
How to Get Away With Murder, Le Temps Détruit Tout
83 jours, c’est le temps qui nous a séparés de How to Get Away With Murder (Murder) depuis la diffusion du neuvième épisode de la seconde saison, What Did We Do ? 83 jours nécessaires pour digérer sa densité ; 83 jours frustrants qui nous tenaient en haleine devant l’inconnu. La série ne cesse de surprendre, d’exciter, de manipuler et confirme sa constante ébullition.
Le temps détruit tout. C’est avec cette phrase que se concluait Irréversible de Gaspar Noé. Ou débutait, on ne sait plus très bien. Nous vivions une expérience traumatisante à rebours ; du drame bruyant et implacable à la quiétude de l’intimité amoureuse. Une manipulation qui entend bouleverser la réception de nos émotions, jouer entre l’intellect et le viscéral. Le temps détruit tout aurait pu conclure What Did We Do ? (2×09) quand, dans une double pirouette, nous rattrapions le futur (les flash-forwards) et entrevoyions le passé dans un flash-back qui reconfigurait la géométrie de la série. Quand Peter Nowalk raccroche les wagons de son trajet temporel, il colle deux locomotives à chaque extrémité et étire ainsi la ligne du récit.
Cette nouvelle porte ouverte ausculte le passé d’Annalise Keating (Viola Davis). Jusqu’à présent, il n’était qu’évoqué à travers les personnages de Bonnie (Liza Weil), Franck (Charlie Weber) ou Eve (Famke Janssen). Des bribes sous forme de on-dit qui entretenaient la légende et le mystère. En dévoilant, par l’image, de nouvelles informations, nous entrons dans une forme plus concrète. Le timing est d’une intelligence redoutable. Devant l’exténuation d’une narration hyperbolique sans cesse repoussée dans ses retranchements, Nowalk déplace le curseur pour offrir un nouveau combustible à une série bien gourmande en énergie.
Le temps détruit tout, parce qu’il semble que Murder, en avançant aussi bien dans le présent que dans le passé, va exploser en vol, comme si elle entretenait sa propre extinction, dévoilait son compte à rebours. Nous pourrions craindre une sorte de suicide narratif, voire de l’autosabotage, si Nowalk ne nous avait pas démontré la nature lazarienne de la série. En figurant ce passé que nous ne pouvions voir, en explosant un présent exsangue, en faisant d’Annalise une passerelle et de Wes (Alfred Enoch) un enjeu, Murder se délivre, acquiert une nouvelle liberté, qu’elle fait naître des cendres d’une terre brûlée. Se pose ainsi la sensation vertigineuse d’une œuvre qui se regarde, comme la projection d’un corps astral et stupéfie aussi bien son récit que le spectateur.
The show is about playing with time…
Ce fameux jeu avec le temps que revendique Peter Nowalk s’est toujours accompagné d’une réflexion sur le point de vue. C’est l’incroyable effet contorsionniste de What Did We Do ? où l’on parvient enfin à recomposer le puzzle et saisit les maigres informations égrainées jusqu’à présent. Où nous comprenons que l’ensemble n’est pas seulement l’assemblage des différents éléments qui le composent mais qu’il y a un sens, un regard dans cette construction. Les images ne racontent pas toujours ce qu’elles sont. Voilà la leçon que semble nous illustrer Nowalk.
Jusqu’à présent, il y avait dissimulation de la vérité. Une simple manœuvre dont le but était d’entretenir le suspens. What Happened to You, Annalise ? (2×10) introduit une nouvelle facette de la perversité du récit. L’avocate incarnait ce rapport trouble entre vrai et faux, où l’on n’était plus capable de distinguer la sincérité de la manipulation. Ce profil janusien restait tangible malgré les circonvolutions de la narration. En exploitant l’hallucination, nous pénétrons soudainement un nouvel espace mental. Celui d’une Annalise médicamentée, dont la convalescence douloureuse révèle des failles, de la vulnérabilité à la culpabilité.
L’intelligence de Nowalk, réside dans sa gestion de l’information. Après la bombe lâchée juste avant la trêve hivernale, il alimente le doute, en jouant sur la perception. L’hallucination n’est pas cet outil un peu facile et dangereux mais une façon de figurer la porte ouverte qui entretient l’idée de filiation entre Annalise et Wes. Elle servira également de détonateur à une fin de saison qui semble se diriger vers le chaos.
Murder nous a toujours habitués à la vitesse, à la concentration des événements. Une narration sous amphétamine portée par la souplesse et la poigne de fer de son personnage principal. Les deux épisodes de reprise (2×10 et 2×11 : She Hates Us) évoquent une héroïne dépressive et fatiguée. Avec elle, c’est tout l’équilibre (déjà précaire) de la série qui s’écroule, comme si elle imaginait sa déchéance par le prisme du téléspectateur. La mécanique est grippée, les personnages exténués, tout semble rongé par la rouille comme si la série avait perdu son caractère inoxydable. Nous assistons à une soudaine et violente dépressurisation, une fuite, un abandon aussi spontané que féroce. Avec deux désillusions simultanées (Annalise et Wes), Murder se voile d’une apathie prostrée, presque nihiliste.
La question n’a cessé de nous hanter depuis le début de la série : comment Murder pouvait-elle tenir le rythme qu’elle s’est imposée ? En utilisant une longue pause, en plongeant ses personnages dans une récession, en fixant le passé comme nouveau point de mire, en ouvrant la soupape, quitte à dérégler son microcosme, Nowalk ne nous donne pas de réponse mais met en scène ses propres interrogations. Le travail d’un auteur qui utilise son œuvre comme une masse réflexive, une expérience en temps réel sur laquelle le spectateur peut lui-même projeter ses recherches. La série joue à un niveau méta, sans jamais sacrifier sa nature de soap, évite les clins d’œil grossiers aux spectateurs et ne s’abaisse pas à gratter le quatrième mur. Cette dimension, presque trop courante aujourd’hui, ne s’exerce pas au détriment de la narration mais l’accompagne.
L’imprévisibilité est maîtresse dans Murder mais sa posture ludique prête aux devinettes ou aux analyses. Peter Nowalk a posé sa série aux confluents des objets populaires et audacieux, où le procédé ne prend jamais l’ascendant sur l’aspect récréatif. Tout y est léger et opaque, frivole et profond, futile et grave, adulte et puéril, dans un ballet d’impermanence et de sidération.