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In bed with Stanley Kubrick (critique de Room 237, de Rodney Ascher)

In bed with Stanley Kubrick (critique de Room 237, de Rodney Ascher)

Note de l'auteur

Et si Shining n’était pas “juste” le monument du film d’épouvante devant lequel nous nous prosternons légitimement tous depuis plus de 30 ans (enfin presque tous, le film a ses détracteurs, hein Stephen King ?)… Et si Kubrick, du haut de ses 200 de Q.I et d’une implacable obsession du détail, avait glissé dans son adaptation de King une cohorte de messages cryptiques, confessions intimes, névroses ou références à l’Histoire, discrètement tapis dans le cadre à l’insu du spectateur ? Et si le clippeux Rodney Ascher, réalisateur de ce documentaire de fou furieux mais hautement jubilatoire, avait tout simplement raison ? Ou bien s’amuse-t-il à nous manipuler jusqu’au trognon comme l’aurait fait, selon lui, Kubrick tout au long de Shining ? Retour sur Room 237, documentaire culte et controversé depuis sa projection à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes en 2012.

Amateurs de making of classiques sur les coulisses d’un tournage, faites demi-tour fissa : Room 237 sera pour vous une cruelle et laborieuse déception. Il faudra une certaine dose d’humour et une propension à l’état second pour pleinement savourer l’incroyable entreprise de désossage compulsif que représente ce documentaire vraiment pas comme les autres. Entièrement narré en voix off par cinq intervenants principaux, tous fans maladifs de Kubrick en général et de Shining en particulier, Room 237 ne fait jamais apparaitre à l’écran ces derniers, ni ne prend soin de les présenter autrement que par un carton précisant (une seule fois) leur nom. Plein comme un oeuf, Room 237 est à 100% composé d’extraits de films (Shining bien sûr mais aussi la plupart de la filmo de Kubrick), d’archives de tournage de Shining et de petites reconstitutions oniriques venant appuyer les monologues qui se succèdent. Sur une musique synthétique presque carpenterienne, les théories plus ou moins abracadabrantes des cinq narrateurs sur les sens cachés de Shining se succèdent en continu, décortiquant avec acharnement le petit monde occulte de l’hôtel Overlook. Déroutant mais prenant !

Sauras-tu reconnaître le symbole phallique au travail dans la scène de l’entretien d’embauche de Jack Torrance (Jack Nicholson) à l’Overlook ?

Instantanément, ce premier film de son auteur plonge dans le vif du sujet : le journaliste Bill Blakemore décrypte une scène de Eyes Wide Shut (Tom Cruise devant un cinéma projetant… Shining), pour expliquer l’impact colossal qu’a eu sur lui le film à sa sortie. Amusant : alors que Blakemore se remémorre son état second à la sortie du cinéma, errant sur un parking pour retrouver sa voiture, son récit est illustré par… un extrait des Hommes du président montrant Redford dans un parking. Au dela de l’extravagante succession de supputations et l’état de stimulation intellectuelle permanent qu’elle suscite, Room 237 tire ainsi grandement son épingle du jeu par ce choix de mise en scène astucieux et ostensiblement décalé. Parmi la bonne trentaine de bouts de films détournés pour symboliser le propos entendu en voix off, le cinéphile reconnaitra pêle-mêle Dreamscape, Jesus Christ Superstar, Demons 1&2, Satyricon, Capricorn One, Looker, la Maison du Docteur Edwardes ou même le Shining de Mick Garris ! Le détournement de ces micro extraits à des fins presque toujours humoristiques confère à Room 237 une distance bienvenue l’éloignant de l’objet pompeux et arrogant qu’il menaçait d’être : Aschner navigue clairement entre le premier et le second degré, à nous de faire le tri et c’est très bien comme ça.

Découpé en neuf chapitres, Room 237 s’articule autour de quatre grandes “révélations” principales : selon la version de ses exégètes illuminés, Shining est tour à tour une métaphore du génocide indien, de la Shoah, de l’obsession sexuelle et de la soi-disante participation de Kubrick au tournage du vrai-faux alunissage de la mission Apollo 11 en 1969. Amis conspirationnistes, ce film est pour vous ! D’une séquence à l’autre, d’un extrait de Shining à un autre, Room 237, tel un commentaire audio de DVD plus barré que la moyenne, décrypte, zoome, pause, ralenti, entoure plusieurs détails à l’écran qui avaient échappé à notre sagacité, retourne le Kubrick dans tous les sens pour en révéler le labyrinthe sous-terrain d’interprétations. La démonstration enfonce parfois des portes ouvertes, comme lorsque Bill Blakemore nous fait remarquer comment, dans Shining, la présence à l’arrière plan de boites de conserves de marque “Calumet” dans la chambre froide, prouve le discours du film sur le génocide des “native americans”. Merci Bill, mais Stuart Ullman, le gérant de l’Overlook (joué par Barry Nelson), nous apprend déjà lui-même que l’hôtel a été bâti sur un ancien cimetière indien… La plupart du temps, en tout cas du point de vue de votre serviteur qui n’a jamais vraiment pratiqué l’exégèse de Shining, les perspectives proposées vous retournent cependant littéralement le cerveau.

