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INTERVIEW : John Romita Jr : « Les comics doivent intégrer les tragédies du réel »

INTERVIEW : John Romita Jr : « Les comics doivent intégrer les tragédies du réel »

 

Interviewé durant le dernier festival MAGIC de Monaco, le fils du mythique John Romita a su depuis longtemps s’affranchir de l’ombre paternelle et devenir à son tour une légende vivante du trait. Iron Man, Spider-Man, X-Men, Daredevil (son Man without Fear avec Frank Miller a largement inspiré la série de Netflix)… Johnny Jr a dessiné les plus grands héros pour Marvel, puis s’est encanaillé avec Mark Millar sur Kick Ass, avant d’intégrer l’écurie DC, tout en poursuivant ses projets personnels. Rencontre avec une superstar humble et cordiale, new yorkais pur jus au cœur gros comme ça et aux émotions toujours à fleur de peau lorsqu’il évoque le 11 septembre 2001…

romitalegacybookDans les milieux artistiques, être « fils de… » se révèle parfois une aubaine, souvent une malédiction. John Romita Jr, 60 ans cette année (il en fait 15 de moins), relève de la première catégorie. Immergé dans un bouillon de culture comics dés son plus jeune âge, il nous raconte ici comment son paternel lui a transmis l’amour de la bande dessinée et des justiciers masqués, tout en l’emmenant dans les locaux de Marvel croiser les plus grands du « Silver Age » dans les sixties. Un vrai récit initiatique et, au travers des 25 minutes passées en tête à tête avec lui, nous découvrons un homme passionné, sensible, quoique prudent dès qu’il s’agit d’aborder la situation des « Big Two » (Marvel et DC). Plus tard, lors d’un déjeuner en sa compagnie et celle du couple Millar, « JR Jr » poursuivra sa tournée d’anecdotes « off the record », dont une longue amitié avec feu Moebius et un projet commun jamais réalisé. Le corps sculpté par un entraînement régulier et un régime alimentaire scrupuleux, « JR Jr » affiche une aube de soixantaine flamboyante et paraît surtout motivé aujourd’hui par ses projets « creator owned » à venir. Enter the giant!

DAILY MARS : Êtes-vous devenu dessinateur par atavisme familial ?
John Romita Jr : Mon père ne voulait pas que je sois un cartooniste parce qu’il en était un. D’après lui, ce n’était pas un métier d’avenir, il payait mal financièrement. Mais c’est vrai que ma vocation m’est venue très tôt grâce à lui. Mon père dessinait des comics romantiques au tout début des années 60 avant son run sur Spider-Man. Je me souviens précisément du jour où je suis monté dans son bureau, j’avais huit ans, alors qu’il dessinait des planches de Daredevil n°12. Je lui ai demandé : “whoa c’est quoi ça ???” Il m’a expliqué ce qu’était un super-héros, qui était Daredevil, qu’il combattait le Plunderer et qu’il était encerclé par des bad guys armés, qu’il allait battre alors qu’il était aveugle. J’étais émerveillé, ce fut vraiment un moment important pour moi. Ma fascination pour cet univers a commencé à ce moment-là. Bon sang, j’ai l’impression que c’était hier. Dés lors, je n’étais jamais assez rassasié par ce que mon père faisait, je l’observais dessiner tous les jours, c’est devenu une part intégrante de ma vie. Mon père m’expliquait tout très patiemment, puis j’ai vu défiler sous son crayon Spider-Man, Thor, Captain America… Puis j’ai réalisé qu’il y avait aussi Superman, Batman et qu’il y en avait partout ! On n’avait pas d’ordinateur à l’époque, juste deux ou trois chaînes de télé, on allait rarement au cinéma parce qu’on était pauvres. Les super-héros, c’était un nouveau monde.

Daredevil_Vol_1_12Vous souvenez-vous si Marvel faisait déjà le buzz dans ces années 60 ?
J.R. Jr : Oui, je me souviens très bien que Marvel Comics attirait l’attention des médias. Mon père, qui était un total inconnu, a commencé à être invité à la télé pour parler de Spider-Man. À l’école, quand les gamins ont su qui était mon père, c’était l’excitation générale. Des professeurs d’université utilisaient les comics pour décrypter des symboles derrière leurs histoires, analyser le storytelling… Et puis les dessins animés sont arrivés avec la Merry Marvel Marching Society (fan club mythique de Marvel fondé par Stan Lee dans les années 60, mentionné au générique de fin de la série animée The Marvel Super Heroes – ndlr) et Spider-Man. Soudainement, il y eu une véritable lame de fond d’excitation autour des comics et surtout Spider-Man. Puis, tout le monde a redécouvert la vieille série animée Superman et j’ai commencé à réaliser ce qui se passait. J’ai senti un élan, qui n’a cessé de s’amplifier au début des années 70. J’ai débuté ma carrière en interne chez Marvel vers la fin de cette décennie. Et me voilà à parler de ça avec vous, 40 ans plus tard… Mon Dieu ! (en français)

