Hyperborée & Poséidonis : la poésie absolue de Clark Ashton Smith

Hyperborée & Poséidonis : la poésie absolue de Clark Ashton Smith

Note de l'auteur

Deux cycles de fantasy, deux univers très différents mais unis par la beauté incroyable du style de leur auteur. Il était temps de (re)découvrir Clark Ashton Smith, ici dans l’excellente nouvelle traduction de Vincent Basset chez Mnémos.

Le propos : Après un premier volume consacré au cycle Zothique, les éditions Mnémos publient ce tome dédié aux textes liés à Hyperborée et Poséidonis. Soit, d’une part, la contrée luxuriante située dans un Arctique préhistorique, et, de l’autre, la dernière île de l’Atlantide engloutie. En attendant le 3e volume concluant cette magnifique retraduction de la fantasy de Clark Ashton Smith (Averoigne).

Mon avis : Avant de découvrir la retraduction de tout Lovecraft par David Camus chez le même éditeur, voici le 2e tome de l’intégrale de la fantasy de Smith chez Mnémos. Une idée brillante et ambitieuse. Et pour tout dire, on n’a pas toujours, au Daily Mars, l’occasion de lire ou relire des textes d’une telle beauté. La traduction leur fait d’ailleurs pleinement justice.

Car Clark Ashton Smith, certes quelque peu éclipsé par le Maître de Providence (auquel ActuSF vient d’ailleurs de consacrer un de ses « guides »), est un pur styliste. Un ciseleur de mots et de phrases, d’images et de sons. Les atmosphères sont, chez lui, presque plus importantes que les actions. Rarement la fantasy avait atteint ce degré de qualité. Et en guise de quasi-préambule, je ne résiste pas à citer ici in extenso le poème qui ouvre Poséidonis, intitulé « Atlantide » :

Au-dessus de ses dômes pressent les abysses.
Là-haut, les tempêtes clament leurs tirades amères :
Mais céans les eaux ensevelies n’en ont cure –
Sourdes et muettes, écrasées par la masse
Des flots pesants de la surface. Trouble, immuable,
Dans les cités enchevêtrées d’algues sombres,
Où pourrissent les galions et nichent les krakens,
À travers cours et portails engloutis,
Langoureusement l’onde s’enroule.

De la voûte océane constellée de phosphore,
Tombe, diaphane, une lueur spectrale
Sur les autels d’une déesse que couronnent
Les fleurs de quelque lierre étrange et terne ;
Et, aligères et lestes, dans les cieux sous l’écume,
Oiseaux silencieux, les créatures marines volent et resplendissent.

On sent le poids écrasant de l’eau sur ses épaules. La vision inversée opère comme une magie noire : on contemple les flots non pas du dessus mais du dessous ; les oiseaux sont des poissons ; les étoiles, du simple phosphore. Debout sur le port d’Atlantis, le ciel est de l’eau lourde, et la cité n’est que ruines. Il s’en dégage pourtant un calme total, une nostalgie noyée. Un texte court mais d’une beauté absolue.

Smith a rencontré une infinité de problèmes à faire publier ses nouvelles, tant il s’agissait en réalité parfois de poèmes en prose. Bien qu’il s’offre à l’occasion l’apparition d’une créature monstrueuse, l’objectif n’est jamais là. L’horreur par la vision n’est pas une fin en soi chez lui. Elle ne vaut que pour la sensation, le détachement qu’elle provoque, le frisson qu’elle produit. Le vertige.

Prenez la nouvelle intitulée La Porte vers Saturne (Hyperborée). On y apprend davantage sur le fameux Livre d’Eibon et son auteur. Un ouvrage largement cité par Lovecraft lui-même, qui adorait reprendre les créations de ses amis et correspondants dans ses propres œuvres.

Eibon est un magicien d’Hyperborée, actif donc dans un passé au-delà de toute mémoire… mais aussi dans le présent de la narration, au fil des traductions de son opus magnum, et surtout des traductions de traductions qui ont permis à son Livre d’arriver jusqu’à nous (lire Ubbo-Sathla, nouvelle aux débuts des plus lovecraftiens).

Clark Ashton Smith

Ce rapport au temps est essentiel. Hyperborée a laissé des traces, rares et précieuses, mais est pour sa plus grande part un lieu quasi-magique dans le passé du monde. Comment rendre le passage du temps lorsque celui-ci adopte une telle envergure ? Un lettré comme Smith (et Lovecraft, bien sûr) se tourne naturellement vers la bibliophilie. Eibon a rédigé un ouvrage de magie dangereuse et fascinante, qui se transmet de générations en générations par des traductions successives. Un amateur de sortilèges cherchera donc à remonter le fil du temps pour retrouver, si pas l’original, la plus ancienne traduction de celui-ci, dans l’idée qu’elle sera d’autant plus fidèle à l’esprit et à la lettre du document originel.

Est-il inévitable qu’une œuvre perde de sa force avec les traductions et le passage du temps ? Observe-t-on forcément un affaiblissement du matériau de base, comme les animaux de Princesse Mononoké semblent dégénérer avec les générations successives ? Les civilisations sont-elles vouées à la ruine, à la déliquescence et à l’oubli ? Lovecraft était lecteur d’Oswald Spengler (Le Déclin de l’Occident), tandis que Smith adorait les poètes décadents. L’image paradoxale de la disparition ne pouvait que les hanter tous deux.

Remonter le temps est aussi affaire dangereuse. Dans Ubbo-Sathla, cela se fait aux risques et périls du protagoniste. La folie se niche dans les volumes oubliés : il y a toujours une forme d’inconscience dans la recherche de la vérité première. Ceci est aussi un avertissement au lecteur. Paul Tregardis s’identifie au magicien Zon et remonte jusqu’à Ubbo-Sathla et l’origine du monde. Le lecteur, en débutant la nouvelle de Smith, entre dans la boucle : il s’identifie à Paul et remonte le temps. À ses risques et périls…

Cela pose aussi, métaphoriquement, la question de la (re)traduction de l’œuvre de Clark Ashton Smith, dont Vincent Basset offre ici un résultat remarquable. Elle rend justice à l’un de ceux, finalement peu nombreux, qui purent réellement tenir la dragée haute au Maître de Providence. Smith excellait également dans l’installation d’un décor et d’une situation, la position des personnages, l’atmosphère et la tension – lire, pour s’en convaincre, le début de La Mort de Malygris (Poséidonis), dont on vous offre en extrait, ci-dessous, un passage tiré de la fin.

L’extrait : « Alors, le cadavre flétri de Malygris fulmina les runes d’une ancienne formule atlante et maudit les huit sorciers et le roi Gadeiron. De funestes litanies rythmaient l’incantation, énumérant les noms malfaisants de dieux pernicieux, les épithètes secrètes du sombre dieu du temps et celles du Néant par-delà le temps, et la titulature de maints démons nécrophages. Les runes résonnèrent, puissantes et caverneuses, pareilles à des coups impérieux sur la porte d’un sépulcre, au claquement sinistre d’une dalle scellant un caveau. L’air s’enténébra en une nuit prématurée et, tel le souffle de l’obscurité, un froid glacial s’engouffra dans la salle. Alors, avant que la malédiction ne s’achevât, les ailes noires des âges se déployèrent un instant au-dessus de la tour, battant furieusement d’un abîme à l’autre. »

Hyperborée & Poséidonis
Écrit par Clark Ashton Smith
Édité par Mnémos

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