
Japan Expo 2015 : Interview de Carole Bartier et Saïd Sassine
Voici les derniers venus chez l’éditeur Ankama. Avec le premier tome de Shôchû on the Rocks, Carole Bartier et Saïd Sassine sont parvenus à nous surprendre en nous plongeant dans leur univers totalement barré, à base de magie, de médecine et d’alcool. J’ai eu l’occasion de les rencontrer tous les deux, afin de leur poser quelques questions. Ce n’était pas autour d’un verre de shôchû mais c’était tout aussi convivial.
Bonjour ! Pour commencer, qu’est-ce qui vous a donné envie à chacun de vous lancer dans la bande-dessinée ?
Carole Bartier : Moi, c’est un peu par hasard… J’écrivais beaucoup pour moi et puis j’ai rencontré Saïd qui était déjà dessinateur sur Wakfu, chez Ankama. Il a lu mes textes et ça lui a bien plu. Du coup, on a décidé, à partir de là, de présenter un projet en commun.
Saïd Sassine : Elle avait des textes assez forts et je me suis dit que ce serait dommage de ne pas les exploiter. Dans un premier temps, dans un format BD ou manga, à défaut de pouvoir en faire un roman. On a fonctionné comme ça et on a créé Shôchû à partir de plein d’ingrédients différents.
Pourquoi avoir choisi ce format plutôt qu’un autre ?
SS : On est allés au plus pratique, ce qu’il nous fallait afin d’avoir le plus de temps possible pour développer l’histoire. Et puis, on peut exploiter d’autres pistes visuelles…
CB : Le noir et blanc aussi. Nous n’avions pas envie de couleurs pour notre projet. Le format manga, c’est vraiment sympa. C’est de petits livres qu’on peut avoir partout.
SS : Et puis c’est assez généreux comme format et ça ne coûte pas très cher. Ça permet de développer une histoire sur beaucoup de pages, ce qui favorise l’immersion, contrairement à un 46 pages qui est assez court et frustrant. Le manga nous semblait clairement être le format le plus approprié.
Pouvez-vous me citer quelques-uns de vos mangas de référence ?
CB : Pour ma part, j’adore Death Note en anime. Là, récemment, j’ai lu Les Gouttes de Dieu. Alors aucun rapport avec Shôchû, mais pour moi, c’est une référence. Tout est parfait, aussi bien au niveau du dessin que du scénario. A part ça, il y a Monster que j’ai beaucoup aimé, avec ses personnages bien psychologiques et une bonne intrigue. Voilà, c’est tout ça qui donne de l’inspiration aussi.
SS : Alors moi, c’est un peu plus old-school, c’est Ushio & Tora ou les œuvres de Go Nagai comme Devilman et Grendizer. Niveau dessin, c’est plus du côté de JoJo’s Bizarre Adventure et encore Ushio & Tora, avec un trait très brouillon.
Comment s’est passé la présentation de votre projet à Ankama ?
SS : On a d’abord réfléchi à un univers. On ne voulait pas faire un shônen, on voulait faire quelque chose d’assez mature, quelque part entre le shônen up et le seinen. Une fois qu’on a mis l’univers en place, qu’il nous a paru crédible avec Carole, on l’a présenté à nos chefs. Ils nous ont aidé à y voir un petit peu plus clair et une fois que tous les bons éléments étaient réunis, là, on a commencé à parler plus sérieusement de la mise en place des pages et du style graphique à adopter. Bref, tout le côté un peu plus technique comme la narration.
CB : D’un point de vue scénaristique, on leur a apporté un travail de découpage très rapide, que j’avais fait pour chacun des tomes (4 au total). On est venus avec une histoire déjà tramée et ça c’était un gros point positif. Ça a rassuré notre chef qui savait où on allait et qui a bien vu que c’était déjà précis dans nos têtes.
SS : L’enjeu, en fait, c’était de vendre un concept qui n’avait pas encore vraiment sa direction car les idées ne font malheureusement pas tout le contenu. Par la suite, on a créé tous les éléments un peu farfelus comme les créatures qui vont produire le shôchû, qui est un alcool populaire au Japon. Les bandages également, qui étaient des éléments de médecine et on s’est demandés comment on allait pouvoir faire les opérations…
CB : On avait envie de mêler un scénario assez sombre, finalement avec un univers un peu plus léger, plus lumineux que la trame de fond. Je pense que les deux se marient bien, au final.
SS : On voulait que ça ait le goût du shônen mais c’est pour mieux tromper. Dans ce premier tome, on a l’impression de lire du shônen mais en fait pas du tout. Il en a le visuel, en tout cas.
Comment l’histoire de base vous est-elle venue ? Y a-t-il eu un déclic, à un moment donné ?
CB : Oui, il y en a eu un. Avec Saïd, on a vraiment eu une idée forte, en fait. Mais on ne peut évidement pas la développer là, puisqu’elle concerne les futurs tomes. (Rires). Après, on a brodé autour de cette idée précise et ça nous a beaucoup inspiré.
