
Hédonisme connecté (Black Mirror, Nosedive)
Il y a quelque chose d’extravagant à débuter une saison par un plongeon* ! Bien que Black Mirror assume avec opiniâtreté un pessimisme de rigueur, cette figure de style déclinante suppose la perspective d’une introduction peu engageante. Mais en pratique, cet épisode apporte une nuance inattendue à l’amertume habituelle de la série. Analyse de ce Nosedive.
ATTENTION : ce qui suit indique la teneur générale des rebondissements contenus dans l’épisode. Il est donc préférable de l’avoir vu au préalable.
Lacie Pound (Bryce Dallas Howard) est une jeune femme qui se donne bien du mal pour “plaire à tout le monde”. Il faut préciser qu’elle vit dans une société profondément régie par un système de notation reposant sur l’utilisation d’une application de smartphone. La moindre interaction sociale est potentiellement sujette à évaluation (de 1 à 5). Chacune des deux personnes interagissant évalue son interlocuteur et contribue à établir une “moyenne de réputation” pour l’intéressé(e).
Lacie n’est pas forcément à plaindre avec un 4.2 mais elle aspire à mieux afin de pouvoir prétendre s’installer dans un quartier huppé. Elle a donc besoin d’un “coup de pouce” et cela tombe bien puisqu’une ami d’enfance, accessoirement très populaire, souhaite l’inviter à son mariage. L’occasion est trop belle pour Lacie mais ce voyage va s’avérer bien plus compliqué qu’elle ne l’avait imaginé…
Rose. L’immersion dans cet univers de synthèse écrasé sous la dictature des pastels est absolument jubilatoire. Cette seule approche visuelle constitue d’emblée une satire de l’univers ouaté et monotone de l’arsenal filtré des services de partage photographique (Instagram, bien sûr).
Cette mise en scène est à mettre au crédit de Joe Wright (Anna Karénine, Pan). Le cinéaste anglais métamorphose une banlieue de la ville du Cap (Afrique du Sud) en un dédale désaturé et subtilement décalé. Une ambiance pas si éloignée du dernier épisode en date de la série (White Christmas) mais qui, par sa luminosité continue, semble déjà témoigner d’une volonté de ne pas se limiter à une noirceur obligatoire.
Rires. Cette inflexion se ressent également sur le ton de l’épisode. Si la descente aux enfers de Lacie obéit aux parcours caustique typique de Black Mirror, ces déboires sont orchestrés avec un supplément de dérision. Un humour salutaire qui n’est sûrement pas étranger au duo responsable de l’écriture sur ce premier volet : Rashida Jones et Mike Schur. Ces deux illustres anciens de Parks and Recreation (actrice et créateur/scénariste) insuffle une légèreté savamment assumée.
Néanmoins, l’idée de départ et les grandes lignes ont été imaginées par Charlie Brooker (créateur de la série) qui ne fait pas forcément œuvre ici de la plus grande originalité. Le principe de Nosedive évoque notamment un épisode de Community (App Development and Condiments 5.08) durant lequel une application (déjà établie sur une échelle de 1 à 5) faisait également des ravages.
Hédonisme. Toutefois, comme le plus souvent avec Black Mirror, le support technologique n’est pas une fin en soi. L’enjeu de la série se trouve plutôt dans l’étude du comportement humain au regard de cet artifice. Enfin surtout les faiblesses de ce comportement. Et c’est ce qui rend cet épisode si magnétique. Car, quand bien même il présente une société dépendante de l’objet connecté (smartphone, implant oculaire), le paradoxe veut que cette dernière soit pourtant complètement tournée vers la recherche du bonheur.
Quel défaut pourrait-il y avoir dans ce but estimable ? La démarche de Lacie va se charger de le démontrer. Elle ravale toute fierté/sincérité pour tenter de s’élever dans la société afin de tutoyer le bonheur ou, à tout le moins, ce qu’elle s’imagine qu’il doit représenter (une nouvelle habitation). Si la débâcle qui s’en suit est spectaculaire, elle ne perd jamais de vue un processus d’identification redoutable. À tout instant, on se reconnaît dans ses choix et dans cette bienséance qui nous contraint souvent à prétendre que le cookie était bon… même si son goût ne nous convenait pas. Les voies qui mènent au bonheur ne sont peut-être pas celles que l’on nous montre par écran interposé.