Votre père vous emmenait souvent dans les locaux de Marvel Comics quand vous étiez gosse ?
J.R. Jr : Oui, pendant l’été, quand je n’avais rien à faire. Il me laissait l’accompagner et m’assoir à côté de lui, tant que je ne dérangeais absolument personne et que je restais assis silencieusement à le regarder dessiner. Ou lui apporter du café. C’était génial, c’est là où j’ai croisé pour la première fois Mary Severin, Jack Kirby, Gene Colan, Herb Trimpe… Ma vocation a mûri à ce moment-là.

« UN PROJET ME TIENT A CŒUR : SHMUGGY AND BIMBO » (John Romita Jr)

Après des années passées à être l’un des artistes piliers de Marvel, vous êtes passé en 2014 à la distinguée concurrence, chez DC, pour dessiner Superman. Quelles différences ressentez-vous d’un groupe à l’autre ?
J.R. Jr : J’étais persuadé que ce serait très différent, pour toutes les raisons que vous devez connaître. Mais finalement, les process sont les mêmes chez les deux. Gotham et Metropolis ne sont que des versions un peu altérées de New York et sinon même s’il y a quelques légères différences culturelles entre Marvel et DC, le job est le même au final, ce sont juste les costumes qui changent. Ils m’envoient un script, et je dois l’illustrer. J’apprécie beaucoup mon run sur Superman depuis 18 mois, je ne sais pas trop ce que je ferai après mais ce qui me passionne surtout désormais, ce sont mes projets “creator owned”. J’ai tellement adoré travailler avec Mark Millar sur Kick Ass… J’ai actuellement cinq projets de ce genre en gestation dont l’un d’entre eux est développé avec Howard Chaykin et un autre avec Jonathan Ross. Et j’adorerais bosser sur un “creator owned” avec Frank Miller. En indépendant, le contenu des histoires est généralement plus adulte et violent, et puis j’ai la liberté d’expérimenter toutes mes idées.

Pouvez-vous en dire plus sur l’un de ces cinq projets justement ?
J.R. Jr : Oui, le plus avancé est Shmuggy and Bimbo. Deux figures du crime, deux tueurs à gage que j’ai imaginés à partir de deux gentlemen que mes parents ont vraiment connu dans les années 40. C’étaient des voyous, mais ils protégeaient le quartier en quelque sorte. J’adorais les histoires que mes parents me racontaient sur eux. J’ai donc imaginé deux personnages à partir d’eux, et Howard Chaykin a déplacé l’histoire dans les années 70. Je suis en train de dessiner le premier épisode. Le concept de départ est que ces deux types sont dans le métier depuis très longtemps, plus longtemps que n’importe qui et personne ne sait vraiment d’où ils viennent. Ils sont un peu les Wolverine et Colossus des tueurs à gage. Ce sera une mini-série de quatre épisodes, le premier est prévu pour la fin 2016 et d’ailleurs il faut que je travaille plus vite ! Ce sera du noir et blanc, tout en crayonnés et en ombres portées. C’est un travail très difficile.

1636_4_0276Un avis sur le reboot de DC et la situation actuelle de l’éditeur, que l’on dit peu favorable ?
J.R. Jr : Tout cela est affaire de cycle, qu’il s’agisse de Marvel ou DC, chacun essaie des relaunch régulièrement et ils n’ont pas le choix, le business fait qu’ils sont condamnés à se réinventer régulièrement. Marvel fera certainement le sien à nouveau tôt ou tard. Je ne suis pas assez au courant pour le chiffre d’affaires, mais voilà je sais juste que DC doit tenter de nouvelles idées.

