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[INTERVIEW] Mathieu Bablet : « L’art doit être progressiste »
En septembre dernier, le Daily Mars avait eu le coup de foudre pour deux albums publiés chez Ankama : l’époustouflant Shangri-La, et la réédition d’Adrastée. Ces deux ouvrages ont été écrits et dessinés de la main d’un auteur grenoblois, Mathieu Bablet. Et la semaine prochaine, il sera du 26 au 29 janvier à Angoulême, pour défendre Shangri-La en compétition officielle au 44e festival de la bande dessinée. Il sera aux côtés d’Alison Bechdel pour Gouines à suivre, Hubert et Gatignol pour Demi-sang, ou encore Tardi et Riad Sattouf.
Mathieu Bablet n’a que trente ans, et déjà trois albums au compteur, La Belle Mort, Adrastée et Shangri-La, plus quelques participations à Doggybags. Féministe et végétarien, il vit aux alentours de Grenoble depuis sa naissance, et a fait ses études à l’ENAAI Chambéry, « parce que ce n’était pas trop loin ». Grenoble, c’est la randonnée, les amis, la famille et le ski. C’est pourtant dans l’espace que le jeune homme aime se perdre. À raison, car l’album Shangri-La a été vendu pour le moment à plus de 20 000 exemplaires.
Daily Mars : Vous attendiez-vous à un tel succès avec Shangri-La ?
Mathieu Bablet : Pas du tout ! J’ai mis autant d’efforts dans Shangri-La que dans mes albums précédents. Il a eu un petit succès que je ne m’explique toujours pas. J’étais déjà allé à Angoulême, en 2014, et c’était complètement différent. Là, j’ai beaucoup plus de dédicaces de prévues, beaucoup plus d’interviews. Et il y a la soirée du samedi soir, de remise des prix, où forcément, ça va être différent. Je ne m’attends à rien, mais je sais déjà que je serais stressé.
Avec Shangri-La, je voulais avant tout faire un récit de science-fiction. C’est mon genre préféré, la science-fiction d’anticipation, et les questions que ça pose, l’homme et son rapport dans l’espace, son infini, et du coup, l’idée de la vacuité potentielle de nos vies, par rapport à l’univers et un grand tout. L’homme dans l’espace, ça pose les questions sur notre mode de vie actuelle et des côtés négatifs qui en découlent. C’est la base de mes questions dans ce genre : le consumérisme à outrance, le racisme, le spécisme. J’ai la volonté d’intégrer ces questions dans les canons de la SF classique. Shangri-La est paru en 2016, mais j’ai commencé à écrire ce récit entre 2013 et 2014, et ces questions imprégnaient mon quotidien, à travers mon écoute et ma lecture des médias.
Dans Shangri-La, une méga corporation, Tianzhu entreprise, contrôle le monde. Vous visiez quelqu’un en particulier ?
M. B. : Je vise beaucoup d’industries, en fait. Celle de la viande, des nouvelles technologies, de la pollution et des entreprises de lobbying. C’est à partir de ces extrapolations que j’ai créé cette grosse corporation qui a tous les pouvoirs sur l’État dans Shangri-La. Je ne tape pas forcément sur la marque à la pomme, même si je suis fasciné par la façon dont ils ont réussi à créer une idéologie sur une marque. On n’achète plus un produit, mais un mode de pensée. Même chose avec Google et FaceBook, et la collecte des données. Shangri-La est né de ce melting-pot de points de vue, de tout ce qui est choquant aujourd’hui. Qui va en empirant.
En même temps que Shangri-La a été republié votre album précédent, Adrastée, qui est beaucoup plus poétique, là où Shangri-La est plus nihiliste, et se passe dans le passé. Vous êtes un nostalgique ?
