
« Lorsque je parle avec des réalisateurs, c’est avant tout d’histoire » (interview de Michael Giacchino, compositeur de Ratatouille)

Michael Giacchino est venu travailler sur les multiples morceaux de Ratatouille, et s’apprête à repartir aux Etats-Unis pour travailler sur la bande originale de Star Trek Beyond de Justin Lin. (Crédit : Daily Mars/Florian Etcheverry)
Ce week-end, le Grand Rex donne quatre représentations en live du concert-film Ratatouille, soit le film de Brad Bird rejoué avec le Paris Symphonic Orchestra et ses 85 musiciens – sous la direction de Ludwig Wicki. Coorganisé avec les producteurs, à savoir Pixar et Disney, le spectacle a l’opportunité de se reposer sur l’expertise d’un grand nom de la musique de film : Michael Giacchino. Présent à Paris pour travailler avec l’orchestre et pour redécouvrir la bande-son, on ne pouvait pas passer à côté de l’opportunité de revenir sur son année 2015 chargée, qui l’a vu aux manettes de 4 blockbusters : Jupiter – Le Destin de l’univers, Vice-versa, Jurassic World, et Tomorrowland – A la poursuite de demain. Un rythme soutenu par un processus réglé comme une horloge suisse avec une équipe d’habitués, qu’il nous évoque ci-dessous.
Quel est votre implication dans les concerts live de Ratatouille ? Et quels sont les difficultés et les pièges de cette bande originale en particulier ?
Michael Giacchino : En fait, juste après Paris, il y a aussi un concert live au Royal Albert Hall la semaine prochaine, mais je ne pourrai pas être présent. Je dois repartir [aux Etats-Unis] travailler et je suis très triste de louper ça. Pour Le Grand Rex, ce sera ma première fois, et je suis très impatient. J’ai vu des photos, ça a l’air d’être impressionnant. Ratatouille est un film difficile à jouer, parce qu’il renferme plein de styles différents tout au long de sa bande originale. Elle oscille entre le classique, le jazz, la musique latine… Elle est très éclectique, et aucun musicien ne peut la jouer en étant certain de connaître tel ou tel style… C’est très compliqué, en ce sens. Après, les musiciens sont fantastiques donc ils en seront capables. Mais la particularité pour jouer Ratatouille, c’est que le film démarre, et après on ne peut plus s’arrêter. On doit être justes, et c’est comme un funambule sur un fil : une fois lancé, on est livré à soi-même. Et ça demande beaucoup de préparation. Donc on a beaucoup répété en amont pour s’assurer que la musique telle qu’elle apparaît dans le film est présentée d’une manière jouable pour les musiciens. Personnellement, je n’ai pas vu ces partitions depuis 2008, et je n’ai même pas vu le film depuis. La dernière fois, c’était ici même lors de la première du film à Paris. Je ne passe pas beaucoup de temps à regarder les projets sur lesquels j’ai travaillé, parce que je préfère toujours m’intéresser aux suivants. C’est une façon amusante de revisiter quelque chose que je n’aurais pas revu autrement, et voir la réaction du public.
Je serai là vendredi pour les répétitions, et on reverra tout ensemble [avec le Paris Symphonic Orchestra]. Le cœur de cette bande originale, c’est un ensemble jazz. Donc on travaillera avec eux en priorité pour tout bien caler, et ensuite avec le reste de l’orchestre. L’idée est que si l’ensemble jazz joue correctement, le reste de l’orchestre suivra. C’est la première fois qu’on répète, donc forcément il y aura un problème [rire]. C’est notre opportunité de s’assurer que tout est bien au point.
Et vous ferez la même chose à Londres, communiquer avec les musiciens…
Oui, et mon équipe sera aussi là à Londres, et je pense que ce qu’on fait ici sera le gros du travail, la première fois que c’est joué. Et si on change quelque chose, on s’assurera que les autres représentations le prennent en compte. On gèrera ça à ce moment-là.
Ratatouille a un son très particulier, notamment d’accordéon, joué par Frank Morocco. Vous travaillez beaucoup avec lui et d’autres musiciens de studio du Local 47 [syndicat local de musiciens professionnels à Hollywood, ndr]. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’apport de musiciens comme Morocco à votre son ?
