Harpo : petit précis d’innocence retrouvée

Harpo : petit précis d’innocence retrouvée

Note de l'auteur

Sur un coup de tête, Harpo Marx s’achète une Citroën Torpédo à Paris, file vers le sud de la France, dérape, se réveille amnésique à l’hôpital de Privas… et fugue dans la campagne ardéchoise. Un beau récit humaniste mené de main de maître – et tout en douceur – par Fabio Viscogliosi.

L’histoire : Décembre 1933. Au retour d’une tournée triomphale en solo en URSS, Harpo Marx décide, sur un coup de tête, de filer vers Paris, d’acheter une automobile et de partir plein pot vers le sud de la France. Un accident le conduit à l’hôpital, dans le coma. À son réveil, impossible de l’identifier : il n’a pas de papiers et l’homme est amnésique. Au bout de quelques jours, il s’enfuit et parcourt la campagne française.

Mon avis : Vous y avez cru ? Moi aussi. Pourtant, cette histoire d’accident, d’amnésie et d’odyssée pédestre entre Privas et un bled paumé de l’Ardèche, est due à l’imagination de Fabio Viscogliosi. On ne devrait presque pas éventer ce secret, car son récit assez court – ces quelque 150 pages dans un format 10 x 19 cm aux marges généreuses s’avalent en quelques dizaines de minutes – tient tout à fait la route, contrairement à la Citroën 5CV « carrossée en Torpédo de couleur bleu pâle », qui dérape sur la D104 à hauteur du lieu-dit La Charrière un 12 décembre 1933. Harpo vient d’avoir 45 ans. Et ce n’est pas parce que c’est inventé que ce n’est pas vrai.

Lorsque s’achève le premier des courts chapitres qui composent ce livre, on craint même que l’auteur ait commencé par la fin : la mort de l’artiste, avec ce filet de sang qui s’écoule de son oreille. Harpo est alors devenu (et c’est véridique) le premier artiste américain à se produire en Russie. Avec, en cerise sur le gâteau, un nom prédestiné. Sa « petite tournée des théâtres soviétiques », « flanqué de sa harpe et d’une batterie d’accessoires de scène », est un triomphe.

De retour, « les valises chargées de cadeaux », il change d’avis. Au Havre, plutôt que d’embarquer dans le paquebot qui doit le ramener aux États-Unis, il place ses bagages en consigne, se rend à Paris, achète une voiture et part au petit bonheur la chance. Et c’est l’accident. Le coma. Et l’attente angoissée, car ce filet de sang à l’oreille laisse craindre une lésion interne.

À son réveil, c’est le brouillard : « S’il ignore où il est, il ignore également qui il est. Harpo n’est plus Harpo. Harpo n’est personne. » Plongé dans un éternel présent, chaque geste ou presque est une bouteille à la mer. Il fume une cigarette qui lui brûle les poumons : fumait-il avant ou pas ?

Harpo et trois de ses enfants portant des perruques identiques à la sienne, 1954.

Puis il fugue de l’hôpital. On le suit sur les chemins à travers champ, avec la faim qui le tenaille, les chapardages pour survivre, les mauvaises rencontres. Harpo réexpérimente cette liberté qui lui a fait défaut, dernièrement :

Il ne se demande plus vraiment dans quelle direction aller. Qu’importe, finalement ? D’une certaine manière, il commence à goûter une part de cet impromptu, l’arbitraire qui lui fait prendre un chemin plutôt qu’un autre. Peu à peu, l’intuition qui le guide lui procure un petit plaisir, une forme d’excitation. C’est la seule marge de manœuvre qui lui reste, cette liberté qu’il s’arroge à chaque pas.
Harpo l’ignore, mais il en a souvent été ainsi dans sa vie. Les frères Marx sont les champions de l’improvisation, renversant la réalité à toute vapeur, en toutes circonstances. »

Ainsi, cette histoire dessine aussi le portrait, en creux, par leur absence, des frères Marx, et surtout de Chico (l’aîné si admiré) et Groucho le citadin invétéré (qui lance la célèbre agence Pinkerton sur sa piste depuis New York) :

