
Kingdom Hearts 3 : Sora-tu m’aimer ?
Kingdom Hearts, en voilà une saga qu’elle est compliquée. À l’époque des deux premiers épisodes, Chain of Memories faisait office de spin-off solitaire : c’était encore simple et limpide, la vie était belle et les oiseaux chantaient. Mais les fans se sont vite retrouvés perdus quand les déclinaisons sur consoles portables et mobiles se sont multipliées. On pourrait croire naïvement qu’il suffit de suivre les épisodes numérotés pour ne pas être paumé. Grave erreur : CHAQUE épisode est canonique, et n’espérez pas atterrir dans ce troisième opus sans avoir eu connaissance de tout ce qu’il s’est passé sur chaque jeu. S’attaquer à Kingdom Hearts 3 14 ans après le second opus, c’est comme plonger dans l’histoire de France sans être passé par les Mérovingiens.
Les cœurs ont leurs raisons
Kingdom Hearts, c’est une idée toute bête : mélanger une saga typique de RPG japonais avec l’univers coloré de Disney. L’homme derrière cette idée folle, c’est Tetsuya Nomura, le maître des clés, le patron mais également le seul à avoir une vision globale de son histoire. Nomura s’est distingué sur le character design des Final Fantasy avant de se lancer à corps perdu dans la création de son propre univers avec Kingdom Hearts. Ce qui n’était au début qu’un prétexte pour mélanger Disney et Final Fantasy, s’est finalement transformé en une épopée unique, qui est parvenu à s’extraire de son concept initial pour y forger sa propre mythologie.
Il est difficile de résumer la trame de Kingdom Hearts 3 en trois lignes. Pour faire simple, Sora, Donald et Dingo doivent déjouer les plans du grand méchant Xehanort qui veut provoquer une nouvelle guerre des Keyblades (dans le jargon KH, c’est pas bon signe) et ouvrir le Kingdom Hearts. Pour empêcher ça, le trio devra s’aider de Mickey et Riku pour réunir les sept guerriers de Lumière et vaincre la Véritable Organisation XIII. Pour les nouveaux venus, ça peut paraître obscur, et même si le jeu fait ce qu’il peut pour les accueillir chaleureusement, avec récaps concis et avenants, difficile de recommander cette porte-là pour découvrir l’univers, surtout si on veut tout comprendre.
Pour justifier le voyage entre les mondes Disney, la magie du « j’ai perdu tous mes pouvoirs » revient à la charge, et Sora devra trouver le pouvoir de l’éveil, histoire d’être digne de se bagarrer dans la cour des grands. Pour représenter tous ces beaux mondes, il fallait bien un studio avec des artistes de talent et c’est justement le cas chez Square-Enix. Ce sont les dernières productions 3D de la firme aux grandes oreilles qui passent sur le scalpel du temps réel, avec en prime quelques films Pixar. On retrouve deux ou trois habitués comme Hercule (reprenant la trame de la fin du film) et Pirates des Caraïbes (basé sur l’histoire du troisième film), mais on pourra se balader dans les forêts de Raiponce, déambuler dans l’usine de Monstropolis chez Monstres et Cie ou visiter un grand magasin de jouet accompagné de Buzz et Woody. La Reine des neiges fait également partie des festivités, indissociable d’une certaine chanson dont vous connaissez tous – avouez-le – les paroles.
Toute cette profusion d’univers différents aurait pu provoquer un désastre visuel, mais les faits sont là : Kingdom Hearts 3 claque la rétine. Les modèles 3D sont vraiment fidèles aux originaux, à quelques détails low poly près, allant jusqu’à singer les mimiques caractéristiques des personnages. Quel plaisir de se battre accompagné d’un Woody et sa démarche particulière ou de voir Sully courir à vos côtés d’un pas lourd et velu. Le boulot des équipes est incroyable, quitte à copier des séquences complètes de certains films comme Raiponce, ou imaginer une suite fictive à Monstres et Cie. Comme sur les précédents épisodes, Sora, Donald et Dingo sont parfois redesignés avec délice, avec même une différence de rendu sur Pirates des Caraïbes. En revanche, difficile de pardonner la mise en scène très statique, où chaque personnage attend son tour pour balancer sa tirade, comme dans un spectacle de marionnettes. On pardonne aisément sur les anciens épisodes, mais dans une époque où les gros studios font des efforts pour dynamiser les scènes de dialogues, voir une telle naïveté chez les personnages suivi d’une demi-seconde de silence gênant, ça entache la belle magie Disney.