M. B. : Je n’aime pas nihiliste comme mot. Je suis plus pessimiste et mélancolique dans mon écriture, mais ça, c’est quoi que je fasse. Ce n’est pas forcément conscient, mais c’est comme ça. J’écris, je me politise et je prends position par rapport au monde d’aujourd’hui. Il faut voir ce qu’on se prend dans la gueule, sur les réseaux sociaux par exemple : on est au courant de plus en plus de choses. Par exemple, dans Shangri-La, la scène de manifestation était beaucoup moins violente qu’elle ne l’est devenue. Au départ, je croyais que le consumérisme était un totalitarisme qui a réussi son coup. Il a été accepté par la population. Mais alors que je finalisais cette scène, il y a eu la répression policière très violente de différentes manifestations, notamment avec un lycéen qui s’est pris un tir de Flash-Ball. J’ai été très marqué par la violence de cette réponse, et l’ai intégrée au récit.
Il existe toute de même une continuité entre mes deux albums, mais je ne suis pas passéiste. Si Adrastée semble plus doux, c’est peut-être parce qu’il s’agit d’un récit créé comme une invitation au voyage, il est plus contemplatif
La fin de Shangri-La est assez ouverte. Pourquoi ne pas avoir donné toutes les réponses ?
M. B. : L’histoire doit apporter un message et n’est pas qu’une aventure. Mais ce message passe aussi par une interprétation du lecteur, une invitation à aller plus loin. Quand je lis, si on me donne toutes les clés trop facilement, je n’aime pas. Je préfère qu’il reste un mystère. Mais pour le coup, je trouve que ma fin est claire dans un sens. Il y a une fin. Shangri-La était un récit de hard science, et je ne pense d’ailleurs pas le retoucher. Il est terminé, je ne retournerai pas dans cet univers. J’y ai passé deux ans de ma vie, avec beaucoup d’intérêt mais maintenant, c’est fini, je suis passé dans un mode différent, un nouvel album.
Quel est votre prochain projet ?
M. B. : C’est un nouveau one-shot, plutôt un récit d’anticipation. Il se passera entre les cinq prochaines années à plus de 200 ans et traitera de la robotique et des intelligences artificielles. Il s’agira de parler de l’humain, en passant par le biais du robot, et va réfléchir sur des sujets comme le déterminisme corporel. Les intelligences artificielles sont en effet placées dans des corps d’hommes ou de femmes, sans être genrées à la base, et on va donc pouvoir parler de sexisme ou de racisme. C’est important de parler de ces sujets, car quand l’humain nait, il n’est pas enfermé non plus dans un genre.
C’est d’ailleurs aussi une des raisons pour lesquelles Mister Sunshine est une femme et une animoïde. Parce qu’elle est dans une double position négative, elle s’est construite dans l’adversité. Je sais que malheureusement, quand j’écris, je crée d’abord des personnages masculins. C’est une mauvaise habitude. L’auteur est une éponge, et autour de nous, 90% de la production a des héros masculins. Donc en général, la première chose que je sors est forcément mauvaise. On a besoin de femmes fortes, de prendre du recul sur la question.
Pour vous, un artiste doit-il être engagé ?
M. B. : Pas forcément, il a le droit de choisir sa voie, mais il doit être conscient que quoi qu’il fasse, c’est toujours politique. Il existe toujours un message. Quand on ne représente des scènes d’action qu’avec des personnages masculins et blancs, c’est souvent très hétéronormé. On doit s’en rendre compte. L’artiste ressort tout ce dont il s’imprègne, mais ce n’est pas forcément bon, on n’écrit pas de manière gratuite. Ça n’apporte jamais rien de progressiste et ça par contre, c’est obligatoire, l’art doit être progressiste.
C’est un défaut que j’ai aussi. Par exemple, quand j’ai écrit Shangri-La, Mister Sunshine était un animoïde masculin. Nous n’avions donc que deux personnages féminins. Je me suis posé la question, pourquoi en faire un homme ? Il n’y avait aucune raison. Aucun de mes personnages n’est écrit par rapport à son genre, ils sont tous interchangeables. Mais il faut aussi se poser la question de la représentativité ethnique. Il faut déconstruire sa pensée. Rester sur son premier jet quand on écrit une histoire, ce n’est jamais bon : on écrit ce qui nous passe par la tête, souvent des personnages archétypaux. Il faut y réfléchir, avant de réécrire.
