
La Grande Illusion : les coulisses de la restauration d’un chef-d’oeuvre (1ère partie)
Sous l’égide de Studiocanal, Carlotta Films et La Cinémathèque de Toulouse, le classique humaniste de Jean Renoir a fait l’objet d’une extraordinaire restauration en HD magnifiant plus encore sa puissance émotionnelle. Une (re)découverte indispensable pour un monument dont le message universel et la noblesse défient les décades. Retour sur le grand retour de ce chef-d’oeuvre sur nos platines avec deux interviews : Natacha Laurent, déléguée générale de la Cinémathèque de Toulouse, revient sur l’incroyable odyssée du négatif du film. Dans le post suivant, Béatrice Valbin-Constant, directrice technique de Studiocanal, livrera quelques informations sur le making of de la spectaculaire restauration de La Grande Illusion.
Synopsis
En pleine première guerre mondiale, l’avion du capitaine de Boeldieu (Pierre Fresnay) et du lieutenant Maréchal (Jean Gabin) est abattu par le commandant von Rauffenstein (Erich von Stroheim), qui les fait prisonniers. Officier aux manières civilisées, Rauffenstein invite ses adversaires à sa table, avant qu’ils ne soient conduits dans un camp de détention en Allemagne. Sur place, Boeldieu et Maréchal découvrent que leurs compagnons de chambrée, dont le lieutenant Rosenthal (Marcel Dalio) et l’extravagant comédien Cartier (Julien Carette), creusent un tunnel pour s’évader. Mais la veille du jour J, tous les officiers sont transférés dans un autre camp, beaucoup plus sécurisé. Une véritable forteresse administrée par Rauffenstein, qui a hérité de ce poste après de graves blessures de guerre. Entre Boeldieu et Rauffenstein, qui se retrouvent dans ce nouveau camp, une amitié inattendue voit le jour, tandis qu’un nouveau plan d’évasion se complote. Maréchal et Rosenthal en sont…
Sorti en blu-ray le 21 février dernier chez Studiocanal dans le cadre d’une prestigieuse collection de classiques restaurés en HD (prochain sur la liste : Quai des brumes), La Grande Illusion est l’un des plus grands joyaux du 7e art, ni plus ni moins. Une oeuvre d’une puissance émotionnelle et d’une noblesse inégalées à ce jour, dont le message universel de fraternité entre les hommes frappe encore en plein coeur 75 ans après sa sortie. Jean Renoir, fils du peintre impressionniste Auguste Renoir, aura passé plus de deux ans à monter ce film en partie autobiographique sorti en pleine montée du nazisme. Sans l’appui déterminé de Jean Gabin, qui accompagna Renoir dans ses démarches pour convaincre les distributeurs, ce drame pacifiste n’aurait sans doute jamais vu le jour.
Il faut dire que, même si son intrigue se déroule durant la première guerre mondiale, La Grande Illusion aborde des thèmes ultra sensibles en cette année 1937 où le spectre d’une nouvelle guerre avec l’Allemagne se fait imminent. Haï par Céline qui stigmatisa son “philosémitisme” à cause du personnage du lieutenant juif Rosenthal, ce pamphlet humaniste s’est imposé à sa sortie comme une ode à l’amitié entre les peuples et une stigmatisation de l’absurdité de la guerre. Le respect et l’amitié grandissants entre Boeldieu et Rauffenstein, deux officiers servant deux nations ennemies, mais aussi l’amitié entre Maréchal et Rosenthal et enfin le début de romance entre Maréchal et une fermière allemande : autant de provocations thématiques pour ce film taxé d’anti patriotisme et interdit dans la France de Vichy comme par Goebbels en Allemagne. La richesse de La Grande Illusion ne s’arrête pas à son message pacifiste – que d’aucuns relativisent, eut égard au passé militaire de Renoir, lui-même gravement blessé en 1915 dans les Vosges.
On peut y lire aussi une réflexion sur la fin d’une époque, incarnée par les aristocrates vieillissants Boeldieu et Rauffenstein, réunis malgré leurs différences par le même sentiment d’appartenance à un monde aux codes d’honneur en passe d’être balayés par le siècle qui débute. Trente deux ans plus tard, Peckinpah touchera aux mêmes thématiques avec ses flamboyants cowboys crépusculaires dans La Horde Sauvage. La Grande Illusion, c’est aussi une photographie saisissante et sans détour de la force des préjugés antisémites au début du XXe siècle : le prodigue Rosenthal, qui nourrit ses compagnons de geole via des colis envoyés par sa famille depuis Paris, évoque auprès de ses camarades les clichés dont sont déjà victimes les Juifs à l’époque. Maréchal lui-même, dans un accès de colère contre Rosenthal durant leur cavale, se laisse emporter par un violent “j’ai jamais pu blairer les Juifs”. Et même si le point de vue du film n’est pas lui-même exempt de fâcheux poncifs (Rosenthal est donc issu d’une riche lignée et concède un “péché d’orgueil” pour sa “communauté”), Renoir et son scénariste Charles Spaak n’en laissent moins, là encore, la fraternité l’emporter sur la haine. La solidarité entre Gabin et Rosenthal donne lieu aux scènes les plus émouvantes d’un film qui n’en manque pas, jusque dans son final en forme d’adieux déchirants. Enfin, La Grande Illusion, c’est le charme inoxydable du phrasé popu de ses acteurs (du “Frou-Frou” fredonné par Gabin aux calembours gouailleurs de Julien Carette), la délicieuse classe du timbre inimitable de Fresnay et la modernité d’une mise en scène élégante, truffée de plans séquence parfois étonnants. Quant au sens du titre La Grande Illusion, il est à tiroirs mais son analyse la plus évidente, corroborée par une réplique de Rosenthal vers la fin du film, concerne l’illusion de beaucoup de Français, à l’époque, que cette guerre serait bien la « der des der ».
