
INTERVIEW : Nancy Buirski (By Sidney Lumet) : « Pour moi, Sidney Lumet est un dramaturge »
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La dense filmographie de Sidney Lumet a souvent été commentée par le maître lui-même. Mais jamais l’ensemble de son œuvre. Ce sera chose faite cette année avec la diffusion sur la chaîne publique PBS de By Sidney Lumet. Un documentaire bâti à parti de longues conversations avec le réalisateur, autour de son début de carrière, son goût pour le drame, son enfance en tant qu’acteur… Le film a été projeté avec un accueil chaleureux dans la sélection Cannes Classics. C’est aussi le premier documentaire autour du cinéma qu’a produit Nancy Buirski, qui avait porté à l’écran la vie de la ballerine Tanaquil LeClercq avec Faun. Elle a aussi été directrice du festival américain de documentaires Full Frame. By Sidney Lumet ne se veut pas une biographie détaillée, mais plus une conversation éclairante avec celui qui refusait le statut d’auteur. C’est un des multiples sujets abordés dans l’interview ci-dessous.
DAILY MARS : L’interview qui sert de colonne vertébrale au film a été réalisée en 2008. Quel a été le parcours du tournage de cette interview en 2008 jusqu’à la diffusion et la projection à Cannes ?
Nancy Buirski : L’interview a été tournée par Daniel Anker en 2008. Il est mort l’an dernier. Mais entretemps, son équipe et lui avaient tenté de boucler le financement du film, en vain. Elle est donc restée dans les tiroirs. Ensuite, une nouvelle personne est devenue directeur de collection d’American Masters, qui avait commandé l’interview de Lumet. Il a découvert son existence et m’a demandé de rejoindre le projet.
Le public français ne connaît pas une série comme American Masters [des films documentaires produits pour PBS abordant une figure incontournable de la culture nationale, ndlr]. Quels sont les paramètres qu’ils exigent de vous pour produire un film comme celui-ci ?
N. B. : Dans ce cas précis, c’était une coproduction. J’étais donc libre de faire ce que je voulais. J’ai terminé le film, PBS m’a donné des notes, comme n’importe quel coproducteur. On s’est décidés sur la longueur du film : ils aiment qu’un film fasse entre 60 et 90 minutes. Celui-ci est plus long. On m’a donné une case de 2 heures, ce qui est rare. Ce qu’on a vu à Cannes dure 103 minutes, et ce sera rallongé de 10 minutes pour la télévision.
Avec ces 14 à 18 heures de rushes d’interview avec Lumet, comment vous y êtes-vous pris pour aborder et éditorialiser ce contenu ?
N. B. : C’est très difficile. On essaie de tout écouter très attentivement. J’ai travaillé de concert avec mon monteur, Anthony Ripoli, et on l’a divisé en thèmes. Alors qu’on l’écoute, on sent l’histoire se développer. L’histoire dans le train qui ouvre et clôt le film, je l’ai entendue très tôt dans le processus et ça m’a particulièrement frappé. Il semblait être très affecté par cet incident, et j’ai décidé que c’est ce qui allait débuter le film, et probablement le finir. Je ne l’ai pas fait pour des raisons totalement fortuites : je trouve que c’est une bonne représentation des actes qu’il décrit dans ses films. Et même si dans ce cas, il ne s’est pas comporté comme un héros, c’est le genre de personnages qu’il dépeint dans ses films et c’est important.
La plupart des films que vous avez choisi d’aborder dans ce documentaire ont beaucoup de dilemmes moraux à leur cœur. Mais lorsqu’on demande son avis à Sidney Lumet, il dit que ceux-ci sont presque un heureux accident. Comment expliquez-vous qu’en tant que metteur en scène de drames, il refuse de dépendre de la morale ?
N. B. : Je pense qu’il était assez humble en disant ça. Il sait, en son for intérieur, qu’il est intéressé par ces problématiques. Il dit à la fin du film qu’il y a une base dans sa filmographie autour de la question « est-ce juste ? » Donc il est conscient de ça. De l’autre côté, il n’a jamais eu d’intentions particulières et a rejeté le terme d’auteur. Il a grandi dans un système où le plus important, c’était de continuer à avoir un emploi. Il a débuté à la télévision, enchaînant souvent deux à trois émissions par semaine pour vivre. En fin de compte, son éthique professionnelle, le besoin de travailler, étaient aussi importants à ses yeux que n’importe lequel de ses principes moraux.
Est-ce que vous voyez qu’un des points-clé du film est de voir Sidney Lumet se définir comme un artisan, alors que le reste du public le voit comme un artiste ?