Propos recueillis par Déborah Gay le 17 janvier 2017.
Remerciements à Mathieu Bablet et Clémentine Guimontheil d’Ankama
Bel artiste : je me suis fait offrir Shangri-La à Noël ! Pas encore eu le temps de le lire par contre, car j’ai beaucoup de lectures.
Pour répondre par contre à l’injonction de l’auteur au progressisme et à la déconstruction, permettez-moi de partager cet interview très a-propos de Renaud Garcia, l’auteur du Désert de la critique : https://www.revue-ballast.fr/renaud-garcia/
Extrait : « Alors, précisément, une partie de ce qui épuise et repousse provient à mes yeux d’une exacerbation du motif critique de la déconstruction, employé à faire passer sans aucune nuance la critique radicale du « néolibéralisme » – au sens précis que lui donnent Dardot et Laval dans La Nouvelle raison du monde, comme un gouvernement des conduites basé sur l’incitation au choix et à la performance en tout domaine – et de ses catégories centrales (valeur, concurrence, performance, subjectivité narcissique, réification) pour une apologie réactionnaire de l’ordre et une mythification d’un passé révolu. »
Le progressisme et la déconstruction seraient réac et passéiste? C’est un peu l’inverse justement, et n’est pas, sociétalement parlant, forcément lié au néo-libéralisme en plus. (Renaud Garcia parle de la gauche radicale dans le passage cité). Il s’agit plutôt d’un progressisme et une déconstruction civilisationnelle,sans rapport avec un quelconque clivage politique 🙂
Merci de votre réponse ! J’aurai pu choisir un autre passage. Le fait est que sa thèse est difficilement résumable. Le chapeau de l’article est pas mal aussi : « les espaces contestataires, trop occupés à « déconstruire » et à dénoncer les opposants en leur sein, ont souvent perdu de vue le noyau dur de la tradition émancipatrice : construire une alternative à même d’affranchir le très grand nombre des servitudes sociales et économiques ». Ce qu’il dit, c’est ça, mais c’est aussi que le progressisme et la déconstruction, lorsqu’ils sont poussés à leur paroxysme, aboutissent à ce que Garcia appelle des « déserts critiques ». Cad des moments où des personnes focalisés sur des déconstructions particulières (genre, alimentation, sexualité, etc.), vont se retourner contre les classes dominées et vont détourner des forces d’indignation pour leur cause particulière. C’est par exemple, ce qui s’est passé à Nuit Debout : rien de tel que des commissions non-mixtes pour faire fuire les prolos.
L’intérêt de ce lien ici était de dire que même si la présence de figures féminines dans la fiction est importante, je ne crois pas que cela doit devenir un critère majeur à l’aune duquel toute fiction doit être jugée. Après tout, et dans l’absolu, chaque fois qu’on se demande : « pourquoi en faire un homme ? » ; on peut aussi se demander « pourquoi en faire une femme ? » Et si la réponse est de satisfaire aux revendications d’un groupe politique particulier, il faut aussi avoir la présence d’handicapés, de minorités ethniques, de vegans, etc. Si être progressiste se limite à ça, comme on l’entend parfois dans des making of ou des critiques de films, alors, comme beaucoup d’autres, je fuis tout progressisme.
C’est quand même fou de devoir à chaque fois monter et comparer une minorité contre une autre… comme si il n’existait pas une telle chose que l’intersectionnalité. Comme si les commissions non-mixtes ont fait fuir les prolos et qu’il n’y avait pas de femmes prolos qui y ont participé. Comme si ces commissions n’étaient pas importantes et de juste les dédaigner. (Mais ce n’est pas vraiment le propos de cette interview, non?)