Façade. Du reste, Nosedive excelle lorsqu’il met en scène ce bonheur usurpé. Et là encore, la série se sert allègrement d’un quotidien bien trop réel. Comment ne pas se retrouver dans ces scènes où l’on est confronté à un employé qui fait de son mieux pour masquer ses propres émotions et fournir au client “l’expérience” la plus agréable qui soit.
C’est à cela que l’on comprend la valeur de Black Mirror. Peu importe la portée futuriste du récit. Son emprise sociale est profondément contemporaine et c’est de ce terreau que naît l’effroi qu’elle suscite.
La fin de l’épisode est presque déconcertante. Il serait un peu présomptueux d’évoquer un happy end mais le fait est que Lacie entrevoit une issue par le biais d’une rencontre inattendue. Sa première rencontre après avoir été dépouillée de ses attributs connectés. Tout un symbole !
BLACK MIRROR (Netflix) s03e01 “Nosedive”
Écrit par : Rashida Jones & Mike Schur.
D’après une idée de : Charlie Brooker.
Réalisé par : Joe Wright.
Photographie de : Seamus McGarvey.
Avec : Bryce Dallas Howard, Alice Eve, Cherry Jones, James Norton, Alan Ritchson, Daisy Haggard, Susannah Fielding, Michaela Coel, Demetri Goritsas, Kadiff Kirwan, Sope Dirisu.
Musique originale de : Max Richter.
* : Nosedive – titre de l’épisode – se traduit par plongeon, piqué ou baisse rapide.
Visuels : Black Mirror © House of Tomorrow
je plussois
si vous allez à votre tour mettre un pouce sur ma vidéo
😉
Ne pas confondre hédonisme avec eudémonisme. Le premier est une vie menée à la recherche des plaisirs et la fuite des déplaisirs, le second met véritablement la quête du bonheur – c’est l’objet de votre texte ici – comme fondement de la vie.
Quoiqu’il en soit, à mon sens cet épisode ne reflète absolument pas une quête sociétale du bonheur mais uniquement une volonté farouche d’asservir à outrance une masse populaire afin certainement, de mieux en contrôler les sorties de route éventuelle (scène à l’aéroport justement). Aucune quête du bonheur dans tout cela, qui ne peut être basée que sur une étude personnelle et personnalisée des besoins de chaque individu, mais au contraire une dictature extrême de ce monde fait de paraître, d’abêtissement et d’absurdité qui nous pends au nez et que, finalement, nous vivons déjà beaucoup..
Preuve en est de ma « théorie », le seul moment où nous percevons Lacie Pound heureuse, c’est dans les dernières secondes de l’épisode, à demi-nue, débarrassée de tous ces artifices de représentation, débarrassée de sa tenue lisse et pastel comme vous dîtes, débarrassée de son accroche technologique et de toutes ces chaines qui la relient à la société dans laquelle elle vie, et où elle s’autorise finalement à se laisser aller à ce qu’elle est. A prendre plaisir à vivre sans retenue tout simplement, en bonne eudémonique qu’elle devient 🙂
Tout à fait d’accord avec le Boucher, j’ajouterai que la plongée en apnée du titre de l’épisode représente pour moi la sensation que j’ai vécue en le visionnant tellement les situations et cette vie m’ont parues insupportables.
@Butcher :
Je reconnais volontiers mon ignorance en matière d’eudémonisme. Je vais étudier ça.
Par contre, je ne crois pas qu’il y ait eu volonté ici de développer la thèse de l’asservissement ou celle d’une dictature de la part des auteurs. Le sujet est certes présent en toile de fond mais il ne pèse pas directement sur les individus dans le sens où on les voit (de prime abord j’en conviens) jouer le jeu franchement, non ?