Sauras-tu reconnaître le rapport entre cette porte et la légende urbaine associant Kubrick à la réalisation de la retransmission supposée bidon de l’alunissage de la mission Apollo 11 ?

On suit Room 237 les yeux écarquillés, les neurones en surchauffe, sans jamais être totalement sûr que le réalisateur ne se fout pas de notre gueule. Ainsi, une première passe de Room 237 sur le thème de la Shoah semble d’abord faire sens : un intervenant croit voir dans la marque allemande de la machine à écrire utilisée par Jack Torrance, ainsi que l’apparition régulière du nombre 42 à l’écran, des indices concordants de référence de Kubrick à l’extermination des Juifs (1942 fut l’année de la Conférence de Wannsee, chargée d’appliquer la “solution finale”). Lorsque la théorie revient sur le tapis une seconde fois, plus tard dans le film, les exemples paraissent tellement capillo-tractés que leur accumulation fait inévitablement sourire. Le nombre 42 est alors décelé à toutes les sauces : le nombre de véhicules garés sur le parking de l’Overlook, Danny regardant Un été 42 à la télé, la plaque d’immatriculation de la voiture d’Hallorann (Scatman Crothers)… Et pourtant : sachant que Stanley Kubrick ne laissait absolument RIEN au hasard dans le champ de sa caméra, et si tout cela était vrai ? De même, le décryptage méthodique de supposés clins d’oeil à la mission Apollo 11 tout au long du film vous plongera dans un abime de suspicion : Kubrick aurait-il vraiment glissé, à travers le personnage de Jack, une confession intime sur le poids écrasant d’avoir réalisé pour le compte de la Nasa les images fictives de l’alunissage de 1969 ? Se serait-il vraiment servi de 2001… comme d’un brouillon de R&D pour produire ce fake ? Merde, voilà que je cède moi-même à la théorie du complot… on se calme et on boit frais, Plissken.

Shining projeté simultanément à l’endroit et à l’envers pour mieux montrer les intentions de Kubrick : fais tourner, coco…

Film sur l’obsession lui-même obsessionnel, Room 237 fascine par sa capacité à transformer le moindre détail de Shining en terrain d’interprétation : éléments de décor, faux raccord, figurants de troisième plan, les célèbres motifs phalliques de la moquette de l’Overlook, la cascade sanglante déversée sur les ascenseurs… Allant du franchement troublant au carrément farfelu (le visage de Kubrick serait décelable dans les nuages lors du plan séquence d’ouverture…. ahem…), Room 237 fait de Shining un vertigineux jeu de miroirs, un labyrinthe sous-textuel à côté duquel Lost passe pour un grossier puzzle pour moins de quatre ans.

On ne saura bien évidemment jamais le fin mot de cette histoire de fous, si ce n’est que Room 237  se pose en déclaration d’amour cintrée à l’un des films les plus mésestimés et fascinants de Kubrick, qui provoqua la colère de King en détournant son roman pour en faire un magma pop cryptique passionnant. Expérience aux confins du psychédélisme (on atteint le summum avec la séquence déroulant Shining en simultané dans les deux sens), Room 237 invoque le pouvoir de l’image et de l’imagination, invite avec humour à l’examen permanent et transforme le spectateur en homologue de Jim Garrison disséquant les rushes de Zapruder sur l’assassinat de JFK. Parfois foutraque, certainement hermétique pour qui ne voit dans le 7e art qu’un divertissement, flirtant plus ou moins consciemment avec le pignolage, Room 237 a cependant l’immense mérite d’amorcer une abyssale réflexion sémantique subsistant bien après la projection. Il célèbre implicitement l’objet cinéma comme rarement un documentaire l’a fait avant lui et, accessoirement, il nous donne foutrement envie de se replonger dans Shining, télécommande en pogne, pour scruter et réinterpréter compulsivement chaque plan de cet irréductible chef-d’oeuvre.

 

ROOM 237, de Rodney Ascher (1h42). Sortie salles le 19 juin 2013.

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