La Quête onirique de Vellitt Boe : cherchez la femme

La Quête onirique de Vellitt Boe : cherchez la femme

Note de l'auteur

Après les revisitations d’Alan Moore parmi (beaucoup) d’autres, Kij Johnson publie ce retour féminin (féministe ?) sur Lovecraft. Dont, décidément, on ne cesse de parler en ce moment…

Le livre : Vellitt Boe, professeure au Collège de femmes d’Ulthar dans le monde du rêve, part à la recherche de Clarie Jurat. L’étudiante semble avoir suivi un homme, un rêveur venu du monde de l’éveil. Elle retrouve la route, le sens du voyage qu’elle a beaucoup développé dans sa jeunesse. Jusqu’à franchir les frontières de son propre univers.

Mon avis : Plus qu’une variation sur l’un des textes les plus importants du corpus lovecraftien (La Quête onirique de Kadath l’inconnue, publié après la mort de Howard Phillips), voici un vrai roman court qui vient compléter d’élégante manière la geste du Maître de Providence.

Dans ses séries Neonomicon et Providence, Alan Moore explorait déjà, entre autres, les dimensions (homo)sexuelles largement laissées de côté par Lovecraft. Une manière bien à lui d’à la fois rendre hommage, revisiter un corpus qui fait désormais partie du paysage littéraire mondial, et redonner vie à une œuvre un peu trop muséifiée, quitte à lui administrer électrochoc sur électrochoc.

La voie adoptée par Kij Johnson est très différente, même si elle partage cette volonté de « compléter », de « corriger » l’œuvre de Lovecraft. Elle le dit très bien dans l’interview publiée en manière de postface à ce roman :

Le racisme de Lovecraft m’a toujours gênée – et le fait que je l’ai identifié comme tel de bonne heure est révélateur. J’ai grandi dans un coin de campagne où tout le monde était d’origine allemande, norvégienne ou suédoise, sans trop penser aux questions de races, une problématique qui me semblait essentiellement urbaine. Mais Lovecraft insistait tellement là-dessus : des pages et des pages sur les marchants maléfiques des trirèmes noires, le fait que les esclaves de Parg étaient gros et noirs. Cela perturbait la lectrice de dix ans que j’étais, à vrai dire bien plus que les goules et les maigres bêtes de la nuit.

Dans son Guide Lovecraft (aux éditions ActuSF), Christophe Thill répond à cette question du racisme en soulignant l’époque à laquelle Lovecraft a commencé à écrire, l’évolution personnelle de l’écrivain face à cette thématique, et le fait que le lecteur d’aujourd’hui est lui-même très différent du lecteur du début du 20e siècle. Soit.

L’autre aspect des écrits de Lovecraft auquel s’est attaquée Kij Johnson est la place – ou plutôt l’absence – de personnages féminins. Plutôt qu’un Randolph Carter qu’elle juge « un héros inepte, kidnappé à deux reprises, bien trop dépendant des autres venant à son secours » (« Sérieusement, sans les chats, Carter serait mort au bout de cinquante pages »), elle opte pour Vellitt Boe, une femme, voyageuse aguerrie, professeure dans un Collège féminin d’Ulthar. Une protagoniste qu’elle suit tout au long de sa « quête onirique » à travers le monde du rêve, du sommet des montagnes jusqu’au monde souterrain où elle croise goules, gugs et ghaasts, de la terre ferme sur les flots d’un océan trompeur.

Un récit féministe ? « Si la littérature féministe s’interroge sur les genres et leur rapport au monde, alors oui, définitivement », consent l’auteure dans l’interview. « On a ici des contrées créées, au moins partiellement, par les rêves d’hommes – blancs et ayant une plus grande probabilité statistique d’être hétéros, mais la vie trouve toujours un chemin. » Certes pas une « utopie féministe », car les femmes n’ont décidément pas le beau rôle dans le monde du rêve. Le Collège des femmes où officie Vellitt Boe n’est ainsi que « le plus humble » des sept collèges que compte Ulthar.