Et quand tu parles de minorités ethniques, vegans, valides ou non, n’est ce pas juste la preuve que le monde est bien plus complexe et varié que l’homme blanc cisgenre et qu’il mérite donc autant d’histoires multiples ?
Pareil que Déborah, je trouve ça un peu limité de penser que le progressisme et la déconstruction soient juste des « réactions à » et que les personnes qui militent pour ne soient pas capable de penser à des alternatives nouvelles visant à affranchir les gens des servitudes sociales. Ou alors depuis le début nous n’avons pas vraiment les mêmes définitions de progressisme et déconstruction 🙂
Je comprends l’idée de Garcia de « se perdre » à trop vouloir critiquer au lieu de proposer (j’ai l’impression que c’est ce qu’il faut retenir de son discours en substance), mais ça ne peut pas englober tout le militantisme autour des débats de société, c’est très réducteur.
Pour reprendre tes « pourquoi en faire un homme » ou « pourquoi en faire une femme « , rien que de ce poser cette question, qui n’engage à rien par la suite sur le chemin de la création, est déjà une forme de déconstruction, et en avoir conscience une nécessité pour l’auteur (de mon point de vue 🙂 )
Cool, j’avais hésité à poster à la suite de cette interview très intéressante, mais le fait que l’auteur des propos rapportés ici suive la discussion a décuplé ma motivation.
Rapidement, à propos de Shangri-La, j’ai vraiment beaucoup aimé. Malgré un propos extrêmement engagé, j’ai apprécié que le récit ne m’impose pas les écueils du manichéisme ni de la pédagogie balourde afin de me permettre d’installer mon regard, un problème souvent gênant pour moi dans les œuvres à dimension politique.
J’ai bien accroché aussi au scope de l’intrigue qui marie bien mieux que je ne m’y attendais hard science et fiction politique. Les éléments des deux genres s’imbriquent de façon organique pour rendre le tout intriguant, puis au fil de la lecture, très excitant à suivre.
Enfin, les personnages m’ont durablement marqués et vivent encore aujourd’hui avec moi, plusieurs mois après la lecture. Ce ne sont pas des pions subordonnés à l’intrigue, risque très présent quand l’auteur veut à tout prix faire passer un message et qui fait généralement capoter l’entreprise à mon sens. Même si la destinée de chaque protagoniste et lourde de sens au final, leur cheminement psychologique et émotionnel est vraiment bien construit et provoque l’empathie. La mienne, en tout cas.
Pour ce qui est du succès commercial du titre, je parle surtout de mon expérience, mais je pense que le format et l’édition soigné du bouquin ont joué un grand rôle – c’est un super cadeau à faire, par exemple. Même si j’avais entendu parlé de Shangri-La au moment de sa sortie, ce n’est qu’une fois dans les étalages des libraires qu’il s’est distingué à mes yeux. Un vrai bel objet qui m’a donné envie de le prendre en main, de le feuilleter… bref, de lui donner sa chance – kudos à Ankama au passage, dont j’apprécie à leur juste valeur la qualité des éditions.
Et puis, il y a le côté généreux de tasser l’équivalent de trois franco-belges dans un seul volume qui m’a bien emballé aussi. Tant sur la forme que le fond, une acquisition qui a fait mon bonheur.
D’ailleurs, pour faire bonne mesure, j’ai acheté Adrastée dans la même collection (est-ce vraiment une collection, en fait ?), que je n’ai pas encore lu mais dont je ne doute pas qu’il sera tout aussi satisfaisant. Ahh, les délices cruels de l’attente…
Mais voilà ce qui m’a vraiment interpelé et donné envie de répondre, dans cette interview : je ne pense pas que l’art se doive d’être autre chose qu’un point de vue, une proposition cohérente.
Tu dis qu’il y a toujours un message dans une œuvre, et je crois que notre désaccord est avant tout sémantique, mais il est quand même bien présent. Il y’a toujours un propos qui préside à une œuvre, pas un message. La différence, c’est que le propos doit être développé afin d’être explicité alors que le message doit être contrôlé afin d’atteindre l’objectif qui lui a été attribué.