N. B. : Je crois que c’est exact. Je crois qu’il est fier que les gens respectent son travail. C’est son cas aussi ; il serait le premier à vous le dire. Il ne fait pas semblant de ne pas prêter attention à la réception de son travail. Il n’aime pas les mots « artiste », ou « auteur », il n’aime pas le mot « film », il préfère « du cinéma ». Il est vraiment fier de ses principes et sa philosophie.
J’ai noté que son œil brillait lorsqu’il définissait le drame comme étant bâti autour de dilemmes moraux. Il se réfère au mythe d’Œdipe, qui finit avec lui se crevant les yeux, et remarque « le désespoir chez cet homme ». Est-ce que vous pensez que ce qui l’intéressait c’était d’abord des personnages qui se débattaient avec des dilemmes insurmontables ?
N. B. : Fondamentalement, pour moi, Sidney Lumet est un dramaturge. Il a grandi dans le théâtre et son père était un excellent dramaturge. Il a aussi dit que L’Homme à la peau de serpent avait un sens de l’opéra. Un sens fort de la dramaturgie fait partie des raisons pour lesquelles, à mon avis, ses films sont si forts. On connaît des réalisateurs qui font plus de films, mais ceux-là sont plus ennuyeux. Les credos de Lumet, c’était le drame et les histoires. Il est très influencé par Hamlet, Œdipe, l’opéra et d’autres choses.
Quel était l’état d’esprit de Lumet pendant l’interview ?
N. B. : Il était en très bonne forme, c’était juste après la sortie de ce qui deviendrait son ultime film (7h58 ce samedi-là). Mais il ne le savait pas encore. Il était plus vieux, il sentait qu’il devait ralentir. Il n’avait aucune raison de croire qu’il ne tournerait pas un autre film.
Martin Scorsese est un conseiller spécial sur By Sidney Lumet. Quel était son apport au film et à quel moment a-t-il été invité sur le projet ?
N. B. : Il est arrivé très tôt sur le projet, lorsque Daniel Anker était à sa tête. Il a une affection profonde envers Sidney Lumet et admire énormément son travail. Il a accepté parce que selon lui, Lumet est « un cadeau fait à la culture américaine ». Et il voulait s’assurer que ce projet voie bien le jour. Donc il m’a conseillé non seulement sur le plan créatif mais a aussi contribué à obtenir des financements. On a un producteur en commun : Chris Donnelly. Après que j’ai fini mon premier montage, Marty l’a vu et m’a donné quelques notes. Il répond aux choses qu’il a vues. Dans l’ensemble, il a plutôt aimé, il n’a pas remis en question la structure ou la non-linéarité du film. Ce n’est pas un film biographique, c’est presque comme une conversation avec lui. On parle de cinéma, de télé, encore de cinéma.
Ce qui m’a frappé, c’est que vous parlez beaucoup des grands films de Sidney Lumet, mais il a aussi eu beaucoup d’échecs artistiques, et de films de commande.
N. B. : Même certains de ses succès étaient des films de commande. Le succès d’un film n’est d’ailleurs pas forcément de son fait.
Est-ce que c’est quelque chose qui a été évoqué avec lui ?
N. B. : C’était plus une question de place que quelque chose d’autre. Le film avait une progression naturelle, avec une scène découlant d’une autre. Il n’y avait pas de manière toute faite de s’arrêter et de parler des échecs. Je vais peut-être l’évoquer dans la version TV.
Avez-vous laissé de côté assez de matériel pour proposer une suite à PBS ?
N. B. : Il y a beaucoup de choses qu’on utilise. Le plus gros challenge, c’était de distiller la conversation pour en faire notre film. Je serais surprise car PBS ne fait pas cela habituellement, et c’est déjà peu commun qu’ils nous ouvrent une case de 2 heures. Certains extraits supplémentaires apparaîtront sur leur site ou sur le DVD.
Propos recueillis à Cannes le 16 mai 2015.
ENGLISH VERSION
The interview that serves as a backbone to this film was done in 2008. What was the journey from then to now, to finish By Sidney Lumet and broadcast?
Nancy Buirski : The interview was shot by Daniel Anker in 2008. He passed away last year. But in between 2008 and last year, he and his team had tried to raise funds to make the film but it was not successful. It just sat in the vault. Then a new person came to head American Masters, which had ordered the original interview. When he came on, he realized it was sitting around and he asked me to come on board.
The French public don’t know much about a series like American Masters. What are the parameters they ask of you to do a profile such as this one?
