
Isola de Brenden Fletcher et Karl Kerschl
Peu de paroles mais beaucoup d’émotions et un vrai souffle dans le graphisme dans cette nouvelle collaboration de Fletcher et Kerschl (Assassin’s Creed: Brahman). Où une Orphée et une Eurydice d’un nouveau genre traversent des contrées magiques.
L’histoire : À l’aube d’une guerre imminente, la reine Olwyn, en proie à un étrange maléfice, est contrainte de fuir la capitale, accompagnée de Rook, sa protectrice inexpérimentée. Pour lever la malédiction et lui permettre de sauver le royaume de Marr, il leur faudra gagner un lieu que les légendes nomment Isola.
Mon avis : Avec ce premier tome des aventures de Rook, la jeune soldate au service de la reine Olwyn transformée en tigresse, Brenden Fletcher et Karl Kerschl abattent leurs atouts dès les premières pages. Des pages presque entièrement muettes, les premières vraies paroles (de Rook à sa tigresse aux rais turquoise) n’intervenant qu’à la page 10. Et il faut attendre le mitan du premier chapitre pour entendre une autre voix que celle de la soldate…
Des pages (quasi) sans parole mais pas sans couleur. Car là où les mots de Fletcher restent en retrait, le dessin de Kerschl prend le relai, évoquant autant les contes de Hayao Miyazaki – la princesse Mononoke n’est jamais loin – que le Shigeru Miyamoto des Legend of Zelda pour ne citer qu’eux.
Et c’est tout l’art de Fletcher et Kerschl de nous plonger dans leur univers sans nous prendre par la main, et surtout sans nous assener une longue et indigeste intro. Un guerrier (en fait une guerrière, mais l’ambiguïté est longtemps maintenue) et un fauve. Le premier garde le second, et plus encore : il le protège. De tout. Des ennemis comme de la pluie, du danger comme de son destin dont il a une vision funeste, sur les basques d’un bien étrange renard. Lorsque le renard mutique apparaît, le futur rejoint le présent et cause un vertige qui risque d’emporter bien des braves.
Chaque page d’Isola est une épreuve pour Rook et Olwyn. Pour leur duo (leur couple ?), pour leur survie, pour la hiérarchie d’un monde abattu dont elles représentent les derniers vestiges. Leur quête est celle d’un retour à l’ordre précédent, une volonté de sauver les meubles, de permettre à Olwyn de retrouver sa forme humaine. Ce chemin semble passer par Isola, une île à l’autre bout du monde, la terre des morts.
Rites de passage sous forme de quête classique, adjuvants qui n’en sont peut-être pas, magie et tradition, passé qui ne passe pas, et surtout cette ignorance, de doute profond qui étreint Rook dès lors qu’il s’agit de sa reine très aimée… Le voyage de la soldate et de son fauve est un parcours émotionnel, peuplé de chimères et d’animaux gigantesques. Comme dans cette scène gorgée de sens, où le duo découvre le cadavre d’un corbeau titanesque, dont se repaissent des animaux sauvages. Une double page particulièrement belle.
Rook, c’est Orphée ramenant son Eurydice-Olwyn au monde des vivants et de la lumière. Mais le rapport fonctionne dans les deux sens, car c’est la quête qui révèle l’héroïne. Isola ? Isolée, Rook l’est tout autant face au monde hostile qu’elle ne reconnaît plus qu’au regard de son aimée, transformée en tigresse et désormais incapable de parler. Le royaume des morts, nous apprend Isola, c’est aussi le royaume du silence intérieur auquel nous ramène la solitude intrinsèque de tout être vivant.
Si vous aimez : L’heroic fantasy, les jeux vidéo de type Zelda et les animes de Miyazaki.
En accompagnement : La BO de Princesse Mononoke, encore elle – ce n’est pas pour rien si l’idée d’Isola est venue à Fletcher alors qu’il suait sur un tapis de course dans une salle de sport « en écoutant la bande-son épique et déchirante signée Joe Hisaishi ». On pourrait y ajouter celle, très belle aussi, de Manaka Kataoka pour Breath of the Wild.
Isola
Écrit par Brenden Fletcher
Dessiné par Karl Kerschl
Édité par Urban Comics