Le medium choisi, les techniques sélectionnées ainsi que la forme d’une œuvre d’art ne sont que les moyens d’exprimer son point de vue de la manière la plus personnelle possible. Quand on utilise ces outils pour policer un message afin qu’il soit compris par tous de la même façon, on fait de la communication. Les deux notions m’apparaissent comme mutuellement exclusives, et comme la première appartient au domaine de l’art alors que la deuxième s’inscrit chaque jour un peu plus dans le champ politique, il est selon moi de plus en plus pertinent de mettre l’emphase sur ce qui les sépare.
Entendons-nous bien, je ne nie pas le talent d’un Lumet, pape du ciné US engagé, ni l’intérêt vital de son œuvre, mais la teneur politique de son propos est la conséquence de sa subjectivité. C’est bien son point de vue intense et sans concession – comme celui de ses personnages – qui fait la force de d’Un Après-Midi de Chien et Serpico.
Un autre point m’interroge. Tu dis que l’art doit être progressiste – notion hautement politique malgré l’effort que tu fais pour l’en distinguer – et prend l’exemple du changement de genre d’un de tes personnages. Mais je ne vois pas le lien. Tu justifies ce choix par le fait qu’il fallait ajouter des personnages féminins pour rééquilibrer la balance des genres dans le récit et car cela renforçait la cohérence de ton propos – double victimisation animoïde/femme. Or, ce choix, tout à fait valable au demeurant, n’est progressiste que par ricochet. Il est avant tout le reflet de ton point de vue, le résultat de ton questionnement par rapport à ton travail. Tu as effectué cette modification, selon tes propres dires, non pas par souci de progressisme, mais pour le bien de ton histoire et car cela te correspondait mieux.
Ce n’est pas parce que nous aimons tous les deux nos BDs avec des personnages féminins forts (pour ne pas dire des nanas badass) que cela doit se généraliser absolument. Ces questions de représentation, je les trouve vraiment parasites quand on parle de création. S’il faut évidemment encourager la diversification des points de vue dans la culture et l’art, c’est un débat avant tout sociétal.
L’artiste penché sur sa feuille de dessin peut bien sûr y penser durant le processus créatif. Si c’est un élément qui le définit, alors cela enrichit ce qu’il crée, comme c’est ton cas. Si, en revanche, cette question lui passe au-dessus de la tête, il y en a cent autres qu’il se pose auxquelles ni toi ni moi n’avons pensé et qui justement pourraient nous enrichir. C’est tout l‘intérêt de l’art, le partage d’idées, surtout les plus personnelles ou excentriques. De celles que l’on ne pourrait exposer dans un débat public, que le politique ne saurait traiter.
Quoi qu’il en soit, bonne continuation. Malgré ces divergences d’opinion minimes, je serai présent pour ton prochain bouquin. Ça, c’est sûr.
Bonjour ! Je me permets de te répondre, bien que le message s’adresse avant tout à Mathieu Bablet, car je ne suis pas forcément d’accord avec toi (mais j’ai peut-être mal compris ton propos, et je m’excuse si c’est le cas).
En fait, je pense que l’artiste n’est jamais neutre par rapport à l’idéologie dominante d’une société. Comme l’ont montré des chercheurs français, comme Noel Burch, Geneviève Sellier et Marc Ferro, en travaillant sur le cinéma, toute représentation, même minime, est porteuse des idéologies dominantes d’une société. Ferro donne l’exemple de la représentation d’un « appartement bourgeois », qui ne sert que de décor, mais est aussi ce qu’on imaginait être un appartement bourgeois à l’époque. C’est un témoignage mais aussi une représentation. Teresa de Lauretis, elle, a travaillé sur les « technologies de genre » : cinéma, télévision, formes artistiques, montrant en quoi ce sont des représentations avec une importance prégnante dans la représentation de ce qui « fait l’homme ou la femme » et en le représentant, renforce les stéréotypes dans la société. En cela, l’auteur/scénariste/artiste n’est jamais neutre. Il porte l’idéologie d’une société, aussi bien dans sa représentation de l’amitié, de l’amour, mais aussi, et surtout dans le cadre de cette interview, de la place des hommes et des femmes. Même dans la SF. Il existe un message, le média en est porteur, que son créateur finalement y pense ou non.
