La malédiction Constantine (Locke & Key S1 / Netflix)

La malédiction Constantine (Locke & Key S1 / Netflix)

Note de l'auteur

La série Locke & Key, pour celles et ceux qui ont lu le comics originel de Joe Hill et Gabriel Rodriguez, n’en est qu’une version affaiblie, souvent insipide et régulièrement incohérente voire ratée. La malédiction Constantine aurait-elle encore frappé ? [Attention, spoilers]

Tyler et Kinsey (c) Netflix

Locke & Key, le comics de Joe Hill (l’un des deux fils de Stephen King) et Gabriel Rodriguez, a mis du temps à parvenir jusqu’à nos téléviseurs. La BD, pour l’essentiel, a été publiée de 2008 à 2013. Les droits ont été acquis d’abord par Dimension Films pour en faire un long-métrage, puis par Dreamworks en 2010, le sieur Steven Spielberg entrant même dans la danse en vue d’en faire une série télé, avant que le même projet de série ne parvienne dans l’escarcelle de la 20th Century Fox. Un pilote est alors tourné par Mark Romanek, avec Miranda Otto, Sarah Bolger et Nick Stahl notamment. La Fox jette l’éponge en mai 2011, tente de vendre le projet à d’autres networks, en vain. En 2014, retour au grand écran : une trilogie de longs-métrages (pas moins) est annoncée au Comic Con par la Universal. Un an plus tard, ce n’est plus d’actualité.

En 2017, Hulu commande un nouveau pilote tourné par Andy Muschietti avec Frances O’Connor dans le rôle de Nina Locke… avant de passer la main. Il faudra donc attendre Netflix et 2018 pour que le dossier « série télé » soit réactivé, avec un nouveau cast par rapport aux pilotes, à l’exception de Bode Locke, joué (comme dans le pilote d’Hulu) par Jackson Robert Scott.

Le choix de conserver Jackson Robert Scott est un peu étrange. La première chose qui saute aux yeux, quand on a lu la BD de Hill et Rodriguez, est que le Bode de Scott paraît un poil trop âgé pour ses jeux et ses centres d’intérêt (figurines, poupées, sabre lumineux), sans parler de son attitude générale et de sa façon de parler. Un détail, peut-être, même si le garçon (sur)joue le plus souvent comme une quiche, avec un physique désormais ultra-standardisé.

C’est néanmoins révélateur de l’un des problèmes principaux des séries adaptées de livres : celui ou celle qui a lu l’œuvre originelle constate souvent les (parfois grosses) ficelles des scénaristes télé pour transposer un univers au petit écran. Et il devient alors extrêmement malaisé de regarder la série sans tiquer face à des modifications tour à tour indolores ou franchement idiotes.

Clés sans serrure

Bode trouve des clés en ouvrant les oreilles (c) Netflix

Côté artifices difficiles à avaler, on peut citer le « murmure » des clés. Dans la BD, les enfants Locke doivent bosser pour les trouver. Fouiller la Keyhouse de fond en comble, et trouver les portes correspondant aux clés. Un vrai boulot d’explorateur et d’imagination, bien développé par Hill et Rodriguez mais que les scénaristes de la série ont certainement jugé trop lourd pour un rythme télévisuel. Surtout, on peut voir dans les murmures une très, très grosse ficelle. Certes, dans la BD, Bode trouvait (un peu trop ?) rapidement la première clé et la première porte, mais cela avait le mérite de la crédibilité.

Quelle justification à cette introduction des murmures ? Aucune, si ce n’est de faciliter et donc d’accélérer à l’envi la découverte des clés. Soulignons au passage que, dans la BD, les clés servaient à ouvrir les portes correspondantes nichées un peu partout dans la maison. Keyhouse devenait ainsi plus qu’un décor : un personnage à part entière, une sorte de maison hantée dans un avatar revitalisé. La Keyhouse de la série télé n’est qu’un décor de carton-pâte, certes joli mais sans épaisseur ; un décor parmi d’autres, avec le lycée, la maison d’Ellie, la caverne…

Le murmure n’est pas le seul choix ne se basant sur aucune raison exprimée. Prenez Ellie, la prof de gym, amie proche de Rendell Locke (père des trois enfants) et qui vit toujours dans la ville de Matheson (Lovecraft dans la BD). Elle se souvient des clés, de la magie de Keyhouse, et de tous les événements funestes qu’elle a vécus avec les Keepers of the Keys. Lorsqu’on lui demande pourquoi elle se souvient de tout cela, alors que Nina, épouse de Rendell, oublie la magie de la maison quelques instants après l’avoir vécue, Ellie se contente de dire : « On a trouvé un moyen. » Il n’y a plus qu’à la croire sur parole… ou à miser sur le fait qu’on nous révélera ce point pourtant central dans une saison ultérieure.