Le plaisir à la redécouverte du film est évidemment indissociable de l’hallucinante qualité de sa restauration numérique en 4K, fruit d’une collaboration entre Studiocanal, Carlotta Films et la Cinémathèque de Toulouse. Effectuée par le laboratoire L’Immagine Ritrovata à Bologne, cette cure de jouvence, effectuée à partir du négatif nitrate original de La Grande Illusion, dépoussière spectaculairement le film aux contrastes désormais sublimes et à la bande son d’une pureté sans précédent.
Je vous propose de découvrir en deux temps les détails de ce passionnant travail de titan : l’histoire même, assez rocambolesque, du long voyage du négatif de La Grande Illusion, avec Natacha Laurent, Déléguée générale de la Cinémathèque de Toulouse. L’étape suivante, dans un prochain post, consistera à revenir sur le “making of” concret du travail de restauration, avec Béatrice Valbin-Constant, Directrice technique de Studiocanal.
Pour les plus jeunes d’entre vous qui n’ont pas vu ce film et pourraient être refroidis par l’austérité de façade, je n’aurai qu’un mot : foncez sur ce blu-ray. Vous découvrirez ce chef-d’oeuvre implacable d’émotion, creuset intemporel des sentiments humains les plus nobles et désormais transcendé par son resplendissant écrin numérique. M’est avis que Spielberg doit certainement apprécier ce classique qui figura, en 1958, sur une liste des « douze meilleurs films du monde » dressée par une centaine de critiques lors de l’Exposition Universelle de Bruxelles.
NATACHA LAURENT, DELEGUEE GENERALE DE LA CINEMATHEQUE DE TOULOUSE
Pourquoi le négatif original de La Grande Illusion s’est-il retrouvé à la Cinémathèque de Toulouse ?
Natacha Laurent : Pas par hasard. Il est le symbole d’une amitié entre deux hommes : Raymon Borde, le co-fondateur et Conservateur de la Cinémathèque et son homogue russe du Gosfilmfond (les archives nationales russes – NDJP) à Moscou, Viktor Privato. Ce négatif est arrivé chez nous dans la seconde moitié des années 70, après de nombreux échanges entre les deux Cinémathèques. Moscou a commencé à nous envoyer de nombreux films soviétiques dans les années 60, évidemment à des fins de propagandes mais d’une part, Borde était membre du PCF donc pas de soucis et d’autre part c’est une vraie passion commune pour le cinéma qui a nourrit une confiance réciproque entre Borde et Privato. Grâce à leur amitié, Toulouse reste aujourd’hui l’un des principaux centre d’archives de films sovétiques au monde, avec Moscou bien sûr. Réciproquement, Raymond Borde a envoyé en Russie soviétique plusieurs films et notamment ceux de Brigitte Bardot. On a échangé Bardot contre Eisenstein, en quelque sorte ! La cinémathèque de Moscou nous a aussi demandé pas mal de critique de presse française. Le négatif de La Grande Illusion s’est donc retrouvé à Toulouse du fait d’une longue collaboration avec Moscou, pas d’une histoire particulière avec Renoir.
Mais comment ce négatif nitrate original de La Grande Illusion s’est il retrouvé à Moscou ?
Quand l’armée rouge est arrivée à Berlin en 1945, elle a confisqué un certain nombre de trophées de guerre parmi les oeuvres d’art elles mêmes confisquées par les nazis à la France en 1940. Beaucoup de bobines de films ont été ainsi saisies par les Russes à Berlin puis convoyées à Moscou. Le Gosfilmfond a d’ailleurs été fondé en 1948 pour répondre à cet afflux de bobines. C’est pour ça qu’on retrouve à Moscou beaucoup de titres du cinéma français… dont La Grande Illusion.
Et miraculeusement, le negatif nitrate est resté intact dans ces conditions mouvementées ?
Exactement, c’est un miracle quand on connait la nature hautement inflammable, voire plutôt explosive, du nitrate. Quand on a l’a récupéré dans les années 70, la cinémathèque de Toulouse n’avait un kopek de subventions, il n’y avait que des bénévoles et ils n’avaient pas idée qu’il s’agissait du négatif nitrate original. Il a été expertisé à la fin des années 80 grâce à la monteuse Renée Lichtig, qui avait assisté Renoir au moment de la première restauration en 1958.
