dérapages de Bulger deviendront médiatisés.
L’économie narrative de Cooper est ce qui aide et ce qui dessert à la fois Strictly Criminal. Elle l’aide à cadrer ses relations avec le FBI, sa bande, et à ne pas s’attarder trop sur ses blessures personnelles (la perte d’un fils, celle de sa mère). De la même manière, grâce à une narration à la Scorsese, commentaires en voix off à l’appui et multiplication des billets verts à l’écran, on a un bon aperçu du « système Bulger » qui arrose et corrompt tout le monde sans trop en rajouter. C’est un pur produit de la première ère Reagan, et du libéralisme rampant qui permet à son économie souterraine de prospérer. Bulger est un businessman avisé, qui va investir là où on ne l’attend pas : à savoir des paris truqués de jai alai, sport tertiaire qui a pignon sur rue en Floride. Un épisode qui dégénère en bavure, et met au jour l’hypocrisie certaine de Connolly envers la police de Boston.
Rien, dans le propos de Strictly Criminal, n’est inédit, et c’est là où le film pèche par spécificité. La mise en scène élégante de Scott Cooper gère autant ses déflagrations de violence que la sourde menace imposée sans peine par Bulger. Mais elle parvient mal à impliquer le spectateur tant elle reste distante envers la bête comme ses victimes collatérales. La vie personnelle de Connolly en vient à être ruinée. Mais comme ce n’est pas le focus du film, on en vient à attendre le moment inévitable où les dominos tomberont. La famille Bulger est également propre comme un sou neuf : Cumberbatch est crédible en Billy, frère politicien véreux, mais on ne lui donne que très peu de scènes pour établir la vérité de sa relation confraternelle avec un sociopathe du calibre de James.
Alors, au milieu de cette fresque plus austère qu’elle ne devrait l’être, surnagent quelques performances. Celle de Jesse Plemons, dont le dégoût certain ouvre le film et qui trace son chemin de second rôle remarquable après The Homesman et The Master. Celle, évidemment, de Johnny Depp, qui assène une prestation vampirique et dont les inquisitions menaçantes montent d’un cran à chaque séquence. Celle d’un Edgerton qui s’en sort honorablement. Mais Strictly Criminal se refuse obstinément à exploiter ses brillants seconds rôles : outre Benedict Cumberbatch, Julianne Nicholson est également cantonnée au rôle d’épouse prise au piège de fréquentations létales de son mari. Si Strictly Criminal est un gangster movie d’honorable facture, la singularité conférée par son sujet est, hélas, un peu trop survolée au profit d’un pacte de Faust cousu de fil blanc.
Strictly Criminal, de Scott Cooper. USA. 2015. Avec Johnny Depp, Joel Edgerton, Benedict Cumberbatch, Jesse Plemons, Dakota Johnson… Scénario : Mark Mallouk et Jez Butterworth. Chef opérateur : Masanobu Takayanagi. Durée : 2h02. En salles depuis le 25 novembre.