
INTERVIEW DE PETER STRICKLAND : « J’ai utilisé l’euro-porn comme un point de départ »
À l’occasion de la sortie en salles de l’envoûtant The Duke of Burgundy, le Dr No, qui parle de lui à la troisième personne maintenant, a pu interviewer en face à face le réalisateur cinéphile (super déviant) Peter Strickland…
DAILY MARS : Comment êtes-vous passé de l’expérimental et cérébral Berberian Sound Studio à cette (pas si) simple histoire d amour ?
P. S. : En découvrant récemment les rééditions DVD des films de Jess Franco, je me suis rendu compte que ce sous-genre, l’euro-porn, n’avait pas encore été réinterprété par les cinéastes contemporains. Tout a été copié, le giallo, la blaxploitation, même les films de cannibales… Mais personne n’a encore touché à l’euro-porn. Et c’est précisément ce qui m’a attiré. Ce genre a engendré beaucoup de navets, mais aussi quelques grandes réussites. J’ai utilisé l’euro-porn comme un point de départ. The Duke of Burgundy est pour moi un drame domestique. Il ne possède pas la tension psycho-sexuelle des films de Franco. J’ai juste joué avec les stéréotypes, comme le masochisme. Contrairement aux codes du genre où l’orgasme sert de climax au film, j’ai décidé de le montrer le plus vite possible. Histoire de faire un film post-orgasmique. Et à partir de là, vous commencez à découvrir la mécanique banale du couple. La dominatrice ne dort pas en corset de cuir mais en pyjama informe… Tout ça devient intéressant. Explorer l’artifice et le mythe face au quotidien le plus terre à terre.
Ces deux femmes s’aiment de la même manière qu’elles étudient les insectes. Dans un processus froid, clinique et parfois terrifiant. C’est ça votre vision de l’amour ?
P. S. : C’est ma vision pour ce film oui. Elles se conduisent mal toutes les deux. C’est mon job de les faire se conduire mal. C’est ce que j’ai toujours fait avec mes personnages. Evelyn peut être égoïste. Pas parce qu’elle est masochiste. Parce qu’elle est comme ça. Elle n’est pas assez âgée pour ressentir la compassion et l’empathie. Et ce qu’elles font est différent de ce que font les couples classiques.
C’est à la fois différent et similaire… Ce qui est passionnant dans ce film c’est que l’on est avec deux personnes qui tentent de trouver comment vivre pleinement leur amour. Et il y en a une qui souffre trop et l’autre pas assez. C’est une histoire d’amour universelle. Sur la recherche impossible du compromis…
P. S. : Absolument. Tout est une question de négociation et de compromis… Oubliez le masochisme et la scène d’urophilie (en hors champ, en hors champ !!! ndDN). La négociation est au cœur de tout. Comment définir le compromis ? Qui fait le plus d’efforts ? On voit Cynthia faire des choses qu’elle déteste pour rendre Evelyn heureuse. Devrait-elle continuer ? Ou alors Evelyn devrait-elle réprimer ses désirs pour offrir une vie paisible à Cynthia ? Comment doivent-elles faire ? Je ne sais pas. Et ce n’est pas à moi de le dire.
Comment avez-vous choisi un couple homosexuel ?
P. S. : C’est pour coller au stéréotype du genre ! Tellement typique d’une vision masculine des relations lesbiennes. Je ne fais que copier une mauvaise copie de clichés. Mais pour moi ce n’est pas un film sur l’homosexualité. Ni sur l’hétérosexualité d’ailleurs. On est dans une autre dimension. Techniquement, c’est homosexuel mais sociologiquement pas du tout. Il n’est pas question de genre ici. Juste d’amour. C’est ce qui m’a intéressé. Le cinéma gay et lesbien traite souvent de l’acceptation ou du rejet des autres. On est ici dans un autre monde. Il n’y a que le cinéma porno-gay qui parvient à fuir la société. Des artistes comme Jim Bidgood ou Peter De Rome sont purement dans la fantaisie, loin de la société.