Cela pose néanmoins un autre problème : pourquoi avoir arraché à Duncan ses propres souvenirs, tous ses souvenirs ? Rappelons que le jeune frère de Rendell ne faisait pas partie des Keepers of the Keys qui, apparemment, ont trouvé un moyen de ne pas oublier. Surtout, pourquoi (et comment) avoir planqué les souvenirs de Duncan dans le jardin, avec une clé spéciale qui ne semble avoir été façonnée que pour cela ? Cette clé est d’ailleurs une anomalie de plus dans l’univers de Locke & Key : voici une clé qui ne sert pas à transformer la personne qui la tient et qui n’est même pas en lien direct avec Keyhouse ou les Locke. Elle ne sert qu’à stocker les souvenirs de Duncan hors de la tête de celui-ci, et à les faire émerger de la terre dans des bocaux comme poussés par une installation domotique.

Autre clé incohérente : celle qui enflamme tout ce qu’elle touche. Outre la décision un poil outrée de Mark, qui se suicide en se plantant ladite clé dans la poitrine au niveau du cœur (juste pour éviter d’être retrouvé par Dodge ? Mais comment celle-ci aurait-elle su où il vivait ?), voilà une clé qui ne paraît pas destinée à une serrure. Elle agit davantage comme un briquet surpuissant, un lance-flammes magique qui crame des gens et des maisons mais ne transforme personne.

Dodge et Erin dans l’espace mental de cette dernière (c) Christos Kalohoridis/Netflix

Le changement apporté au fonctionnement de la Head Key se justifie peut-être par des raisons de mise en scène. Mais elle perd au passage le côté organique puissant (et un tantinet craspec) de son usage dans la bande dessinée. Et ce, au profit d’espaces mentaux dont on peine parfois à trouver la logique. Pourquoi Kinsey a-t-elle un centre commercial bariolé comme « palais mental », alors qu’elle ne ressemble pas particulièrement à une fashion victim ? À part pour le côté sexiste, une fille ayant forcément un esprit en forme de shopping mall

Toujours dans la série des facilités scénaristiques guère supportables, on peut citer la découverte de la « clé lance-flammes » par Dodge. Il suffit que celle-ci sorte de la maison de Mark avec l’Anywhere Key pour qu’elle tombe sur le gamin qui a probablement retrouvé la « clé du feu » dans les décombres. Avec l’Anywhere Key, elle l’envoie valdinguer sous les rames d’un métro. Emballé, c’est pesé. À ce rythme, Dodge aurait dû choper l’Omega Key et ouvrir la Black Door en 25 minutes montre en main, au lieu de meubler 8 heures de vidéo juste pour jouer les bad girls au sourire en coin.

Une longue liste d’erreurs et d’errances

La série aligne par ailleurs les moments de tension cheap et téléphonés. Le groupe des Savinis bloqué dans les cavernes par la marée qui menace de les noyer (en définitive, ils s’en sortent sans guère de mal). Bode qui planque un piège à loup sous un rideau (va-t-il avoir la main sectionnée dès le 2e épisode ? la Well Lady tombera-t-elle dans le piège dès le 2e épisode ? le suspense est insoutenable).

On a aussi droit aux cliffhangers débiles. Comment Dodge sait-elle où et quand se trouver exactement pour voir, de sa cachette derrière un tronc d’arbre, Kinsey enterrer sa peur dans le bois ? Et d’où vient son pouvoir de faire claquer des portes et péter des ampoules, au fait ?