Mickey Mouse Club
Cet archaïsme dans la mise en scène, c’est le premier symptôme d’un problème plus global sur Kingdom Hearts 3 : l’absence de modernité dans son storytelling. Près de quinze ans ont passé depuis le second épisode, et on comprend que la limitation des moteurs sur consoles portables bride les ambitions. Mais on est maintenant sur PLAYSTATION 4, une console plus que capable pour créer de chouettes cutscenes. Certaines séquences dans Les Nouveaux Héros ou en précalculés sur Pirates des Caraïbes sont superbes, mais cela n’empêche pas les scènes de dialogues longuettes, pas beaucoup plus trépidantes qu’à l’époque de la PLAYSTATION 2, ce qui est un souci quand un bon quart du jeu vous demande de poser la manette pour regarder des cinématiques qui ne font jamais progresser le fil rouge de ce KH3.
Car passé l’introduction expliquant le pourquoi du comment, le trio de héros s’engage alors dans un long tunnel d’une bonne vingtaine d’heures, où s’enchaîne mondes Disney et arcs narratifs sans aucun véritable impact sur les enjeux de cet épisode. Chaque monde Disney s’orchestre sur le même schéma : rencontre avec les badauds du coin, un grand méchant de l’Organisation met le boxon, avant de fuir en se téléportant devant un Sora constamment éberlué et déconfit. Quelques petites scènes avec d’autres personnages font office d’entracte entre les mondes, mais c’est bien maigre et pas toujours intéressant. Il faudra attendre la dernière partie du jeu, s’affranchissant de Disney (excepté Mickey, Donald et Dingo) pour mieux embrasser la mythologie de Kingdom Hearts, et tout lâcher pour boucler l’intrigue de manière satisfaisante. Une structure habituelle de la saga, mais qu’on aurait aimé voir évoluer en 2019.
Et c’est au sein même de ce scénario qu’on ressent toute la complexité faussement utile de la saga. Étant limité aux deux premiers épisodes de la série, j’ai dû enchaîner vidéos explicatives et wikis en pagaille pour aborder Kingdom Hearts 3 avec toutes les cartes en main. Ce constat en poche, l’histoire tente tant bien que mal de raccorder les wagons mais sans laisser personne sur le côté : on alterne les séquences de révélations surprenantes pour Sora qui ne le seront pas pour le joueur assidu, alors que certains mystères demeureront obscurs sans avoir repéré le tout petit détail sur ce personnage secondaire qui fait toute la différence. Il a fallu me renseigner un minimum pour comprendre l’un des twists finaux liés à l’épisode mobile Kingdom Hearts Unchained, avec une bonne idée de gameplay à la clé mais qui échappera totalement à n’importe qui n’ayant pas touché à cet épisode. Pour un titre dont l’intérêt est en grande partie liée à l’histoire, difficile de passer outre.
La plume est plus fort que la keyblade
Hormis ses errements narratifs, Kingdom Hearts 3 n’a par contre pas changé sur son système de combat RPG, toujours aussi énergique. Le joueur ne dirige que Sora, alors que le destin de ses congénères est laissé à une IA solide mais sans anticipation. Au fur et à mesure des niveaux, Sora débloque pas mal de compétences à répartir suivant un nombre de points précis et d’équipements à dispatcher dans son équipe. On passe des combos classiques où on martèle la touche X, à des contre-attaques, projections aériennes et magie de plus en plus puissantes, accessibles via un raccourci salvateur.
Les spin-offs ayant apporté leurs lots d’améliorations, on y retrouve le Tir Visé de Birth by Sleep, utile pour atteindre les ennemis à distance voire se téléporter sur eux, et les attaques de Fluidité issues de Dream Drop Distance, qui permettent de bondir sur les ennemis en s’appuyant sur les murs ou les poteaux. Toutes ces friandises font de Kingdom Hearts 3 le meilleur épisode de la saga, du point de vue de son système de combat. Mais Nomura ne s’est pas arrêté là, et a préféré gaver le joueur plutôt que de le laisser déguster les sucreries.