Parmi les sommets de votre carrière, on évoque souvent votre run sur Daredevil avec Ann Nocenti.
J.R. Jr : Un sommet, je ne sais pas… Pour mo, le vrai sommet c’est plutôt mon Man without Fear avec Frank Miller. Mais mon travail avec Ann Nocenti fut en effet un tournant. Je sortais d’une très mauvaise expérience qui m’avait quasiment poussé à quitter le monde des comics : après un run fructueux sur X-Men, j’avais été écarté arbitrairement par Marvel pour travailler sur un truc nommé Starbrand, qui ne m’amusait pas du tout. Ça s’est mal passé, ça n’a pas marché, ça a duré huit épisodes et Marvel ne voulait pas me laisser revenir sur X-Men. J’étais dégoûté et j’ai vraiment failli quitter les comics définitivement pour bosser dans la pub. Heureusement, Ralph Macchio, le responsable éditorial de Daredevil, m’a offert l’opportunité de le dessiner. Il m’a dit : “Le comic book ne vend pas aussi bien que les X-Men, mais tu as carte blanche pour prendre en charge 100% du artwork, tu auras vraiment les pleins pouvoirs et même un regard sur l’histoire”. Ça m’intéressait parce que sur X-Men, je n’avais aucune influence, Chris Claremont régentait tout. Travailler sur DD avec Ann Nocenti a tout changé parce que pour la première fois, je me sentais connecté à 100% avec mon travail. Ann était très réceptive à mes idées, elle m’a autorisé à m’associer aux discussions sur le scénario et les personnages. Et ça m’a permis de travailler avec le légendaire Al Williamson, qui était l’encreur, un immense honneur pour moi. Le résultat était merveilleux, il a fait parler de lui et m’a valu beaucoup de compliments. Frank Miller est venu me féliciter personnellement et j’en ai alors profité pour lui dire : “Frank, je voudrais bosser avec toi et j’ai une idée dont j’aimerais te parler”. Et Man without Fear est né de ça. Et quand MWF est sorti, ça a tout changé pour moi. Et c’est vrai que je le dois à Ann Nocenti. Daredevil est très important pour ma carrière, je pense que c’est vraiment grâce à ce personnage que je suis devenu un meilleur auteur et un meilleur dessinateur.

Avez-vous vu la série de Netflix ?
J.R. Jr : Oui et ils ont définitivement fait un meilleur boulot que le film, haha ! Je suis très flatté parce que c’est énormément basé sur Man without Fear, je souris régulièrement en regardant la série. J’adore qu’ils aient gardé l’idée qu’il fait ses premiers pas de héros en sweatshirt et capuche. Ils ont réutilisé beaucoup de choses que Frank et moi avons tentées, je suis très fier.

Spiderman 911L’Histoire retiendra aussi que vous êtes le dessinateur du fameux et controversé numéro de The Amazing Spider-Man #36, vol.2, qui décrivait le désarroi du tisseur face au 11 septembre.
J.R. Jr : (Son visage se crispe). Je ne peux plus lire cet exemplaire et je ne re-consulterai plus jamais les dessins originaux, ça fait trop mal. Initialement, je trouvais que publier une histoire évoquant directement le 11 septembre était une mauvaise idée, et puis j’ai lu le script de Mr Joseph Michael Straczynski. Son approche était parfaite. Il n’y a pas de mots pour décrire le sentiment des New yorkais à ce moment-là, cette sensation de désespoir et d’impuissance. Les Parisiens le comprennent peut-être davantage maintenant depuis les attaques du 13 novembre. Et J.M. a su traduire comment ces sentiments s’illustraient parfaitement en Spider-Man, lui qui est censé être le super héros en première ligne pour défendre New York. Et qui cette fois a échoué. Cette image de Spider-Man… (il s’arrête, sa voix se brise)… pardon… Sur la première page, cette image de Spider-Man, les mains portées à sa tête… c’était moi ce jour-là. À genoux, criant “Mon Dieu” (il s’interrompt de nouveau, au bord des larmes). On était tous tellement terrifiés à l’idée de connaître quelqu’un parmi les victimes. Une membre de ma famille était dans une des tours et a heureusement survécu. Lorsqu’on a connu le nombre de morts, tant de gens qui ont péri de tous les pays, toutes les couleurs, toutes les religions… J’ai parfois l’impression hélas que les gens ont un peu trop tendance à oublier avec le temps. Mais je ne regrette pas cet épisode, Straczynski a parfaitement su capturer ce que nous avons tous ressenti. Et lorsque j’ai dessiné Spider-Man les mains sur la tête, pleurant comme un bébé, c’était moi. Je comprends totalement la controverse, mais je pense vraiment que les comics peuvent et doivent intégrer dans leurs univers les tragédies du réel. Intégrer la plus grande part possible de réel est important pour attacher les gens à ces héros. Et par extension à ceux de la réalité. Le fait que les héros Marvel soient basés à New York a pris encore plus de sens depuis.

Pourquoi avoir finalement quitté Marvel ?
J.R. Jr : Mon contrat expirait, j’avais l’impression de faire un peu la même chose depuis presque 40 ans et je voulais faire quelque chose de différent. C’est ce que m’a permis de faire DC avec Superman et j’ai à côté toute liberté pour travailler sur mes projets personnels.

Y a-t-il un personnage que vous n’avez encore jamais dessiné et que vous rêveriez de faire ?
J.R. Jr : Le Docteur Strange, de loin ! Le monde de la magie, les visuels, ça serait tellement magnifique… Mais je crois vraiment que mon futur professionnel réside davantage dans mes projets creator owned. Si je peux les concrétiser tous les cinq, je serai un homme très heureux.

Propos recueillis le 26 février 2016 au festival MAGIC de Monaco. Remerciements chaleureux à Sarah Marcadé.

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