SS : C’est à dire qu’en fait, il va y avoir une deuxième lecture. Le lecteur pourra s’en donner à cœur joie et replonger dedans. On a tout calculé pour qu’à la fin du tome 4, peut-être même à la fin du tome 3…
CB : Bon, je crois que c’est bon là… ! (Rires).
SS : Oui, enfin voilà… (Rires).
Carole, vous êtes la scénariste et vous, Saïd, le dessinateur, mais comment se passe votre collaboration. Où commencent et s’arrêtent les tâches de chacun ?
CB : On échange bien entendu mais j’écris de mon côté et Saïd me fait des propositions du sien et ensuite, on fait des réajustements. Si quelque chose ne plaît vraiment pas, bon c’est rare que ça arrive mais si tel est le cas, on réajuste. Si Saïd trouve mieux à retranscrire en dessin que ce que j’avais écrit sur une page, idem. Donc, on a des moments où on se pose tous les deux pour trouver les bonnes idées. Par le dialogue, on a réussi à décoincer pas mal de choses.
SS : Le but, c’est d’échanger ses idées pour en amener d’autres à chaque fois, quitte à tomber dans la surenchère, parfois. Au final, si ça tient la route…
CB : Saïd a un peu plus de facilité pour tout ce qui va être scènes d’action, au niveau de la médecine, des créatures, de toutes ces choses-là. Moi, j’ai plus d’idées pour la trame de fond, l’histoire en elle-même ainsi que la psychologie des personnages.
SS : C’est Carole qui mène tout le rythme.
Est-ce que vous avez déjà eu un gros point de désaccord au niveau créatif ?
CB : C’est drôle, on nous a posé la même question, ce matin…
SS : Tu veux qu’on se dispute ou quoi… ?! (Rires). A part des petits détails, pas vraiment. Et puis, tout l’intérêt, c’est de désamorcer les problématiques. Il faut que le scénariste et le dessinateur parviennent à se retrouver sur leurs idées. Carole a des idées précises en tête mais il faut que moi aussi, je puisse apporter mon bagage en accord avec l’atmosphère qu’elle a instaurée. L’histoire des bandages, c’était quelque chose que Carole craignait énormément, par exemple…
CB : C’est vrai que c’était quelque chose de très abstrait pour moi. Je me suis dit, comment ça fonctionne concrètement ?! Est-ce qu’ils prennent la forme d’instruments, est-ce qu’ils restent fluides ? Je n’arrivais pas trop à visualiser…
C’est vrai que sans avoir de rendu visuel sous les yeux, le principe reste assez abstrait !
CB : En définitive, j’aime beaucoup le rendu final mais scénaristiquement, j’avais du mal à me le représenter. Il m’a rassurée et m’a dit qu’il allait me montrer ça sur le papier. Maintenant, je vois. Ces bandages sont organiques, d’une certaine manière, ils se faufilent et ne font plus qu’un avec le corps.
SS : C’est un élément super important les bandages. Et puis, à ma connaissance, c’est inédit. On a déjà vu dans des shônens et des animes, des personnages qui lancent des bandages en mode attaque, mais pas comme nous les utilisons.
CB : A la base, c’était avant tout une idée graphique qu’il aurait été dommage de ne pas exploiter.
SS : On s’est dit, allons-y, osons ! Après tout, on est dans du manga ! On peut se permettre des choses assez fantaisistes.
Dans ce monde totalement fantastique, pourquoi avoir choisi des noms de scientifiques réels (Darwin, Parkinson) pour nommer vos personnages ?
SS : Ça rééquilibre un univers déjà très farfelu et puis on trouvait ça plus classieux. Ce sont des noms qui inspirent pas mal de choses. Alors, c’est vrai que leur utilisation peut paraître gratuite comme ça, mais nous au final, on trouvait ça assez justifié, sans qu’on puisse vraiment l’expliquer.
CB : C’était pour le clin d’œil à la médecine… Enfin, moi, à la base, je n’étais pas franchement fan de cette idée !
SS : Ah, voilà, tu vois, l’un de nos fameux désaccords ! (Rires)
CB : C’est vrai, c’est vrai… C’est Saïd qui a insisté pour ça. Moi, j’aurai inventé des noms.
Niveau influences graphiques, elles sont, selon moi, multiples. J’ai retrouvé du Go Nagai, du Tarquin ou encore du Bryan Lee O’Malley. Ces auteurs vous ont-ils influencé ?
