
Jeff Becerra : « Possessed est mon groupe, j’en fais ce que je veux ! »
Pour les aficionados de métal extrême « canal historique », l’annonce de la sortie d’un troisième album de Possessed sonnait un peu comme celle de la sortie d’un nouveau Star Wars pour le commun des mortels, sujets du royaume de la pop culture. Alors que le groupe revient ce mois-ci avec un nouvel album, Revelations of Oblivion, le premier depuis plus de trente ans, la question pourrait donc se poser en ces termes : doit-on le redouter comme une « menace fantôme » ou sonnera-t-il le « réveil de la force » pour cette légende du death metal ? Pour tenter d’y apporter une réponse, nous avons eu la chance de nous entretenir avec Jeff Becerra, chanteur et seul membre restant du line-up « classique » du groupe.
Pour resituer un peu, on pourrait employer une autre comparaison estampillée « années 80 » : Possessed est un peu au death metal ce que la Betamax a été à la vidéo domestique. Ils sont arrivés les premiers sur le « marché » en 1985 avec un premier LP, Seven Churches. Ce disque pose les jalons d’un style de metal, tellement nouveau à l’époque qu’il n’a pas encore de nom, une sorte de thrash metal où tous les potards auraient été poussés jusqu’à 11 un ingénieur du son démoniaque. Ce dernier inscrira sur l’acte de naissance du genre le nom de la dernière piste de Seven Churches (et de la première démo de Possessed) : Death Metal… parce que ça claque. Un peu moins d’un an et demi, plus tard, à l’autre bout des États-Unis, en Floride, un autre groupe, Death (le bien nommé) affinera la recette en sortant son premier album, Scream Bloody Gore, tout un programme.
À l’image d’un croque-mitaine tout droit sorti d’une franchise de films d’horreur en vogue à l’époque, Possessed va néanmoins connaître une (première) fin abrupte, violente et tristement américaine. En 1987, après la sortie de leur deuxième album, Beyond the Gates, le groupe implose, laissant Jeff Becerra, le chanteur et bassiste du combo se retrouve seul maître à bord. Et le pire – de loin – reste à venir. Victime en 1989 d’une agression à main armée, Becerra est atteint de deux balles de 9 millimètres qui le laissent cloué sur un fauteuil roulant, privé de l’usage de ses jambes.
Daily Mars : Si vous êtes d’accord pour en parler, pouvez-vous nous dire ce que votre handicap a changé pour vous, dans votre vie et dans votre musique ?
Jeff Becerra : Bien sûr. Pas de problème. Il n’y a pas de sujet tabou. Quand la deuxième balle m’a touché, c’est comme si un voile s’était levé devant mes yeux. J’ai eu l’impression de commencer à voir les choses comme elles étaient vraiment. Avant, j’avais tendance à voir la vie en rose, de manière plutôt optimiste. D’un coup, tout ça, c’était fini. Ça m’a assagi. J’avais seize ans quand on a enregistré Seven Churches. Je passais mon temps à faire l’idiot. Ça m’a structuré. Ça m’a fait grandir. Ça m’a obligé à faire de mon mieux, à même faire plus que les gens « normaux », sous peine de finir à la rue… ou mort.
DM : Nous sommes en 2019, ça va faire trente ans que c’est arrivé. Vous avez reformé Possessed en 2007. Qu’est-ce qui vous a fait dire que c’était le bon moment pour sortir un nouvel album ?
J. B. : Les années qui ont suivi l’agression ont été très difficiles. J’ai dû faire ce que j’avais à faire pour me remettre les idées en place, pour me remettre sur les rails et aussi, j’ai voulu mettre ce temps à profit. Les cinq premières années que j’ai passées en fauteuil roulant, j’ai vraiment touché le fond… et puis, j’ai repris mes esprits. J’ai voulu aller à l’université. J’ai obtenu un diplôme en « Labor Studies » : un champ d’études qui couvre le droit du travail, l’économie, le syndicalisme, les droits civiques. J’ai aussi étudié les sciences sociales, et plus particulièrement la question de la restructuration du système de santé aux États-Unis. Je suis sorti major de ma promo, le genre à avoir les meilleures notes. À cette époque, ça a commencé à aller mieux. Je me suis marié. J’ai eu des enfants. J’ai dû prendre soin de moi, de ma famille, de mon groupe. La musique, c’est quelque chose que j’aime profondément. Ça a toujours occupé une place importante dans ma vie. Depuis la séparation du groupe, [après la sortie de l’EP The Eyes of Horror, en 1987], j’ai toujours eu dans l’idée de remonter Possessed, mais j’ai dû commencer par subvenir aux besoins de ma famille. J’ai travaillé dans un hôpital pendant onze ans, comme représentant syndical, avant de devoir m’arrêter, à nouveau, pour des raisons de santé. J’ai fait ce que je pensais être nécessaire pour me sentir à nouveau bien avec moi-même. Quand j’ai senti que c’était le bon moment, j’ai remonté le groupe. À ce moment-là, je savais que je pouvais faire les choses bien et pas à la va-vite, alors que c’était le bordel dans ma tête et que je n’étais tout simplement pas prêt. Il fallait que je sois prêt et que je me sente bien en tant qu’artiste pour pouvoir donner le meilleur de moi-même.