Vous aimez jouer avec les clichés. Comme l’absence de nudité ou la vision paisible du BDSM dans ce film. Ou le film d’horreur manifestement très graphique que l’on ne voit jamais dans Berberian Sound Studio. Les surprises et les paradoxes. Ce sont des thèmes que vous appréciez ?
P. S. : Oui. C’est excitant de faire quelque chose qui n’a pas été déjà fait un millier de fois. Réussir à changer de perspectives. Je n’ai rien contre la représentation de la nudité ou du sang. Je veux trouver une manière différente d’attirer l’attention des spectateurs. Les gens sont intelligents. Ils peuvent compenser. C’est souvent plus perturbant quand on ne fait qu’entendre l’horreur. Et c’est souvent plus érotique quand on ne montre rien. Une simple cheville dénudée peut devenir érotique. Tout exposer ce n’est pas du cinéma pour moi. Enfin ça peut fonctionner. Ça dépend comment et pourquoi. La pornographie peut être à la fois excitante, ennuyeuse ou dégoûtante. C’est tellement subjectif. En tout cas, c’est ce que j’ai voulu faire avec ce film, jouer avec les non-dits.
Katalin Varga parle de l’obsession vengeresse d’une femme, Berberian Sound Studio parle d’un ingénieur du son qui se perd dans son désir de perfection, et The Duke of Burgundy parle d’un couple obsédé par réussir à vivre l’amour parfait. Êtes-vous vous-même obsédé par l’obsession ?
P. S. : J’aime les films sur l’obsession. Mes films préférés tournent autour de ce sujet. Comme l’œuvre de Gaspar Noé. C’est quelqu’un d’intense et c’est également ce que je cherche.
Chiara D’Anna est une étrange sœur jumelle de l’icone 70’s Edwige Fenech…
P. S. : Vraiment ?
La première fois que je l’ai vu je me suis dit : oh mon dieu, le clone d’Edwige Fenech !!!
P. S. : Elle a du sang hongrois, peut-être le saviez-vous ?
Edwige Fenech était une icône des films bis des 70’s… Avez-vous choisi votre actrice pour sa ressemblance ?
P. S. : Je n’avais absolument pas remarqué la connexion !!! J’adore Edwige Fenech. Elle a un petit rôle dans Hostel 2. Et elle joue une masochiste magnifique dans L’Étrange vice de Madame Wardh… Mais tout ceci n’est juste qu’un accident. Mais c’était une belle idée…

Sidse Babett Knudsen
Et comment avez-vous réussi à travailler avec Sidse Babett Knudsen qui est à des zillions de kilomètres de la série Borgen ?
P. S. : C’est principalement pour cette raison ! Même si tous les politiciens adorent les jeux sexuels bizarres (rires). C’est grâce à ma directrice de casting en fait. Je recherchais une quadragénaire. Très séduisante. Et prête à faire des choses très intimes devant une caméra. Beaucoup ont refusé. Je commençais à être à court d’idées. Je ne voulais pas d’Anglaise. Je voulais travailler avec une Européenne (C’est toujours étrange de séparer l’Angleterre de l’Europe). Elle m’a proposé de lui envoyer le scénario. Et j’ai pensé : jamais elle ne voudra après Borgen. Et étrangement, elle a dit oui. C’était un énorme risque pour elle. Et je suis reconnaissant qu’elle ait pris ce risque. Et c’était très agréable de travailler avec elle.
Chiara D’Anna était-elle votre premier choix ?
P. S. : Oui. Elle possède cette voix parfaite, ce physique frêle… C’est étonnant, certaines personnes me disent que les deux actrices se ressemblent. C’est étrange.
Comment avez-vous travaillé ? Y a-t-il eu de la place pour l’improvisation?