Si le débat est sociétal, on peut aussi dire que l’art définit la société. Le débat se passe aussi dans cette sphère.
Ah zut, Déborah m’a devancée 🙂
Je risque de la paraphraser un peu du coup également, même si je pense que je n’ai peut être pas bien développée mon idée dans l’interview, et que nous ne parlons pas tout à fait de la même chose (par ce que je ne peux que te rejoindre sur le « message » et le « propos », le premier n’étant pas nécessaire dans une œuvre)
Là où je voulais en venir, c’est qu’aucune ouvre n’est « gratuite » dans ce qu’elle transmet:
le message est un choix conscient, et véhicule une idée que l’auteur décide d’explicitement délivrer au lecteur. Je voulais ici plutôt parler de choix inconscient, de ces automatismes d’écriture qui ne relèvent pas de la proposition artistique mais plutôt de la perpétuations d’archétypes. Chaque personne est en grande partie le pur produit de son temps et de sa position sociale, (on peut dans le cinéma américain, faire des parallèles très clairs entre les sujets abordés et l’époque/contexte économico-politique des réalisateurs, même les moins engagés.) Quand il s’agit d’un créateur, je ne dis pas qu’il faille donc aller à contre courant de cette mouvance, ou forcément essayer de proposer quelque chose de différent, mais au moins être conscient que son propos s’inscrit dans un tout que l’on choisira ou non de suivre.
Après la où la question devient subjective, c’est qu’effectivement chacun est libre de penser ce qu’il juge progressiste ou non.
Mais dans le cas d’une œuvre et de l’artiste, je pense que c’est nécessaire qu’à la base même de l’envie de raconter une histoire (envie qui elle même est assez subjective, puisque induite par un sujet qui intéressera l’auteur à un instant « t » parce qu’il est à la mode, qu’il le touche particulièrement ou en tout cas qui vient de son affect), la personne se demande s’il elle veut ou non perpétuer ces codes qui, au regard en tout cas des problématiques sociétales, renforce une dynamique qui n’est pas forcément progressiste.
(pour prendre un autre exemple qui sera peut être plus parlant, je peux citer la différenciation genrée des jouets pour enfants : est ce que cette différenciation colle simplement et de manière innocente au réel ou contribue seulement à poursuivre la division sociale des sexes?) :En tout cas, même si le créateur de tel ou tel jeu voulait peut être simplement se faire plaisir et ne pas faire quelque chose prise de tête, on ne peut pas nier qu’il y a un message sous-jacent qui se dégagera de son « œuvre »
c’est juste prendre conscience qu’on est tous acteurs de la perpétuation ou l’évolution des pensées dans notre monde, et que l’artiste, voulant échanger ses histoires avec le plus grand nombre, a donc je pense une part de responsabilité dans ce processus.
J’ajouterai également à ce que dit Déborah sur le cinéma le fameux « male gaze », à savoir que pour le coup, la caméra n’est jamais neutre sur ce qu’elle filme, quelque soit le message ou le propos du réalisateur : Un point de vue est par définition, orienté.
Merci à tous les deux pour les précisions et les arguments passionnants que vous apportez.
Ce que vous dites, c’est que l’auteur est tout aussi responsable des représentations inconscientes qu’il laisse transpirer dans son œuvre que de ses choix les plus réfléchis. En cela je suis d’accord car je l’inclus dans ce que j’appelle le point de vue, c’en est même la fondation. Comme le dit Mathieu dans l’interview, c’est en questionnant ses réflexes inconscients qu’on bâti un propos toujours plus cohérent.
