La Mer sans Étoiles : pour une métaphysique des portes

La Mer sans Étoiles : pour une métaphysique des portes

Note de l'auteur

Un palais des glaces bibliophile, rappelant l’image célèbre d’Orson Welles saisissant Rita Hayworth dans La Dame de Shanghai. Un jeu de pistes dans les rayons d’un univers-bibliothèque au bord d’une mer (peut-être) souterraine. Une quête de quêtes, où chacun est soi et métaphore. Un roman fascinant signé Erin Morgenstern.

L’histoire : Dans la bibliothèque de son université, Zachary Ezra Rawlins trouve un livre mystérieux, sans titre ni auteur. Découvrant avec stupéfaction qu’une scène de son enfance y est décrite, il décide d’en savoir davantage. C’est le début d’une quête qui le mènera à un étrange labyrinthe souterrain, sur les rives de la mer sans Étoiles. Un monde merveilleux fait de tunnels tortueux, de cités perdues et d’histoires à préserver, quel qu’en soit le prix.

Mon avis : Bienvenue sur les rives de la mer sans Étoiles, « loin sous la surface de la terre, à l’abri du soleil et de la lune ». Sur son bord, un labyrinthe d’histoires. Le tout contenu dans un livre, plusieurs livres, et dans plusieurs livres dans un livre. Avec cette impression forte de suivre le lapin d’Alice dans les méandres du pays des Merveilles. D’ailleurs, et ce n’est pas une surprise, on croisera bien le lapin dans La Mer sans Étoiles. Un lapin inquiétant, imposant, mutique, dans la pénombre d’histoires anciennes.

Doux chagrins, Fortunes et fables, La Ballade de Simon et Eleanor, des interludes sous le titre d’Autre temps, autre lieuErin Morgenstern entrelarde son récit principal d’extraits de livres fictifs (mais un « livre fictif » n’est-il pas déjà une double, voire une triple fiction ?) passionnants, qui résonnent avec le fil majeur tout en déployant une harmonie particulièrement riche. Comme un archet qui jouerait sur une seule corde mais en faisant vibrer toutes les autres. Un peu, aussi, comme les légendes de Shraavilshâ le lapin mythique dans le merveilleux Watership Down de Richard Adams.

Doux chagrins est aussi, en quelque sorte, le livre que l’on tient entre les mains, puisqu’il raconte au protagoniste sa propre histoire… avec un petit côté L’Histoire sans fin forcément agréable. Complexe ? Au contraire, le style d’Erin Morgenstern emporte la lecture comme une douce marée de miel absolu. Certains chapitres sont des vignettes poétiques, des instantanés qui incarnent à la fois leur histoire particulière et une partie du tout. Une métonymie permanente, peut-être.

Plus fascinant encore est ce monde fantastique biblio-centré, où l’on ne sait plus qui raconte et qui est histoire. Où tout commence et tout se clôt avec Zachary Ezra (de Z à A, à rebours), à l’instar des chapitres « principaux » qui débutent tous (ou presque) avec son nom complet. Un monde dominé par une véritable métaphysique des portes : « Toutes les portes mènent à un Port sur la mer sans Étoiles, pour peu que quelqu’un ose les ouvrir. »

D’une porte l’autre : le roman fonctionne aussi en mode « marabout, bout d’ficelle » dans sa façon d’enchaîner les narrations, d’emboîter les chapitres, de les faire se répondre, se justifier mutuellement. Avec un très beau jeu sur la construction générale du livre – on n’en attendait pas moins au vu de son sujet, mais ce n’en était pas moins casse-gueule. Et Erin Morgenstern s’en sort avec davantage que les honneurs.

Espaces étranges, architectures déroutantes, labyrinthes mouvants, portes dérobées, lieux cachés, rapport à l’espace et au temps délirant (mais parfaitement maîtrisé par la narration grâce à une multiplication des ponts, des raccourcis, des « miettes de pain » disséminées) : on pense à Narnia, Un jardin secret, et bien sûr Alice. Mais aussi, côté comics, à Locke & Key et The Unwritten. Une vraie réflexion sur le pouvoir de la fiction, où un livre prêté peut devenir « une fenêtre pour voir à l’intérieur de quelqu’un d’autre ».

