[INTERVIEW] Mathieu Bablet : « L’art doit être progressiste »

[INTERVIEW] Mathieu Bablet : « L’art doit être progressiste »

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Mathieu Bablet. Crédit Déborah Gay / Daily Mars

En septembre dernier, le Daily Mars avait eu le coup de foudre pour deux albums publiés chez Ankama : l’époustouflant Shangri-La, et la réédition d’Adrastée. Ces deux ouvrages ont été écrits et dessinés de la main d’un auteur grenoblois, Mathieu Bablet. Et la semaine prochaine, il sera du 26 au 29 janvier à Angoulême, pour défendre Shangri-La en compétition officielle au 44e festival de la bande dessinée. Il sera aux côtés d’Alison Bechdel pour Gouines à suivre, Hubert et Gatignol pour Demi-sang, ou encore Tardi et Riad Sattouf.

Mathieu Bablet n’a que trente ans, et déjà trois albums au compteur, La Belle MortAdrastée et Shangri-La, plus quelques participations à Doggybags. Féministe et végétarien, il vit aux alentours de Grenoble depuis sa naissance, et a fait ses études à l’ENAAI Chambéry, « parce que ce n’était pas trop loin ». Grenoble, c’est la randonnée, les amis, la famille et le ski. C’est pourtant dans l’espace que le jeune homme aime se perdre. À raison, car l’album Shangri-La a été vendu pour le moment à plus de 20 000 exemplaires.

Daily Mars : Vous attendiez-vous à un tel succès avec Shangri-La ?

Mathieu Bablet : Pas du tout ! J’ai mis autant d’efforts dans Shangri-La que dans mes albums précédents. Il a eu un petit succès que je ne m’explique toujours pas. J’étais déjà allé à Angoulême, en 2014, et c’était complètement différent. Là, j’ai beaucoup plus de dédicaces de prévues, beaucoup plus d’interviews. Et il y a la soirée du samedi soir, de remise des prix, où forcément, ça va être différent. Je ne m’attends à rien, mais je sais déjà que je serais stressé.

Avec Shangri-La, je voulais avant tout faire un récit de science-fiction. C’est mon genre préféré, la science-fiction d’anticipation, et les questions que ça pose, l’homme et son rapport dans l’espace, son infini, et du coup, l’idée de la vacuité potentielle de nos vies, par rapport à l’univers et un grand tout. L’homme dans l’espace, ça pose les questions sur notre mode de vie actuelle et des côtés négatifs qui en découlent. C’est la base de mes questions dans ce genre : le consumérisme à outrance, le racisme, le spécisme. J’ai la volonté d’intégrer ces questions dans les canons de la SF classique. Shangri-La est paru en 2016, mais j’ai commencé à écrire ce récit entre 2013 et 2014, et ces questions imprégnaient mon quotidien, à travers mon écoute et ma lecture des médias.

Dans Shangri-La, une méga corporation, Tianzhu entreprise, contrôle le monde. Vous visiez quelqu’un en particulier ?

IMG_8612M. B. : Je vise beaucoup d’industries, en fait. Celle de la viande, des nouvelles technologies, de la pollution et des entreprises de lobbying. C’est à partir de ces extrapolations que j’ai créé cette grosse corporation qui a tous les pouvoirs sur l’État dans Shangri-La. Je ne tape pas forcément sur la marque à la pomme, même si je suis fasciné par la façon dont ils ont réussi à créer une idéologie sur une marque. On n’achète plus un produit, mais un mode de pensée. Même chose avec Google et FaceBook, et la collecte des données. Shangri-La est né de ce melting-pot de points de vue, de tout ce qui est choquant aujourd’hui. Qui va en empirant.

En même temps que Shangri-La a été republié votre album précédent, Adrastée, qui est beaucoup plus poétique, là où Shangri-La est plus nihiliste, et se passe dans le passé. Vous êtes un nostalgique ?