Ce qui me pose problème, en revanche, c’est le rôle d’exemplarité que vous attribuez à l’art. L’art représente toujours un progrès, selon moi, dans le sens qu’il encourage à pousser toujours plus loin la réflexion. Mais c’est à mon avis une erreur de vouloir y adosser des intentions de progrès social que toutes les œuvres devraient partager, ainsi que des valeurs, quelles qu’elles soient. Je pense que l’art est amoral par nature, et c’est ce qui en fait un terrain d’expression sans équivalent.
Alors bien sûr, cette conception des choses laisse la porte ouverte aux abus les plus graves, mais c’est alors à la société de jouer leur rôle et d’affirmer et défendre les valeurs fédératrices qu’elle représente, comme la prise de position de Valls sur les spectacles de Dieudonné, par exemple. On est d’accord ou pas, peu importe ses raisons, mais on doit tous respecter le fait qu’un de nos représentant a parlé en notre nom, nous peuple français, pour défendre nos valeurs communes. C’est dans ce sens-là que cela doit fonctionner ; ce n’est pas à Dieudonné de s’autocensurer.
J’espère que l’exemple que j’ai pris n’est pas trop polémique, mais il illustrait bien mon argument.
Comme je le vois, ce n’est pas à l’artiste, même si je ne nie pas qu’il soit prescripteur d’idées, de montrer le chemin, tel un messie réincarné, mais bien aux individus de se construire en réaction à ce qu’ils expérimentent au contact d’une œuvre. L’artiste ne doit à son public que de transcrire son point de vue de la manière la plus personnelle possible, dans la forme comme dans le fond. Si l’exemplarité fait partie des contraintes qu’il s’impose, alors cela fait partie intégrante de son point de vue. Si tel n’est pas le cas, alors c’est forcément qu’il s’est donné d’autres enjeux, qui peuvent être diamétralement opposées et pourtant tout aussi valides et intéressants.
De plus, pour ce qui est des représentations inconscientes, je pense qu’elles peuvent aider à faire passer le propos d’une œuvre de l’émetteur – l’artiste – au récepteur – le public – dans une certaine mesure.
En effet, les archétypes et autres lieux communs que cela engendre peuvent permettre d’étayer un récit en évitant d’avoir à s’appesantir sur des détails nécessaires à l’intrigue mais non vitaux au propos de l’auteur ni au développement de sa réflexion. Nous, lecteurs les reconnaissons instantanément, car ayant été élevés dans la même culture que l’auteur, nous avons intégré les mêmes reflexes et représentations. De cette manière, ce que vous trouvez dommageable peut se révéler être un atout.
D’ailleurs, je crois parler pour tout le monde ici quand je note que si nous n’avons aucun mal à prendre nos aises dans un film US dont nous maîtrisons les codes sur le bout des doigts, un film thaïlandais, disons, nous demande tout de suite plus de concentration pour en comprendre toutes les subtilités. L’explication : l’absence de ce socle commun de références dû au choc des cultures.
Au final, pour moi, vouloir déconstruire systématiquement tous les choix qu’on fait sans y penser quand on crée, en plus d‘être objectivement impossible, est contreproductif. Je considère que cela revient à aseptiser son œuvre, à la rendre moins intéressante et originale tout en s’en dépossédant en partie.
Ce qui sert l’œuvre, c’est d’identifier les éléments inconscients qui s’y sont glissés en rapport avec le sujet traité et les retravailler pour les intégrer à son propos, comme ce qu’a fait Mathieu avec le changement de genre de son personnage.
Avec le recul, je me rends compte que j’aurai dû spécifier ce que j’appelle le point de vue et le propos.
Le point de vue, c’est ce que l’artiste amène avec lui dans son œuvre et qui compose le regard qu’il pose sur le sujet qu’il traite.
Le propos, c’est la réflexion que l’artiste développe au sein même de l’œuvre et qui articule le point de vue.
C’est ma cuisine perso, si vous avez la vôtre, je suis toujours preneur.