© Hannah Verbeuren / Nuclear Blast
DM : Plus de trente ans après un album aussi important dans l’histoire du métal que Seven Churches, ça ne vous a pas mis trop la pression ?
J. B. : La seule pression qu’on s’est mis, la seule pression que je me suis mis, ça a été la même qu’avec tous les albums précédents. J’ai simplement voulu que le produit fini soit le mieux possible. Je ne pense pas vraiment au passé. Autant j’aime Seven Churches, autant j’ai toujours pensé que je pouvais faire mieux. Je veux donner le meilleur de moi-même, c’est tout. Bien sûr, c’est une pression considérable, pour un artiste. Après, je ne suis jamais content mais je suis aussi satisfait que possible avec Revalations of Oblivion. Je voulais simplement rendre justice à Possessed et aux autres albums et, surtout, sortir quelque chose qui soit vraiment divertissant et que les gens apprécient.
DM : Pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet de la production de l’album ?
J. B. : Je suis crédité comme « executive producer » mais c’est juste un titre. Dans les faits, on a co-produit l’album à trois avec Daniel Gonzalez (le guitariste du groupe) et Peter Tätgren (Hypocrsiy, PAIN). Voilà comment ça s’est passé. En général, pour enregistrer un album, vous dépensez beaucoup d’argent dans la location du studio parce que vous arrivez à sec et vous enregistrez tout ex nihilo : les voix, les guitares, la basse et la batterie… Mais là, on avait fait tout le travail de pré-production sur Pro Tools avant et quand on est arrivé, on avait presque la moitié de l’album avec nous dans un ordinateur portable qu’on a apporté en studio. Ça nous a fait gagner beaucoup de temps et économiser pas mal d’argent. Bien sûr, Peter a participé aussi, mais on a pu l’utiliser au mieux de ses capacités parce qu’on avait tout planifié et que tout était prêt. Tout le monde a apporté ses idées mais un grand nombre d’effets et de trucs comme ça viennent des démos. On a mis beaucoup d’énergie dans la préparation, comme ça on a pu rester concentrés sur notre vision pendant qu’on était en studio, plutôt que de rester bloqués sur des trucs techniques.
DM : L’une des critiques qui revient souvent au sujet des productions de Peter Tätgren est qu’elles ont toutes tendance à se ressembler. Est-ce un point sur lequel vous avez dû « batailler » avec lui ?
J. B. : On adore Peter. Il est fan de Possessed depuis qu’il est tout gamin. Il connaît Possessed mais, à l’origine, quand on a reçu les premiers morceaux mixés, je n’étais pas content du tout. On a dû le recommencer peut-être dix-sept fois avant d’arriver au résultat final. Ça été laborieux mais Peter a été très patient. Il voulait bosser avec moi et Dan jusqu’à ce qu’on arrive à un son dont on était satisfait. On ne voulait pas se la jouer « old school ». On ne voulait pas non plus faire ça à l’emporte-pièce et sortir un album qui sonne comme tout le monde. On voulait avoir notre propre son, un son unique, pas que ça ait l’air d’avoir été enregistré en 1980. La raison pour laquelle Seven Churches sonne comme il sonne est parce que nous utilisions le meilleur équipement à notre disposition à l’époque. C’était les années 80. On a toujours voulu utiliser le meilleur équipement possible. On a utilisé aussi beaucoup de matériel analogique : de vrais amplis, des vrais micros… et Pro Tools, aussi, pour obtenir certains effets. Il fallait faire très attention à ne pas « surproduire » mais, dans le même temps à ne pas le faire sonner comme un album des années 80. On aurait pu faire ça bêtement mais nos fans sont des gens intelligents, alors on a essayé de faire l’album le plus malin possible.
DM : Sur ce nouvel album – beaucoup plus que sur les anciens – la voix est très mise en avant dans le mix. Était-ce parce que vous vouliez mieux vous faire entendre ?