P. S. : Nous n’avions pas beaucoup d’argent, le tournage n’ayant duré que 24 jours. Avec un seul jour de répétitions. La structure du film a changé au cours du montage. Quelques dialogues ont disparu. L’improvisation, quant à elle, est venue avec la caméra. Le langage corporel était souvent improvisé. Les actrices expérimentaient énormément. Mais nous étions bloqués par le temps.
La musique a toujours été un élément important dans vos films, comme un mélange tordu entre la musique expérimentale que vous pratiquiez dans votre groupe (The Sonic Catering Band) et les musiques de films atmosphériques des 70’s signées Bruno Nicolai ou Ennio Morricone. Comment avez-vous choisi le groupe Cat’s Eyes pour réaliser la bande originale ?
P. S. : J’aimais beaucoup leur premier album (Cat’s Eyes, 2011). J’aime beaucoup leur sensibilité. Leur spécificité est que Rachel (Zeffira) a un passé classique et Faris (Badwan) vient de la pop moderne (The Horrors). Ils semblaient parfaits pour le film. Je leur ai écrit et ils ont accepté immédiatement. Nous avons principalement discuté des instruments, quel son associer au film. Nous sommes tombés d’accord sur le hautbois que l’on entend très rarement dans les musiques de films. On a plus l’habitude des violons. Nous avons voulu mettre en avant les instruments à vent comme le hautbois ou la flûte. Quant aux références… Nous nous sommes inspirés de Bruno Nicolai et sa musique pour Christina chez les morts vivants (A Virgin Among the Living Dead, 1973, réalisé par Jess Franco et Jean Rollin) et pour L’Appel de la chair (The Night Evelyn Came Out of the grave, 1971, réalisé par Emilio Miraglia). Nos autres références étaient Claudio Gizzi, Ennio Morricone bien sûr, Stelvio Cipriani et tant d’autres… Pour le thème d’ouverture et ses vocalises mélancoliques, nous nous sommes basés sur la version d’Everybody’s Talkin’ d’Harry Nilsson pour Macadam Cowboy (1969, réalisé par John Schlesinger) et sur la musique de Basil Kirchin pour I Start Counting (1970, réalisé par David Greene)… Mais les références sont un piège. Je suis, comme beaucoup, attaché émotionnellement à la musique. Et surtout aux musiques de films. Je les écoute quand j’écris. Je les joue sur le plateau avec les acteurs, pour que la musique soit physiquement présente au moment du tournage. Et c’est très dur de les abandonner après. Mais je crois que le pire que l’on puisse demander à un compositeur c’est : « copie ça et ça et ça ». Le résultat est toujours décevant. Nous aurions pu utiliser des morceaux de Morricone comme les réalisateurs Hélène Cattet & Bruno Forzani l’ont fait pour Amer. Mais je n’aime pas utiliser des musiques déjà existantes. Je préfère la nouveauté…
Avez-vous des idées pour vos nouveaux projets ?
P. S. : C’est compliqué. Je suis en pleine promotion. J’ai bien quelques idées mais j’ai besoin de temps pour les développer et je n’arrive pas à m’octroyer un mois pour réfléchir. J’ai réalisé une fiction radiophonique avec Toby Jones. J’en ferai peut-être une autre. C’est plus facile à faire. Plus rapide. Je vais peut-être prendre ma retraite et ne faire que ça ! Être réalisateur de films est de plus en plus difficile. Surtout financièrement. Je vis en Hongrie et jamais je n’aurais pu réaliser mes 3 films si je vivais à Londres. Sauf si je faisais des publicités. Mais personne ne m’en a proposé. J’aimerais réaliser des petits films toute ma vie mais bon… J’espère en réaliser d’autres…
Propos recueillis par le Dr No
Bande-annonce : The Duke of Burgundy – VO par PremiereFR
belle interview Doc
ben merci!
c’était ma toute première en face à face comme ça (au secours mon angalis rouillé)…
Peter Strickland est un réal passionnant…
J’avais envie de voir ce film depuis que Gilles en a parlé. Maintenant… Je DOIS voir ce film. Merci !
Très bonne interview. Passionnante. Vite, voir ce film.