Concernant les lieux communs, stéréotypes et cluchés, je ne peux que te conseiller le tres bon livre de Ruth Amossy, « Stéréotypes et clichés » chez Armand Colin (c’est un poche mais facile à trouver en bibliothèque), où elle revient là-dessus. Sur l’importance du lieu commun (en tant que nécessité) dans la société, des stéréotypes et des clichés, de leurs différences et, selon, de leur nocivité (le personnage noir à l’écran qui est ou le méchant ou le premier à mourir dans les films des 80s, le gay efféminé et veule et toute le reste). (Je donne beaucoup de references mais c’est souvent quand je considère qu’un auteur en a mieux parler que moi).
Déborah, merci de tes recommandations. Comme tu le vois, c’est un sujet qui m’intéresse.
Effectivement, le rapport messianique de l’artiste vis à vis de son prétendu rôle est à éviter, pour autant, ça fait partie de ma conviction personnelle de penser que l’art, et la culture de manière générale, sont des pivots du changements de nos sociétés vers un avenir meilleur. (d’ailleurs l’amoralité de l’art dont tu parles est une forme de progrès, dans la mesure ou elle questionne (logiquement) notre rapport à la morale )).
En fait, de manière très personnelle, ce n’est pas à l’art que je voudrais prêter une volonté d’exemplarité, mais à l’humain de manière générale. C’est peut être là que nos points de vue vont vraiment diverger, puisque je souhaiterai que ce désir de progressisme ne se limite pas à la sphère artistique:)
Quant aux archétypes, je ne suis pas tout à fait d’accord: Cela fait parti du travail de l’auteur d’arriver à raconter une histoire sans user et abuser des poncifs de l’écriture (un peu d’ambition, quoi!), et au lecteur d’être curieux vis à vis d’une culture qu’il ne connait pas et dont il ne maitrise pas les codes. Sinon, le risque est de ne jamais sortir de sa zone de confort.Contrairement à ce que tu écris, je pense que ça n’aseptise pas l’oeuvre, ça la rend plus originale, puisque débarrassée d’archétypes qui sentent peut être un peu le formol.
Réponse rapide:
Quand je parle d’amoralité de l’art, je veux dire que l’art n’est pas soumis au champ de la morale. C’est l’artiste qui introduit dans l’art la question du bien et du mal et invite à y réfléchir. Je te concède néanmoins que la différence est subtile car dans les faits, c’est un thème que l’on retrouve quasi-systématiquement, mais que veux-tu, l’artiste est un être humain comme les autres, prompt au jugement.
Je précise que je ne trouve pas cela dommageable en soi, c’est juste une conséquence du libre-arbitre dont nous jouissons: on aime en profiter, voire en abuser.
Ensuite, non, nos points de vue ne divergent pas, je partage tes valeurs progressistes, et je voudrais que le monde tourne dans le sens qu’elles indiquent, mais je suis prêt à entendre des points de vue contraires, et notamment dans le domaine artistique. Le pluralisme est une notion progressiste fondamentale, et elle s’applique aussi aux vieux cons réacs. Ça me ferait juste gravement chier de les voir un jour gagner définitivement la bataille des idées.
Enfin, quand j’évoque l’utilité des archétypes et lieux communs, je parle de détails mineurs. Par exemple, pour décrire un bar louche qui ne revêt pas un intérêt au-delà d’être un décor, on le peuple de gueules patibulaires avec cicatrices, bandeau sur l’œil ou que sais-je encore afin de le rendre tout de suite évocateur aux yeux du lecteur. Pour le coup, on parle là de stéréotype – notion autrement plus péjorative que l’archétype – et pourtant, il aide à la compréhension et à la fluidité du récit.
Il est évident que cantonner son protagoniste à cela, même si c’est loin d’être rédhibitoire, c’est un facteur incontestablement limitant – et que le lecteur aura souvent tendance à sanctionner dans son appréciation de l’œuvre pour en avoir déjà croisé mille autres comme ça avant.