M. B. : Je n’aime pas nihiliste comme mot. Je suis plus pessimiste et mélancolique dans mon écriture, mais ça, c’est quoi que je fasse. Ce n’est pas forcément conscient, mais c’est comme ça. J’écris, je me politise et je prends position par rapport au monde d’aujourd’hui. Il faut voir ce qu’on se prend dans la gueule, sur les réseaux sociaux par exemple : on est au courant de plus en plus de choses. Par exemple, dans Shangri-La, la scène de manifestation était beaucoup moins violente qu’elle ne l’est devenue. Au départ, je croyais que le consumérisme était un totalitarisme qui a réussi son coup. Il a été accepté par la population. Mais alors que je finalisais cette scène, il y a eu la répression policière très violente de différentes manifestations, notamment avec un lycéen qui s’est pris un tir de Flash-Ball. J’ai été très marqué par la violence de cette réponse, et l’ai intégrée au récit.

Il existe toute de même une continuité entre mes deux albums, mais je ne suis pas passéiste. Si Adrastée semble plus doux, c’est peut-être parce qu’il s’agit d’un récit créé comme une invitation au voyage, il est plus contemplatif

La fin de Shangri-La est assez ouverte. Pourquoi ne pas avoir donné toutes les réponses ?

Crédit Déborah Gay / Daily Mars

Crédit Déborah Gay / Daily Mars

M. B. : L’histoire doit apporter un message et n’est pas qu’une aventure. Mais ce message passe aussi par une interprétation du lecteur, une invitation à aller plus loin. Quand je lis, si on me donne toutes les clés trop facilement, je n’aime pas. Je préfère qu’il reste un mystère. Mais pour le coup, je trouve que ma fin est claire dans un sens. Il y a une fin. Shangri-La était un récit de hard science, et je ne pense d’ailleurs pas le retoucher. Il est terminé, je ne retournerai pas dans cet univers. J’y ai passé deux ans de ma vie, avec beaucoup d’intérêt mais maintenant, c’est fini, je suis passé dans un mode différent, un nouvel album.

Quel est votre prochain projet ?

M. B. : C’est un nouveau one-shot, plutôt un récit d’anticipation. Il se passera entre les cinq prochaines années à plus de 200 ans et traitera de la robotique et des intelligences artificielles. Il s’agira de parler de l’humain, en passant par le biais du robot, et va réfléchir sur des sujets comme le déterminisme corporel. Les intelligences artificielles sont en effet placées dans des corps d’hommes ou de femmes, sans être genrées à la base, et on va donc pouvoir parler de sexisme ou de racisme. C’est important de parler de ces sujets, car quand l’humain nait, il n’est pas enfermé non plus dans un genre.

C’est d’ailleurs aussi une des raisons pour lesquelles Mister Sunshine est une femme et une animoïde. Parce qu’elle est dans une double position négative, elle s’est construite dans l’adversité. Je sais que malheureusement, quand j’écris, je crée d’abord des personnages masculins. C’est une mauvaise habitude. L’auteur est une éponge, et autour de nous, 90% de la production a des héros masculins. Donc en général, la première chose que je sors est forcément mauvaise. On a besoin de femmes fortes, de prendre du recul sur la question.

Pour vous, un artiste doit-il être engagé ?

Shangri_laM. B. : Pas forcément, il a le droit de choisir sa voie, mais il doit être conscient que quoi qu’il fasse, c’est toujours politique. Il existe toujours un message. Quand on ne représente des scènes d’action qu’avec des personnages masculins et blancs, c’est souvent très hétéronormé. On doit s’en rendre compte. L’artiste ressort tout ce dont il s’imprègne, mais ce n’est pas forcément bon, on n’écrit pas de manière gratuite. Ça n’apporte jamais rien de progressiste et ça par contre, c’est obligatoire, l’art doit être progressiste.

C’est un défaut que j’ai aussi. Par exemple, quand j’ai écrit Shangri-La, Mister Sunshine était un animoïde masculin. Nous n’avions donc que deux personnages féminins. Je me suis posé la question, pourquoi en faire un homme ? Il n’y avait aucune raison. Aucun de mes personnages n’est écrit par rapport à son genre, ils sont tous interchangeables. Mais il faut aussi se poser la question de la représentativité ethnique. Il faut déconstruire sa pensée. Rester sur son premier jet quand on écrit une histoire, ce n’est jamais bon : on écrit ce qui nous passe par la tête, souvent des personnages archétypaux. Il faut y réfléchir, avant de réécrire.

Propos recueillis par Déborah Gay le 17 janvier 2017.
Remerciements à Mathieu Bablet et Clémentine Guimontheil d’Ankama

 

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