SS : Alors, Didier Tarquin, c’est un de mes mentors graphiques. J’ai travaillé avec lui, donc ça s’explique. Avec ce background que j’ai assimilé, j’enrichis l’univers de Shôchû. J’aime mélanger les styles, le côté franco-belge avec le manga. Et puis, j’aime bien l’aspect brouillon. J’aime bien que le lecteur se fasse un peu mal aux yeux. Je reste très admiratif des auteurs qui ont un trait super lisse. Mais pour moi, ce n’est pas assez vivant. Un dessin qui vit, c’est un dessin à la JoJo’s Bizarre Adventure, qui fait mal à la rétine. (Rires). Enfin, moi, je trouve ça cool. Je cite souvent Ushio & Tora, avec un nouvel anime qui va arriver d’ailleurs, et ça va remettre le manga au goût du jour, car c’est un titre et un auteur, que j’adore.
En termes de thématique, c’est un univers assez onirique et fantasque mais vous abordez des sujets assez sérieux : l’éthique médicale, la relation parent-enfant… Pourquoi explorer de tels thèmes ? Qu’est-ce qui vous intéressait ?
CB : C’est venu un peu naturellement. Silène est dans l’ombre de son père, un homme très respecté. Et finalement, on a tous peut-être vécu ça, à un moment donné. Ce sont des sujets actuels, inspirés de la vraie vie. Ça s’est imposé avec l’histoire.
SS : Quand on écrit, on dit souvent que le personnage vient à nous et c’est un peu le cas pour chacun des protagonistes. C’était d’une évidence absolue. Tout a été naturel. A aucun moment, nous ne sommes rentrés en conflit avec nos personnages.
Silène est un parfait anti-héros. Il est arrogant, il boit pas mal…
SS : Silène à la base, on le voulait étudiant. Le fait qu’il boive beaucoup, ça a une raison scénaristique. Concernant l’arrogance, c’était intéressant de voir un fils à papa, sûr de lui, chuter un peu.
CB : Mais on n’est pas allés trop loin non plus. On le voit, à de nombreuses reprises, en proie au doute et au questionnement.
Comment vous est venue l’idée du shôchû et de ces étranges créatures qui le produisent ?
CB : En fait, on est fans de Pokémon, tous les deux. Saïd, d’un point de vue graphique. Moi, j’adore l’univers en général. Du coup, comme on était partis sur une histoire avec de l’alcool, on s’est dit que ce serait sympa qu’il sorte de petites créatures. Que chacune en produise un différent, plus ou moins fort, plus ou moins toxique, plus ou moins vertueux. On trouvait vraiment l’idée fun.
SS : Les créatures ne sont pas là qu’en tant que figurantes, elles ont un lien fort avec l’environnement, par le biais de cet alcool si convoité. Ça leur donne un rôle important et ce sera développé dans les prochains tomes aussi.
Pourquoi cet alcool ? Vous avez déjà bu du shôchû ?
CB : Alors, depuis peu, oui, on en a bu mais ce n’est pas très bon… C’est très fort.
SS : Et c’est assez écœurant.
CB : On savait que ça allait parler d’alcool et c’est Saïd, en cherchant sur le net, qui m’a parlé du shôchû. On a vu que c’était quelque chose de très populaire au Japon, plus que le saké, visiblement. C’est bon marché et fort. Donc les jeunes en consomment pas mal. Et on a vu qu’une des manières, c’était de le boire on the rocks et on a trouvé que ça faisait un titre bien dynamique.
SS : Et puis, je trouvais le mot « shôchû » très vendeur et avec le on the rocks, voilà quoi…
L’ambiance du titre est assez changeante, à la fois inquiétante et pleine d’humour. Aviez-vous dans l’optique de déstabiliser le lecteur ?
SS : Oui, c’est important.
CB : Moi, j’adore les ambiances sombres, les intrigues policières, les thrillers psychologiques. Donc on retrouve forcément un peu de ça. En ce qui concerne l’humour, j’ai lu pas mal de BD franco-belges afin de m’en imprégner. Je trouve que c’est important de rire, même dans les pires moments.
L’univers m’a un peu rappelé celui d’Alice aux Pays des Merveilles, dans le côté décalé, limite absurde. La filiation est-elle voulue ou pas ?
CB : Non, pas vraiment. Par contre, Le Procès de Franz Kafka et son univers un peu onirique me plaisent énormément et m’ont influencé. Ça reste très différent de Shôchû mais Silène est un peu comme K, acculé de partout, ne comprenant pas vraiment ce qu’il lui arrive.
SS : Pour la couverture, on avait eu comme idée de mettre Silène, tout seul avec tout un tas de mains qui le tiennent pour illustrer une sorte d’oppression. Mon trait est épais, très noir, je veux que ce soit étouffant.
CB : Le dessin de Saïd colle parfaitement à l’ambiance du titre.
Dernière question pour la route. Vous mixez alcool, médecine et magie… Est-ce que ça fait bon ménage ? (Rires)
CB : Pour être honnête, ça va s’avérer très dangereux par la suite…
Merci à vous deux !
La critique du premier tome de Shôchû on the Rocks, c’est par ici !