À ce petit jeu, Chico, son frère aîné, a toujours été très fort. Lorsqu’ils étaient enfants, Harpo l’admirait déjà pour cette capacité féroce à transformer le hasard en destin. Plus d’une fois, cet instinct de survie les a tirés d’une situation périlleuse. Lorsqu’ils sont ensemble, tout s’éclaire, et le présent relève du choc thermique. Ils sont les particules complémentaires d’une même entité atomique. Oui, si seulement Chico était près de lui, l’affaire prendrait une autre tournure.
Mais Harpo ne peut faire appel à aucun de ses frères, pas même en esprit. Il demeure résolument seul, face au paysage qui déroule son énigme, et c’est peut-être ce qui le trouble le plus. Il arpente une carte géographique privée de légendes, et lorsque son pied écrase une petite branche, c’est la réalité tout entière qui claque avec elle. »

Recueilli par un certain Deshormes alors qu’il était étendu inconscient, au milieu de la route et à moitié recouvert de neige, il prend le temps de (re)vivre, de se réchauffer au contact de cet écrivain un poil bourru mais débordant d’humanité. Entre les deux hommes, un mode de communication s’invente, « une langue intermédiaire, faite de mots anglais et français, auxquels se mêlent le mime et tout un jeu d’expressions, de mouvements des mains, de petits croquis, si nécessaire ».

Deshormes est un écrivain dont le grand œuvre, en cours, est précisément

une sorte d’essai ou de journal, (…) un grand album qui regrouperait une suite de petits textes sur à peu près tout ce qu’il aime ou le frappe ici-bas, des situations, des pensées, qu’il s’agisse de l’invasion des loirs, d’un fragment poétique ou de son tableau préféré. Mais toujours sur un mode joyeux, énergique, un exercice d’admiration, en somme. Question d’hygiène et de nécessité, dit-il en jetant une bûche dans la cheminée. Notre époque est minée par le cynisme et la colère, il est urgent de retrouver – il cherche ses mots –, de retrouver une forme d’innocence. Voilà, de l’innocence, sans quoi, nous irons droit dans le mur. »

La table ronde de l’Algonquin, avec notamment Harpo et Dorothy Parker (en bas).

Un précis d’innocence retrouvée : ainsi pourrait être également qualifié ce Harpo. Une leçon de bonté humaine, avec tous ces Français qui recueillent l’Américain sans mémoire, lui offrent le gîte, à manger et se vêtir, entre l’Ardèche et Lyon où l’histoire se dénoue d’un coup, par le plus grand des hasards. On voit d’ailleurs que ce dénouement n’est pas ce qui compte réellement dans le livre : c’est le chemin parcouru par le héros malgré lui.

Fabio Viscogliosi insère de plusieurs façons de petites fenêtres « méta » dans son récit. Outre ce Deshormes qui pourrait être lui (et qui l’est sans doute, d’une certaine manière), on retrouve sa trace dans l’écrivain et journaliste lyonnais qui écrit un article sur l’Américain et prévoit un roman totalement nouveau,

une fable épique, une odyssée des temps modernes, osons l’expression, une exploration de la géographie et du langage, la France révélée à travers le regard de l’Américain errant, l’amnésique, le Nouveau et l’Ancien Monde réunis – du jamais vu, selon Bonnet, qui se resserre une rasade de vin, au comble de l’excitation. C’est bien simple, à l’entendre, cette idée de roman est tellement puissante qu’il s’attribuerait directement le Goncourt. »

L’accident de voiture prêté à Harpo évoque également la mort des parents de l’auteur, le 24 mars 1999 dans l’incendie du tunnel du Mont-Blanc. Perte des parents, perte de la mémoire… Les deux fils narratifs se rejoignent, les deux vies se touchent.

Dans les dernières pages, Fabio Viscogliosi défend son histoire face à l’Histoire, et pose la question de la crédibilité d’un récit face au réel. Qu’est-ce qui nous paraît le plus incroyable : que Harpo soit sorti amnésique d’un accident de voiture dans le sud de la France, ait erré durant des semaines avant d’être retrouvé à Lyon sain et sauf – un épisode jamais relaté nulle part ? Ou qu’il ait vraiment servi d’espion américain et transporté des courriers secrets en les scotchant à sa jambe sous son pantalon ? Au lecteur de choisir.

Reste un beau récit, bien mené et d’un humanisme réconfortant en ces temps cyniques à nouveau.

(Photo en tête d’article : Harpo et Chico Marx dans The Incredible Jewelry Robbery, 1959)

Harpo
Écrit par
Fabio Viscogliosi
Édité par Actes Sud

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