Frank était totalement unique. Il y a beaucoup d’accordéonistes dans le monde, mais pas beaucoup qui sont capables de faire comme Frank. Il s’asseyait, on lui mettait une partition devant lui, et il la jouait de suite. C’est une chose de pouvoir jouer, mais déchiffrer une partition en un instant aussi court en est une autre. Et c’est le point commun entre tous ces musiciens de studio à Los Angeles : on leur présente la partition, et ils se mettent à jouer. Il n’y a aucune répétition avant l’enregistrement, y compris pour ce film. La seule chose que l’on fait pour la répétition est d’être sûr que tous les micros du studio marchent. Mais sinon, tout le monde peut se mettre à jouer quand on appuie sur le bouton record. On peut faire trois prises, quatre maximums pour les morceaux, et ensuite, on passe à la suite.
Frank Morocco, si vous l’avez déjà entendu parler, c’est quelqu’un de la vieille école, avec une voix très rauque. Il est mort, et il me manque beaucoup, et maintenant, je me pose toujours la question de choisir quelqu’un lorsqu’il y a une partie d’accordéon. Tommy Morgan est aussi sur la bande originale, c’est un joueur d’harmonica, et il est incontournable. Il a une valise plein de différents types d’harmonica, et il joue toutes ces bandes originales. Abe Laboriel Sr. est aussi sur Ratatouille, c’est un bassiste, et je dis toujours : écoutez ce son. Écoutez ce bassiste, c’est probablement le meilleur bassiste de toute la planète, et également la personne la plus gentille qu’on puisse rencontrer. Harvey Mason à la batterie… Il y a l’embarras du choix. Une fois qu’on se penche sur leur carrière, on n’arrive pas à croire les choses sur lesquelles ils ont joué. Et les bandes originales qu’ils ont créées deviennent la bande-son de votre vie. Tous ces musiciens sont incroyablement talentueux : le joueur de timbales, Don Williams, est le frère de John Williams. Et c’est cette histoire qui s’écrit sur cette scène d’Hollywood au quotidien. Un de mes moments préférés, c’est le premier jour, quand je vois tous ces musiciens réunis dans le même studio, car ce sont tous devenus des amis. Je travaille avec eux depuis des années. Je me sens très chanceux de pouvoir travailler avec eux.
Puisque l’on parle des musiciens, il y a aussi le chef d’orchestre, Tim Simonec, avec lequel vous travaillez en étroite collaboration depuis des années, et depuis votre travail pour des jeux vidéo [Michael Giacchino a commencé en travaillant pour les jeux vidéo Jurassic Park : The Lost World et Medal of Honor, ndr]. Quelle est l’importance de cette relation entre compositeur et chef d’orchestre, surtout au vu de la masse de travail des 4 bandes originales que vous avez composé en 2015 ? Et est-ce important d’avoir quelqu’un avec lequel être sur la même longueur d’onde à ce poste ?
Quand je fais des concerts, je suis le chef d’orchestre. J’aime faire ça. Mais lorsque j’enregistre des bandes originales, je préfère être au banc de mixage avec le réalisateur. On peut écouter la musique, regarder ensemble ce qui fonctionne ou pas, regarder la synchronisation avec les images. Ensuite, je peux dire à Tim : « OK, j’ai besoin que tu changes ça, ça et ça. Il faut enlever la section cuivres… » On peut faire tous ces changements de manière très rapide. Mais lorsque je suis sur le pupitre, c’est dur de faire attention à tout ce qui se passe, et ensuite, on doit réécouter la prise, l’évaluer et on perd beaucoup de temps. Et comme enregistrer des bandes originales comme celles-ci coûte très cher, j’essaie d’être aussi efficace que possible. Tim et moi, on travaille ensemble depuis des lustres. Il comprend ce que je veux, je comprends ce qu’il veut ; l’orchestre aime beaucoup travailler avec lui. C’est intéressant parce que j’ai orchestré The Lost World, la majorité de Medal of Honor et il a conduit l’orchestre sur certaines choses. Mes maquettes sont très complètes lorsque je les présente à Tim, elles ont beaucoup de détail. Le talent incroyable de Tim, c’est qu’il est très bon en arrangements. Dans une scène des Indestructibles, il y a une scène où Bob s’entraîne et maigrit, avec un morceau intitulé Life’s Incredible Again. J’ai écrit ça au piano, et je l’ai donné à Tim pour qu’il l’arrange. Il adore ça, donc si je lui donne quelque chose au piano et je lui dis « fais-en un truc façon Rat Pack », il s’éclate tellement après. C’est sa grande force. Et on prend beaucoup de plaisir à collaborer ensemble, c’est quelqu’un de très bon humainement parlant. C’est aussi important pour moi : que les collaborateurs de mon équipe soient des gens bien, sinon… on ne travaille pas ensemble.