Où est donc conservé aujourd’hui le négatif nitrate original de La Grande Illusion ?
Le nitrate est interdit de projection et de fabrication depuis les années 50 pour des raisons de sécurité. Depuis le plan nitrate de la fin des années 90, notre négatif nitrate du film a été rapatrié aux Archives Françaises du Film à Bois-d’Arcy (Yvelines), ainsi que 2000 autres négatifs de même nature. C’est dans le cadre de ce plan nitrate que s’est effectuée la seconde restauration de La Grande Illusion en 1997, effectuée sur un élément de sécurité généré à partir du négatif nitrate original. C’était une grande première, puisque la restauration de 1958 s’était faite par Renoir à partir de divers contretypes français, allemands et américains, sans que le réalisateur ait pu mettre la main sur le négatif original (bloqué à Moscou, donc – NDJP). Ce négatif nitrate original est donc désormais à Bois-d’Arcy mais, en revanche, les nouveaux élément qui viennent d’être créés pour cette nouvelle restauration seront tous conservés chez nous, y compris le retour sur pellicule. C’est un autre chapitre important de l’histoire de la restauration : elle a été faite sur numérique, mais il est très important de faire un retour sur pellicule.
Mais la restauration de 1997 n’était pas en mode numérique…
Non, elle a été réalisée à la main directement sur le support argentique (le “marron”) généré à partir de ce négatif nitrate. Et celle de 2012 est donc la première entièrement numérique en très haute définition. Toute restauration est une grande leçon d’humilité car il faut accepter l’idée qu’elle n’est pas définitive. Il faut toujours conserver tous les éléments, les anciens comme ceux qu’on a créé, pour que nos successeurs, équipés de nouvelles technologies dans 15 ou 20 ans, puissent faire avancer l’Histoire du cinéma.
Quelle sera selon vous la longévité de cette restauration 2012 ? Elle paraît définitive !
On m’a déja posé la même question ce matin, je n’en sais rien ! Ce qu’il y a d’extraordinaire sur celle là, c’est notamment que pour la première fois, on entend enfin parfaitement tous les dialogues sans bruit parasite, le constraste est magnifique, le grain pellicule a été conservé… C’est vrai que je ne vois pas ce qu’on pourrait faire de mieux…
La pellicule se conserve mieux que l’informatique ?
Oui ! L’opinion publique est complètement manipulée sur ce sujet : le numérique n’est pas destiné à conserver les films ! Il sert à valoriser et diffuser le plus largement possible, ça oui. Mais le support matériel argentique est encore le meilleur pour la conservation. Les américains l’ont bien compris et procèdent eux même à un retour sur pellicule systématique de tous les films produits en numérique. Les ingénieurs trouveront peut-être un moyen de me faire mentir dans dix ans, mais lla conservation numérique a un coût énorme, dix fois plus cher que la conservation sur argentique. Ill faut faire des transferts réguliers de fichiers extrêmement massifs, opérer ce transfert sasns perdre aucune donnée ni dégrader les images à chaque transfert.
Pour conclure, peut-on dire que c’est finalement la cinéphilie qui a sauvé La Grand Illusion ?
Oui merci de le dire comme ça parce qu’on ne voit pas forcément que cette restauration est aussi l’aboutissement de dizaines d’années de travail, de la part de gens qui ne font pas parler d’eux , mais sans eux cette prouesse technique n’aurait jamais été possible.
La Grande Illusion, de Jean Renoir : disponible en blu-ray chez Studiocanal Collection.
(Remerciements à Christophe Le Belleguy)
A SUIVRE : INTERVIEW DE BEATRICE VALBIN-CONSTANT, DIRECTRICE TECHNIQUE DE STUDIOCANAL
Quel bel article !
Le sort qui peut être réservé à ces chefs d’œuvre est vraiment incroyable, voir inquiétante pour la mémoire collective. Cette interview est vraiment éclairante.
La valorisation de ce chef d’œuvre par et au travers du travail des restaurateurs relève presque du devoir de mémoire. Ce film par son contexte reflète si bien une époque et le changement qu’elle amène que sa perte aurait vraiment été une catastrophe.
Vivement la deuxième partie et merci pour Mr Plissken.
Ah ben tiens ! Moi qui pensais que ce film était le long métrage de Garcimore…
Suite à un appel de la direction de ce Blog, je présente mes plus plates confuses, et tiens à dire que ce chef-d’œuvre qu’est la grande illusions, mérite le détour* !
*(notamment pour la scène ou Steve mcqueen, saute au dessus des barbelés avec sa moto pour échapper aux Allemands… Hein quoi, c’est pas ça ?!!!)
Stellar work there evreoyne. I’ll keep on reading.
Tip top stuff. I’ll expect more now.
Your answer was just what I needed. It’s made my day!
That’s the thinking of a creative mind
AFAIC that’s the best answer so far!