Dodge et l’Anywhere Key (c) Christos Kalohoridis/Netflix

Le coup de la boîte à musique au lycée est particulièrement crétin. On l’a compris, Kinsey n’a plus peur de rien. Mais n’est-ce pas un peu hénaurme, de sa part, de jouer de la boîte à musique en plein réfectoire, au vu et au su de tous ? Et avec, pile poil, Gabe qui passe dans le coin à ce moment ? Et qui ne s’étonne qu’à peine de cette magie soudaine au lycée ? Et le fait qu’il ne s’en soit pas étonné outre mesure n’aurait-il pas dû inquiéter Kinsey et Scot ? Kinsey en profite pour tout balancer à Gabe, qu’elle ne le connaît qu’à peine.

Joe Ridgeway découvre Lucas (censé être mort) chez Ellie, prend une photo avec son téléphone et… rentre chez lui, où il sera seul toute la nuit, à la merci de n’importe quel intrus. Il appelle Nina pour lui demander de passer le voir, au lieu de se rendre à Keyhouse directement avec sa photo. Résultat : Lucas et Ellie débarquent, Lucas le dézingue, on passe à la suite. Pourquoi, quand ils ont la preuve d’un crime, les personnages de fiction se contentent-ils toujours de laisser un message totalement imprécis sur un répondeur quelconque ?

L’inspecteur Mutuku donne tout un carton de photos et documents ayant appartenu à Joe Ridgeway, à une femme qui n’est installée à Matheson que depuis quelques semaines ou mois à peine… et qui, en plus, est celle qui a découvert le cadavre.

Bode a déjà expérimenté la Ghost Key ; pourtant, il tente quand même de prévenir sa mère, alors qu’il sait qu’elle ne peut ni la voir ni l’entendre, et que, quelque part, il y a une boîte à musique qui pourrait obliger Dodge à leur obéir. Sans parler des scènes totalement inutiles, telle celle où Dodge apparaît devant Bode pour réclamer une fois de plus les clés… avant de repartir sur une simple menace.

Tyler et l’un des souvenirs en bouteille de Duncan (c) Ken Woroner/Netflix

Nina laisse tomber son mug fétiche qui vient de contenir de l’alcool. Le mug se brise en plusieurs morceaux bien secs, laissant le sol sans la moindre trace d’humidité. Et est-il vraiment possible de placer des cendres humaines dans une urne funéraire sans réaliser qu’il y a une clé dans le tas ? Et quid de Tyler si il est un jour incinéré : le livre qu’il a jeté dans son espace mental réapparaîtra-t-il en même temps ? S’il se fourre toute la bibliothèque du lycée dans la tronche, cela risque de faire un sacré paquet de cendres à faire tenir dans une petite urne…

Tout ceci n’est pas à proprement parler impossible mais cela reste tiré par les cheveux. On évitera de remarquer que Nina entre et ressort de son alcoolisme avec une désarmante facilité.

Après les événements du passé, Rendell et les autres se partagent les clés mais laissent à Ellie la clé du puits : ne craignent-ils pas qu’elle tente quelque chose pour ramener Lucas à la vie, et le démon avec lui ? Dans le présent, Ellie et Rufus rentrent seuls chez eux pour chercher la couronne des ombres, tout en sachant que Lucas est sans doute dans le coin…

Toujours pour les ombres, il faut un « génie » comme Bode pour imaginer qu’il suffit d’allumer la lumière pour « tuer » ces créatures (au demeurant, bien plus belles et détaillées dans la BD que dans la série) ? Ils trouvent Dodge évanouie sur le sol : vite, sortons l’Omega Key de sa super-cachette (mais était-ce vraiment une super-cachette, au fait ?) pour vérifier qu’elle y est toujours, et ainsi la mettre en danger si Dodge ne fait que semblant d’être évanouie.

Quant aux « glowing bullets » (quelle étrange idée !), Kinsey se contente de dire à ses acolytes : « Faites juste attention à ce qu’elles ne vous touchent pas, OK ? » Cela valait effectivement le coup de le souligner… d’autant que, sitôt la porte ouverte, toute la bande se plante devant avec la bouche entrouverte, plutôt que de se mettre à couvert. Malin ! Quant au twist final, je me demande toujours comment Dodge savait que Kinsey ferait partie des Savini et a pu préparer son coup de façon aussi serrée.

