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La séance du Père Sheppard : Juggernaut, de Richard Lester (Terreur sur le Britannic, 1974)

La séance du Père Sheppard : Juggernaut, de Richard Lester (Terreur sur le Britannic, 1974)

Bon, il fait chaud, c’est les vacances, alors on va se détendre un peu. On va mettre les gros chefs d’œuvre de côté et se faire un petit « no brainer ». Forcément, le film de cette semaine étant anglais et de 1974, il a éminemment plus d’esprit que la plupart des bidules innommables qu’on nous sert de nos jours. Et malgré son âge avancé (bientôt 40 ans), il reste un petit bijou de suspense et d’efficacité, souvent pompé mais rarement, voire jamais égalé. Voici donc sans plus attendre Juggernaut, de Richard Lester.

Le pitch qui fait boum : un homme se faisant appeler « Juggernaut» a placé plusieurs bombes à bord du paquebot de croisière Le Britannic. Le chef des démineurs, Anthony Fallon (Richard Harris), et son équipe sont envoyés sur place afin de désamorcer les bombes. Pendant ce temps-là, l’inspecteur John McLeod (Anthony Hopkins) tente de découvrir l’identité de « Juggernaut».

De tous les réalisateurs des sixties, Richard Lester est sans doute celui dont les virages artistiques à 180° peuvent laisser le plus dubitatif. Si pour une génération de geeks il reste le réalisateur de Superman II et III, il n’en est pas moins pour la génération de leurs parents, celui qui mit en image les Beatles avec Hard Day’s Night et Help. Mais ce qui frappe le plus, c’est qu’entre le faiseur d’images pop et celui qui réalisa la première méga baston en ville entre super héros (avec Richard Donner, je sais), Lester reste le même. Il y a chez ce bonhomme-là, une façon très particulière de voir le monde qui se répercute film après film, quel que soit le genre, le budget ou le sujet. D’une certaine manière Juggernaut en est l’exemple parfait. Conçue dès le départ comme la réponse britannique à L’aventure du Poséidon  de Ronald Neame, Juggernaut était une commande on ne peut plus commerciale, un produit totalement compatible au marché du grand spectacle destiné au public familial. Pourtant, Lester parvient à faire de cette commande une œuvre unique où s’exprime sans contrainte son sens de la dérision et un certain pessimisme peu courant dans les productions de ce type.

Lorsque Lester prend les rênes du film, Juggernaut a déjà usé deux réalisateurs rien qu’en pré-production. Il comprend alors qu’il faut tout reprendre de fond en comble. En compagnie de son ami et auteur Paul Plater, il réécrit entièrement le script, s’attirant les foudres de Richard Alan Simmons, scénariste et producteur du projet originel. Ce dernier se désolidarisera totalement du film et apparaîtra au générique sous le nom de Richard De Koker. Le nouveau script transforme littéralement le matériau d’origine et se focalise d’un côté sur le désamorçage des bombes et de l’autre sur l’enquête policière. Il ne s’agit plus d’un film catastrophe, mais d’un polar catastrophe. En ce sens, Juggernaut se rapproche plus d’un film comme The Taking of Pelham One Two Three (sorti la même année), que d’une production estampillée Irwin Allen. On y retrouve la même ironie et le même réalisme que dans le film de Joseph Sargent.

À bien des niveaux, le film de Lester s’inscrit totalement dans la désillusion générale de son époque. Le Britannic n’apparaît pas comme le fleuron ultra moderne d’une compagnie de croisière en plein essor, mais comme un paquebot obsolète commandé par un capitaine complètement désabusé (Omar Sharif) et appartenant à une compagnie dont le directeur (Ian Holm) subit de plein fouet la crise pétrolière et le krach boursier de 1973. Pour couronner le tout, le réalisateur plonge tout son petit monde dans des conditions météorologiques effroyables. Tout ceux qui rêvaient d’une croisière sous le soleil en sont pour leur frais. Il pleut presque tout le temps, la houle est insoutenable, on se les gèle et le pauvre GO (Roy Kinnear) ne sait plus quoi faire pour amuser la galerie et occuper les passagers. Ce n’est plus La croisière s’amuse, mais La croisière s’emmerde.

Mais toutes ces touches d’ironie ne sont que des respirations au milieu d’un récit autrement plus sombre. Une noirceur constamment soulignée par la photographie glacée de Gerry Fisher et le montage d’Anthony Gibbs dans lequel la syntaxe apparemment classique de Lester montre en fait une réalisation beaucoup plus maligne qu’il n’y paraît. Pour preuve ces macro plans sur les rouages de la bombe qui sont autant d’éléments reflétant la folie minutieuse de son constructeur mais aussi celle de celui qui la désamorce. La conversation par bombe interposée entre Juggernaut et Anthony Fallon devient alors une réelle et profonde réflexion sur le Hurt Locker et sur sa relation sordide avec la mort, 34 ans avant le film de Bigelow. Plus encore, c’est le parcours personnel de Fallon qui donne au film de Lester un ton résolument pessimiste. Si celui-ci part vainqueur, il termine dans le désespoir et le doute le plus profond. Le plan final où Fallon reprend seul son hymne « Fallon is the champion », constitue une conclusion des plus troublantes pour une production de ce type. Fallon n’a rien gagné dans cette aventure, mais il a énormément perdu.

Sous couvert d’un polar catastrophe, la véritable histoire de Juggernaut est celle d’un homme qui se croyait invincible et qui va découvrir qu’il n’en est rien. C’est le récit d’une chute, celle d’un « maître du monde » qui faisant face à la l’impensable folie d’un homme, va se heurter à sa propre folie et à celle du monde qui l’entoure.

« And the future will contain random acts of senseless violence »
David Sylvian
, Random Acts of Senseless Violence (Manafon, 2009)

Cette séance a été écrite en compagnie du Selected Studies Volume 1, la surprenante collaboration entre Lloyd Cole et Hans-Joachim Roedelius.

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