J. B. : J’ai pris beaucoup de temps et mis beaucoup de soin à bien prononcer chaque mot. Sur les anciens albums, l’idée, c’était de pousser la saturation et distorsion à fond et, au final, personne ne comprenait un traître mot de ce qu’on disait. Mais là, je voulais changer un peu de registre, diversifier le vocabulaire utilisé et qu’on m’entende mieux. Les voix n’ont pas été doublées, il n’y a qu’une seule piste vocale sur l’album. On a déjà été le groupe le plus heavy du monde dans les années 80 et, après nous, les groupes sont devenus plus heavy et encore plus heavy et encore encore plus heavy jusqu’à ce que ça finisse par ressembler à du bruit blanc. Cette fois-ci, on n’a pas cherché à être les plus heavy, on a simplement cherché à être plus heavy d’une façon différente, en se concentrant davantage sur la musicalité. Ce n’est pas la peine de crier, de hurler, de mettre de la disto’ à fond pour être heavy. Je voulais montrer qu’on pouvait à la fois être heavy et comprendre les paroles, avec une seule piste voix, en mettant un peu plus de variété et d’effort dans les paroles.
DM : Parlons un petit peu des paroles justement. Y a-t-il un thème central dans Revelations of Oblivion ?
J. B. : Certaines chansons sont liées, ou en tout cas, elles vont les unes avec les autres. Mais sinon, j’ai surtout joué avec certaines idées que j’ai puisées dans une sorte de répertoire du heavy et du death metal : des trucs cools qui impliquent des grimoires, des démons, des archanges, etc. Bien sûr j’ai exagéré ces concepts de base. Par exemple, il y avait ce cliché des personnes qui portent la marque du diable – le « 666 » – sur leur poignet et, dernièrement, on a commencé à parler de nous mettre des puces électroniques dans le poignet mais, les gens ont déjà ça. Les gens ont leur téléphone, leur ordinateur sur eux en permanence. Je n’ai pas de téléphone portable. C’est assez facile de voir que nous sommes contrôlés. On nous dit quoi penser, comment agir, quoi acheter, ce qui est cool, ce qui n’est pas cool, ce qui est juste, etc. On est éduqués d’une certaine façon, par le pouvoir en place, Big Brother, le diable ou ce que vous voulez. Et les gens ne se rendent pas compte qu’ils sont réduits à l’état de marionnettes. Ça a donné la chanson Shadowcult, par exemple.
DM : Pour quelqu’un qui dit ne pas vouloir parler politique, ça semble relativement engagé quand même comme propos ?
J. B. : Je ne suis pas apolitique. C’est simplement que je n’en parle pas publiquement parce que si je commençais à sortir mes opinions politiques à tous bouts de champs, ça diviserait le public. Je fais de la musique pour tous ceux qui veulent l’écouter. Je ne veux pas leur dire quoi penser. Je joue du death metal, je ne suis pas là pour parler politique.
DM : Pour finir, avez-vous parlé dernièrement avec les anciens membres du groupe, à l’occasion de la reformation du groupe ou de la sortie du nouvel album ?
J. B. : Je n’ai pas parlé à ces mecs depuis trente ans. Je les respecte. Je les aime. C’était des frères pour moi et, dans un sens, je les considère toujours comme tels. Mais ils ont été très clairs sur le point qu’ils voulaient vivre leurs vies. En vieillissant, chacun suit son chemin. On s’éloigne. Je ne sais pas comment ils ont pris la chose. Possessed est mon groupe, j’en fais que je veux, bordel ! Peu importe ce que les gens pensent. Je n’ai pas à demander la permission à qui que ce soit.
La cinquantaine, bien amoché et un peu azimuté, Becerra n’en est pas moins un personnage attachant, fin, cultivé et non dénué d’un certain humour. En un sens, s’il fallait trouver quelque chose à quoi comparer Revelations of Oblivion, ce qui s’en rapprocherait le plus serait peut-être le film Halloween de David Gordon Green, sorti à la fin de l’année dernière. Tous deux poursuivent des séries entamées il y a plusieurs décennies, chacune en prenant un soin quasi-maniaque de préserver leur héritage.
C’est en quelque sorte l’album de thrash/death qu’un adolescent fan de métal fantasme avoir dans sa discothèque ou dont il voudrait avoir le poster accroché sur le mur de sa chambre. Ce disque fait les poches à tous les clichés du genre – occultisme, chandelles, diableries et démons en tous genres – le tout emballé dans une production rutilante et une pochette absolument sublime dans son genre. Ça n’invente absolument rien et ça n’enrichit pas le canon mais au moins, ça ne l’appauvrit pas et c’est fait honnêtement.
La question, c’est de savoir si cet adolescent-là, en 2019, il en reste encore. Aussi, l’écoute de Revelations of Oblivion donne un peu l’impression de faire un tour à Jurassic Park… Ça parlera à certain, ce n’est pas une mauvaise chose en soi… et c’est, quoi qu’il arrive, toujours préférable à être contraint à regarder Jurassic World.
Revelations of Oblivion,
de Possessed
Sortie le 10 mai
Chez Nuclear Blast