La figure de Randolph Carter cristallise cet apartheid sexuel : « [Vellitt Boe] n’avait pas tout apprécié chez Randolph Carter », peut-on lire dans le roman. « À l’époque, c’était un homme pareil à beaucoup d’autres : obnubilé par son nombril, tellement pris dans son histoire qu’il ne lui restait aucune place pour le reste (…) et les femmes, invisibles – partout, sauf pour lui servir à boire ou à manger –, n’apparaissaient que comme des figurantes dans une pièce de théâtre intitulée Randolph Carter. Des figurantes ? Du papier peint, plutôt. » La critique adressée à Carter concerne évidemment aussi, et surtout, Lovecraft himself.

Une phrase, particulièrement, frappe l’esprit à la lecture : « On ne lui avait dérobé ses affaires qu’à trois reprises, et on ne l’avait violée qu’une fois, mésaventures qui n’avaient jamais éteint son brûlant besoin d’espace, de villes étranges, de nouveaux océans… » Peut-on traiter aussi « légèrement » l’idée du viol ? Est-il possible d’en parler aussi simplement, dans un contexte où il paraît mis sur un pied d’égalité avec un vol à la tire ? Voilà à nouveau un questionnement « féministe » (les guillemets sont importants, car le viol devrait engendrer un questionnement humain, au-delà de toutes les différences sexuelles).

L’objectif de Kij Johnson n’est pas, ici, de minimiser quoi que ce soit : « Je suis fatiguée que, culturellement, on parte toujours du principe qu’il y ait une seule et unique manière de gérer le viol. C’est-à-dire que cet acte blesse les victimes toutes de la même manière (…). Le viol, c’est compliqué ; le gérer dépend des circonstances, des individus, de la menace et des conséquences. Mon intention était d’écrire sur une femme pas immunisée contre cet acte affreux – ça a eu lieu – mais capable de l’appréhender comme autre chose qu’un traumatisme bouleversant. Il y a trop peu de femmes de fiction qui proposent des exemples de réponses autres que la honte, le traumatisme et des décennies d’une vie dysfonctionnelle. »

Aucune intention de minimiser la souffrance ou d’inciter à l’oubli, donc ; juste un désir de ne pas laisser un tel acte, aussi atroce soit-il, résumer ou définir toute une vie. Vellitt Boe n’est pas posée en exemple : elle n’est qu’une façon de vivre, qu’une réponse possible. Elle est un individu.

Au-delà de ces considérations essentielles au récit de Kij Johnson (voir aussi les goules en tant que société matriarcale), reste un beau roman de voyage, une exploration du monde du rêve, un récit d’aventure menée, pour une fois, par une femme. Et la fin, hors du monde du rêve, relance la machine – et fait espérer une suite.

Kij Johnson

L’auteure : Née à Harlan (Iowa) en 1960, Kij Johnson est l’auteure de quatre romans et d’une cinquantaine de nouvelles et novellas. Elle partage son temps entre ses activités de romancière et les cours d’écriture qu’elle dispense à l’Université du Kansas, sans oublier son poste de directrice associée au Gunn Center for the Study of Science Fiction. Elle fut longtemps éditrice, libraire indépendante, éditrice de mots croisés cryptiques, responsable publicitaire pour une radio locale ou encore serveuse dans un strip bar… Elle a remporté au cours de sa carrière plusieurs prix : un Hugo, trois Nebula et un World Fantasy Award.

L’extrait : « Elle n’avait jamais vu de rêveuse. Pas la moindre. Un jour, elle avait demandé pourquoi à Randolph Carter. Les femmes ne rêvent pas en grand, avait-il répondu, dédaigneux. Elles rêvent de bébés, de tâches ménagères… De tout petits songes.
Les hommes des contrées du rêve disaient sans cesse de telles idioties ; ceux du monde de l’éveil aussi, visiblement. Sa réponse l’avait déçue. Ses rêves à elle étaient immenses : des trains d’un kilomètre de long, des navires qui grimpaient jusqu’aux étoiles ; elle apprenait le langage des calamars et des plasmodes, traversait des échiquiers grands comme des villes… Cette nuit-là, et les années qui suivirent, elle avait envisagé l’existence d’une contrée du rêve différente, née de l’imagination de rêveuses puissantes. Une contrée où les dieux seraient moins nombreux, se dit-elle tandis que la lune disparaissait à l’horizon, la laissant dans les ténèbres des quatre-vingt-dix-sept étoiles. »

La Quête onirique de Vellitt Boe
Écrit par Kij Johnson
Édité par Le Bélial’

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