La mer sans Étoiles, c’est aussi la Twilight Zone de Rod Serling : l’aubergiste aimé de la Lune « se situe désormais ailleurs, dans un endroit plus profond et plus sombre où peu de gens le trouveront jamais, sur les rivages de la mer sans Étoiles ». Et le théâtre d’amours si pas impossibles, du moins contrariées : Dorian/Zachary, Veilleur/Mirabel, Lune/aubergiste, Temps/Destin, Simon/Eleanor… Toute histoire – et donc toute vie – semble ainsi le fruit d’une conversation entre Temps et Destin. À la fois métaphore et personne bien réelle, à l’instar du pirate (« qui reste une métaphore mais aussi une personne et a parfois du mal à incarner les deux à la fois »).

Erin Morgenstern © Allan Amato

Mirabel est « hantée par [son] propre fantôme », le souvenir de ses vies passées. Ce rapport au temps immense, au passé immémorial, explique au passage la référence à la Légende de Zelda (une exploration que l’on retrouve dans les œuvres de Mathieu Bablet, notamment). Un passé plus qu’antique, qui laisse des vestiges à décrypter, des traces à « lire » et comprendre.

Le Veilleur, le Roi des chouettes… Erin Morgenstern expose son tarot personnel en plus de 640 pages qu’on ne sent pas passer. Jusqu’à la « matérialisation » de la fin du livre… à la fin du livre. Rarement un roman n’a fait ressentir sa propre conclusion avec une telle acuité.

« La fin, c’est ce qui donne un sens aux histoires. » Ici, tout finit « tout en bas » avec « une histoire pour rassembler toutes les autres ». Toute ressemblance avec un Anneau unique n’est évidemment pas fortuite : on n’est jamais loin non plus de Tolkien, de Rivendell ou des bibliothèques de Minas Tirith.

L’extrait (tiré du “journal secret de Katrina Hawkins” :

Ça m’a fait penser à la vallée de Fondcombe, un endroit calme et isolé où aller terminer l’écriture d’un livre, mais ce royaume caché se trouvait sous terre et avait un port, si je me souviens bien. Je crois que c’est ça, parce que le port donnait sur quelque chose qui s’appelait la mer sans Étoiles, et ça je sais que je m’en souviens car c’était clairement sous terre et c’est pour cette raison qu’il n’y avait pas d’étoiles. À moins que tout ça n’ait été qu’une métaphore. Enfin bref.
Je me souviens de l’endroit davantage que de l’histoire qui allait avec, mais il me semble que dans l’histoire ce royaume caché était un espace temporaire. Et qu’il était voué à disparaître, parce qu’il faut savoir que les royaumes féeriques finissent assez souvent par disparaître d’une manière ou d’une autre. En l’occurrence, cet endroit avait un début, un milieu, et se dirigeait vers une fin, sauf qu’à un moment ça s’était coincé. Peut-être aussi qu’il avait redémarré de zéro un certain nombre de fois, je ne me souviens plus.
Certaines parties de l’histoire s’étaient retrouvées piégées en dehors de l’espace narratif, d’autres morceaux s’étaient perdus. Il y a aussi quelqu’un qui essayait de l’empêcher de se finir, je crois bien.
Mais l’histoire, elle, voulait une fin.
La fin, c’est ce qui donne un sens aux histoires.
Je ne sais pas si je suis d’accord avec ça. Je crois que l’ensemble d’une histoire a un sens, mais je crois aussi que pour que ce soit une histoire complète, en bonne et due forme, il faut une résolution. Même pas forcément une résolution, disons un endroit où la quitter. Où lui dire au revoir. »

La Mer sans Étoiles
Écrit par
Erin Morgenstern
Traduit par Julie Sibony
Édité par Sonatine

[REMARQUE :] En raison de la pandémie de Covid-19, la publication de ce roman en France a été reportée au 15 octobre.

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