Vous venez d’avoir une grosse année avec un autre film Pixar, Vice-versa. Ce qui est très particulier lorsqu’on l’écoute, c’est quelque chose très aéré, comparé à vos précédentes bandes originales. Il y a des moments plus calmes, et il y a beaucoup de guitares. Lorsqu’on écoute votre travail, on s’attend à avoir de grandes cordes, et là c’était beaucoup plus intimiste. Parce que ce monde est tellement complexe à rendre à l’écran, je me demandais si cette idée était venue très tôt dans la composition, d’avoir une approche moins » symphonique « …
Exactement. Plus on faisait simple, mieux ça allait être. Avec des émotions, plus on peut exprimer quelque chose simplement, plus elles seront puissantes. Avec des choses comme Star Trek, on veut que plein de choses se passent, que tout l’orchestre joue très intensément. Mais avec quelque chose comme ça, on s’est dit : moins on en fait, mieux c’est. Et même le thème principal, c’est juste cette petite chose qui se répète et a des modulations, et je voulais faire en sorte que ce soit comme un cheminement de pensée, et pas quelque chose qu’on vous lâche dans les oreilles. Que ce soit quelque chose avec lequel on puisse s’impliquer musicalement, plus ou moins méditer dessus. Et le score a ses moments plus fous, avec Bing Bong et la poursuite finale. Mais c’était fait exprès de rendre ces accords simples, et permettre aux autres éléments du film de parler d’eux-mêmes. Je n’avais pas besoin d’accompagner beaucoup, car cet univers est juste puissant en l’état.
Vous avez fait une école d’arts plastiques. Est-ce que c’est quelque chose qui vous sert dans votre travail de compositeur, en réalisant les maquettes de vos bandes originales ?
Je pense que ça aide : mon expérience en arts plastiques, en réalisation… Cela aide beaucoup à communiquer avec les réalisateurs, que ce soit en animation ou en prises de vue réelles. D’habitude, les réalisateurs et les compositeurs ont beaucoup de mal à le faire. Les compositeurs ne savent pas comment parler réalisation, et les réalisateurs ne savent pas comment parler en termes musicaux. Mais lorsque je parle avec les réalisateurs, on parle juste de storytelling, de raconter une histoire. Ils se sentent à l’aise avec ça, car il y a souvent une frustration entre les deux. Et, à beaucoup de reprises, on parle en termes visuels : la couleur, des choses comme ça… Et je ne me rendais pas compte, quand j’étais à l’école, que ça allait m’aider. Mais en rétrospective, je vois à quel point ça m’a aidé. Je suis heureux de ne pas avoir une relation antagoniste, et qu’on puisse communiquer ensemble.
Dans la famille de production d’un film, vous devez aussi composer avec des frères siamois, qui sont chargés du design sonore. Est-ce que c’est difficile, sur certains films, de mettre les compositions moins en avant pour laisser place à des effets sonores très dynamiques ?
Je vais écrire mes compositions autour des effets sonores. En connaissant la réalisation, comme c’est mon cas, je repère les moments où il y aura des effets sonores énormes comme des explosions, et donc je ne mets pas ça en musique. Dans un autre cas, si on arrive au studio de mixage et que je me rends compte qu’il y a une scène où ils se sont lâchés sur des explosions, ou quelque chose dans le genre, je serai le premier à dire : enlève la musique, et laisser le son être l’habillage pour cette scène. La musique arrivera lorsqu’on voudra quelque chose d’émouvant, et ça aura plus d’impact. Je suis toujours heureux de laisser de la musique de côté. Des gens se battent pour ça, et je pense que moins de musique, c’est mieux. Quand il y en a, elle doit avoir un sens. Mais chaque réalisateur est différent, et ce n’est pas une bataille qu’on gagne toujours. Ils diront » je veux qu’on ait tout en même temps « , et je me dis » je pense toujours que c’est mieux si on fait sans « .
Vous avez collaboré sur Jupiter – Le Destin de l’univers pour la deuxième fois avec les Wachowski. C’est un processus très particulier, où vous avez écrit 80 minutes de musique avant le tournage et ensuite vous êtes revenu composer d’autres choses. Quel était le processus, et avaient-ils besoin de plus de choses pour l’histoire, ou est-ce que la majorité de ce que vous avez écrit a été gardée pour le film fini ?