In this case, it was a coproduction. So I was free to do pretty much whatever I want. Then when I finished the film, they looked at it and gave me notes, like any coproducer. We got to decide how long it’s going to be, so typically they like a film between 60 to 90 minutes. This one is longer. They gave me a two-hour slot, which is rare. What we saw in Cannes was 1 hour and 43 minutes, it is the festival cut and probably the theatrical cut. It will be longer for television.
Off those 14 to 18 hours of material, what was the process to dive into that and editorialize it?
It’s difficult. You just listen to it very carefully. I worked with my editor, Anthony Ripoli. We clipped it thematically. As you listen to it you feel the story developing. The story on the train, that bookends the film, I heard that very early in the process and I was immediately struck by it. He seemed to be very moved by this incident, and I decided that would begin the movie, and probably end it as well. It was not for gratuitous reasons ; I just felt like it represented the kind of act that he portrays in his films. And even though he didn’t act heroically, those are the kinds of characters that he depicts in his movies, and it’s very important.
Most of the movies you chose to highlight in the documentary have strong struggles with morality. Yet when you ask Sidney Lumet about it, he explains it’s almost by accident. Why do you think that as a drama filmmaker, he refused to hinge on morality?
I think he’s being a little bit humble. He knows, in his heart, that he cares about his issues. He says at the end of the movie that there was always a bedrock concern for “is it fair?” So he knows that. On the other hand, he doesn’t have an agenda and never considered himself an auteur. He grew up in a system where the important thing was to have a job. And he worked in television, sometimes doing two or three programs a week to make a living. At the end of the day, his work ethic, the need to work, and the pride in working was as important to him as any of his moral principles.
Do you think the keys to the interview is seeing Sidney Lumet define himself as a worksman as opposed to the rest of the world seeing him as an artist?
I think that’s correct. I think he is proud of the fact that people do respect his work. He respects it as well ; he would be one of the first to say that his work is good. He’s not pretending that he doesn’t care how his work is received. He doesn’t like the words “artist” or “auteur”, he doesn’t even like the word “film”. He prefers “movie”. He really is proud of the principle and philosophy.
I noticed there is sort of a glint in his eye when he explains that strong drama is based on moral quandaries. He refers to the Oedipus complex story, who ends up with him ripping his eyes out, and remarks “The desperation on that guy”. Do you think what keeps him going is characters stuck in moral struggles they can’t cope with?
I think that fundamentally, he is a dramatist. He grew up in the theater and his father was a very strong dramatist. He also says he has an operatic sense when he shot The Fugitive Kind. Strong drama is one of the reasons I think why his films are so powerful. We know filmmakers who make more movies, but they’re sometimes boring. Lumet is very much about story and drama. He’s very influenced by Hamlet, Oedipus, opera and all of these things.
What was the mindset of Lumet during the shooting of the interview?
He was in very good shape, it was right after what became his final movie (Before The Devil Knows You’re Dead) but he didn’t know that yet. He was older, he knew that he was slowing down. He had no reason to believe that he wouldn’t do another movie.
You have Martin Scorsese as a special advisor. What was his input on the project and when did he come aboard the project?
He came aboard at the very beginning. He cares deeply about Sidney Lumet and admires his work enormously. He said yes because, to him, Lumet “is a gift to American culture”. And he wanted to make sure this was going to happen. So he advised me not only on the creative end, but also on the fundraising aspect, putting the pieces together. Chris Donnelly, the producer with me, works with Marty also. After I finished my first rough cut, Marty saw it and gave me notes for a couple of other cuts. He responds to things he’s seen. Overall he liked it, he didn’t question the structure or the non-linear approach. It’s not a biographical film, it’s almost like a conversation with him. It deals with TV, then film, then back to TV…
One thing that struck me is that you focus on the great works, but Lumet also had artistic failures or something where he was asked to come aboard and direct it.
Even his successes were films that he was asked to come on board many times. The success is not necessarily generated by him.
Is that something that was discussed with him?
It was almost more a bad time than anything else. The film had more of a natural evolution than anything else. One scene seemed to emerge organically from the next. It was never a natural way to stop and talk about the failures. I may get into that on the TV broadcast.
Did you leave enough material to consider proposing a sequel to PBS?
There is much more that we use. That was the biggest challenge, distill from this conversation what was made into our movie. I would be surprised, because PBS doesn’t usally do that sort of thing, and the fact they’re opening up a 2-hour slot is already unusual. Some of it will appear on the website or as an extra on the DVD.