Problèmes de rythme et d’affadissement

Locke & Key, le comics : coup d’oeil dans l’espace mental de Bode

Outre certains problèmes de rythme assez évidents – un seul exemple, sans revenir sur les soporifiques passages « ma vie au lycée » : lorsque les frères et sœur Locke appellent du renfort pour transporter Dodge jusqu’à la Black Door, cela tire méchamment en longueur, pour cause de palabres pseudo-attachants et de rabibochages à deux sous – on regrettera surtout une vraie atténuation du matériau d’origine.

C’est évidemment une constante dans les séries télé, surtout américaines (voire anglaises, cfr. Sex Education saison 2). Il suffit de visionner Watchmen ou, et elle pourrait presque passer pour un exemple du genre, Constantine. Ou comment dévoyer absolument son matériau d’origine – le génial Hellblazer – en le dépouillant de tous les éléments intelligents et transgressifs pour le forcer à entrer dans un moule mainstream et presque « familial ». Heureusement, on compte aussi un certain nombre de contre-exemples : Hannibal, Legion et, dans une moindre mesure, Castle Rock.

Dans le comics, Sam Lesser était nettement plus inquiétant, avec son visage couturé (après avoir vu son crâne explosé à coups de brique par Tyler) et sa personnalité à la fois doucereuse et mortelle (la scène de fellation dans le camion est aussi suggérée qu’éprouvante), tandis que sa route vers Lovecraft est un littéral massacre. Lors de l’attaque de la famille Locke par Sam et une deuxième brute, Nina, loin de ne subir qu’un coup de feu dans la jambe, est violée par le second type et, pendant toute l’histoire ou presque, elle est obligée de marcher avec une canne, tandis que sa lutte contre l’alcoolisme est un véritable combat de chaque instant, nettement plus que pour la Nina de la série. La violence du comics est à des années-lumière de celle, édulcorée au possible, de la série, jusqu’à ce qu’il n’en reste quasiment rien. Dès les premières pages, ça tue à la hache et au revolver, ça viole et ça poursuit sans se fatiguer, et Bode trouve la première clé et la première porte. Un début en fanfare s’il en est.

Côté physique des actrices, on aurait aussi beaucoup à dire sur le fait qu’à Matheson, les rondeurs n’existent visiblement pas, sans même parler d’obésité. Ellie et Nina n’ont sans doute pas mangé depuis la fin des années 1990, tandis que Dodge, sans doute parce qu’elle attend au fond du puits depuis des années, n’a que la peau sur les os. Il faut chercher du côté des Savinis pour avoir une Zadie Wells (un rôle très secondaire) avec un tant soit peu de rondeurs… et étrangement, il s’agit d’une Afro-Americaine. Un peu comme dans Evil, d’ailleurs.

Locke & Key, sans être pleinement désagréable à regarder, n’est au mieux qu’une demi-réussite. Trop de problèmes, trop de compromis ont fait de cette merveilleuse histoire, de ce pur plaisir de lecture qu’était le comics, une semi-bouillie d’une grande banalité. Et ce n’est pas le méga-twist final – avec ses problèmes de cohérence propres – destiné à brosser le spectateur lambda dans le sens du poil, qui change la donne. La saison 2 rattrapera-t-elle le coup ? L’espoir fait vivre.

A lire également sur Locke & Key : Magie et traumatisme, l’avis de Marine Pérot !

Locke & Key (Netflix) saison 1 en 10 épisodes
diffusés depuis le 7 février 2020
Série créée à partir de la BD signée Joe Hill et Gabriel Rodriguez
Épisodes écrits par Joe Hill, Aron Eli Coleite, Liz Phang, Meredith Averill, Mackenzie Dohr, Andres Fischer-Centeno, Brett Treacy, Dan Woodward, Michael D. Fuller, Vanessa Rojas, Carlton Cuse
Réalisés par Michael Morris, Tim Southam, Mark Tonderai-Hodges, Dawn Wilkinson, Vincenzo Natali
Avec Darby Stanchfield , Connor Jessup, Emilia Jones, Jackson Robert Scott, Petrice Jones, Laysla De Oliveira, Griffin Gluck, etc.

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