On a utilisé beaucoup de ce qu’on avait écrit à la base pour le film, mais c’est un film très long. Et il y a certains moments qui ne correspondaient pas, ou on ne savait pas qu’on allait avoir besoin de musique sur d’autres. C’était une expérience : leur défi, c’était que j’écrive une symphonie. Il y avait un personnage, écrire pour lui ou elle, mettre en musique ce moment, etc. Et c’était très amusant à faire, j’ai aimé ce processus. Andy [Wachowski] a expliqué que la raison pour laquelle ils faisaient ça, c’est qu’ils détestaient mettre de la musique temporaire pour le montage. Donc ils voulaient écrire leur propre musique temporaire. Utiliser d’autres compositions, c’est comme mettre le costume de quelqu’un d’autre : ça ne va jamais correctement, et on est toujours un peu mal à l’aise dedans.
Et au montage, on a vite été en mesure de dire ce dont on avait besoin. Et c’était bien de revenir et de voir ça. Je dirais que 40% a été composé avec les images, mais 60% de ce qu’on avait composé avant a été gardé.
Vous avez écrit plein de mouvements et de suites pour les personnages, et je me demandais s’il y avait une tentation d’utiliser un instrument pour se comporter comme un personnage ?
En réalité, c’était plus un état d’esprit. Je ne savais pas ce qui allait être utilisé, donc je pensais plus en termes d’émotion dans la musique et adapter ça au personnage et ce qui fonctionnait. Je n’ai pas pensé en termes d’instruments représentant un personnage, car ce que l’on pensait être le thème correspondant à un personnage pouvait être réutilisé dans une autre scène, qui n’avait rien à voir. Je me disais que j’avais la chance de composer librement, sans s’inquiéter de coller à l’image. On a créé une symphonie autour de ce qui est joué dans le film, je ne sais pas si ce sera joué un jour, mais c’est disponible.
Puisque vous explorez beaucoup de genres musicaux, vous ne vous en tenez jamais au classique. Y a-t-il des genres que vous aimez que vous n’avez pas exploré dans vos bandes-son ?
Dans mon travail pour le jeu vidéo, j’ai exploré pas mal de jazz des années 1930 et 1940 mais je ne pense pas en avoir assez fait de ce côté. J’aimerais bien faire quelque chose qui évoque plus la musique d’Hawaï et du sud du Pacifique. J’aimerais bien faire des morceaux très particuliers, façon années 1930, dans le style de Benny Goodman. Ce serait amusant aussi.
Qu’est-ce qui vous intéresse chez Benny Goodman ?
C’est un de ces musiciens, dont les solos sonnent comme s’il lisait de la musique, tellement ils sont structurés. Ils sont mémorables. Ce n’est pas un solo qui va dans n’importe quelle direction. Il raconte une histoire avec ce solo de clarinette. Sa musique et ses arrangements sont juste parfaits. Je ne le connais pas, mais il semble être un très bon storyteller, juste en écoutant ce qu’il a fait. J’aimerais faire quelque chose dans cette veine-là.
Quels sont vos prochains projets après avoir pris un break de ces bandes originales ?
Oui, j’ai pris une pause parce que j’ai terminé l’enregistrement avec une otite. On ne se rend pas compte à quel point on bosse dur avec tout le stress. Donc j’ai pris une pause, avec quelques concerts Star Trek ici et là. J’ai été à Burning Man. C’était tellement bien. C’était la deuxième fois. Il y a tellement de trucs super, la sculpture féminine géante était énorme. C’est juste plein de choses dingues que les gens construisent et amènent là-bas. Ce n’est pas des vacances de tout repos, comme on est au milieu du désert. J’ai été au camp de mon ami David Silverman (réalisateur sur beaucoup d’épisodes des Simpson) qui joue du tuba. Et je me prépare pour des sessions sur Star Trek Beyond. Ils s’apprêtent à terminer le tournage, je vais aller voir ce qu’ils font dans les prochaines semaines. J’ai discuté pas mal de fois avec Justin Lin, c’est la première fois que je travaille avec lui. Chaque fois que je travaille avec un nouveau réalisateur, je souhaite que ce soit une collaboration. Et il est vraiment très gentil, avec de super idées. Je pense que ce sera fun de savoir à quel point il va faire des choses différentes de ce que JJ [Abrams] ferait.
Donc c’est un nouveau départ musicalement aussi pour la franchise ?
Il se pourrait bien, oui. Je sais qu’il veut continuer l’état d’esprit de ce qu’on a fait auparavant. Mais je m’attends aussi à voir ce qu’on peut faire différemment. En général, cela vient avec le méchant du film. On verra bien.
Propos recueillis à Paris, le 15 octobre 2015.
Ratatouille en concert live, demain et dimanche au Grand Rex à Paris. Représentations samedi et dimanche à 15 heures et 18h30. Tarifs : de 30 à 90€ pour les adultes, 25 à 85€ pour les enfants. Réservations : Fnac.com et points de vente habituels.