Il faut déjà noter que chaque monde terminé offre une nouvelle keyblade à Sora, avec ses propres combos, transformations et attaques spéciales. Mais on débloquera également quelques invocations comme Ralph, Stitch ou Simba, épuisant sa barre de magie en un clin d’œil mais très efficace pour faire le ménage. Il faut ajouter à ça les attaques combinées, les magies spéciales occasionnelles et la forme Rage qui peut se déclencher au seuil du game over, et on commence à voir la surdose d’actions à réaliser en cours de jeu. Le summum se trouve dans ces attaques liées aux attractions Disney, très envahissantes et apparaissant bien trop souvent. Le gros souci de cette prolifération d’attaques contextuelles est l’impossibilité de sauter l’une d’elles pour en déclencher une autre plus intéressante : il faut attendre la fin de son compte à rebours pour passer au suivant de la liste.
Tout ceci enrichit le gameplay, c’est indéniable. Mais au lieu de privilégier le talent et le skill comme à la grande époque des deux premiers Kingdom Hearts, on se retrouve avec un déluge d’effets spéciaux, d’attaques transcendantes, de transformations et de cutscenes envahissantes. Un bouton Triangle trop sollicité, qui rend même les combats trop simples pour peu qu’on active régulièrement ces aides précieuses. Alors oui, on a un cooldown sur la magie de soin, pour éviter de spammer rageusement l’ennemi sans se forcer à esquiver, mais c’est bien trop peu à l’échelle du titre entier.
Tous Ansem
Une fois l’aventure bouclée, une question me taraudait : n’étais-je pas trop vieux pour ces conneries ? Le charme opère toujours, c’est indéniable. Les films Disney-Pixar sont somptueusement représentés et évoluer dans ces mondes fidèlement retranscrits est un bonheur. Le jeu est d’une générosité sans faille, alternant bon nombre de phases différentes, jamais dans l’excellence (phases en shoot dans Toy Story, la recherche des crabes blancs) mais toujours dans la variété (le monde ouvert des Caraïbes, les phases en Gummi Ship), avec quelques activités annexes comme ces chouettes jeux inspirés des Game and Watch mélangés avec les dessins animés de Mickey, ou la recherche des ingrédients pour les recettes du rat de Ratatouille.
Mais même avec cette profusion de décors et de personnages, difficile d’accrocher totalement à l’histoire. Le scénario ne manque pas d’infos croustillantes pour les fans de la saga, mais quand un jeu se présente comme la conclusion d’un pan entier de Kingdom Hearts, il faut parvenir à maintenir l’intérêt, surtout quand bon nombre de personnages importants dans les spin-offs deviennent de simples caméos secondaires. Que ce soit les trios Aqua-Ventus-Terra ou Axel-Roxas-Xion qui ont chacun réussi à faire leur place dans la mythologie, on se rend compte que leurs arcs respectifs trouvent leur conclusion en une simple cinématique de dix minutes alors qu’il aurait fallu bien plus. Centrer l’histoire sur Sora, loin d’être le personnage le plus intéressant, n’était peut-être pas la meilleure idée, ni d’attendre la toute fin pour tout lâcher en termes d’envergure et de révélations. Kingdom Hearts est coincé dans une recette qui ne convient plus à son ambition actuelle : se désolidariser de Disney pour développer sa propre mythologie. La rupture entre visiter les mondes Disney et suivre l’histoire de Kingdom Hearts n’a jamais été aussi forte que dans ce nouvel épisode.
Kingdom Hearts 3 a beau être, objectivement, le meilleur épisode de la saga, grâce à un système de combat arrivé à maturité dans une recette éprouvée, les 15 ans qui séparent les épisodes sur consoles de salon donnent la sensation que rien n’a changé à part le moteur graphique. C’est l’évolution logique d’un titre PLAYSTATION 2, avec ces travers de mises en scène et sa construction narrative bloquant tout développement avant les cinq dernières heures du jeu. Tout ceci n’empêche pas d’y trouver du plaisir, mais quand la narration occupe une place aussi importante, difficile de passer l’éponge. On est subjugué par la beauté plastique de cet opus et le ballet aérien des combats (trop faciles), mais une fois la manette reposée, on imagine aisément ce qu’aurait pu être ce Kingdom Hearts 3 si les équipes s’étaient inspirées du reste des productions vidéoludiques pour y piocher quelques influences qui l’auraient sorti de sa mise en scène poussive. Un mariage qui fonctionne toujours autant, jouant sur les souvenirs des joueurs et sur l’attachement à toute la mythologie, mais après deux générations de consoles et des jeux qui ont su se moderniser, on aurait aimé que Square-Enix suive le mouvement.
Kingdom Hearts 3
Développeur : Square-Enix
Éditeur : Square-Enix
Plate-formes : PS4 / XBOX ONE
Prix : 60 euros