
La Séance du Père Sheppard : The Innocents
Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais lors de la séance précédente, je vous avais vaguement dit qu’il y allait avoir un deuxième film de fantôme au programme. Eh bien le voici, le voilà, le second monument du genre que j’ai eu le plaisir de revoir il y a quelques jours. Même si je me souvenais d’une œuvre particulièrement fondatrice, j’avais oublié jusqu’à quel point. Classé parmi les onze films les plus terrifiants de l’histoire du cinéma par Monsieur Scorsese lui-même, cette œuvre contient non seulement l’ambiance et les images de la quasi-totalité des films de fantômes, mais aussi les prémices de l’Exorciste de William Friedkin. Sans plus attendre, voici donc The Innocents de Jack Clayton.
Le pitch de la terreur : Miss Giddens (Deborah Kerr) se voit confier la garde de deux jeunes enfants, Miles et Flora (Martin Stephens & Pamela Franklin), qui vivent seuls dans un manoir avec leur nourrice Miss Grose (Megs Jenkins). La gouvernante ne tarde pas à constater un étrange comportement de la part de ses protégés.
Couronné par l’oscar du meilleur réalisateur dès son premier film (Room at the Top, 1959), Jack Clayton est en 1961 un jeune prodige du cinéma britannique. Pour son second long, il décide de s’attaquer à l’un des monuments de la littérature fantastique anglaise : Le Tour d’écrou, de Henry James. Les récits de Henry James sont réputés pour être assez difficiles à adapter. Car, tout comme sa contemporaine Virginia Wolf, cet auteur s’attache plus à la description presque ininterrompue des sentiments ressentis par ses personnages, qu’à la simple narration d’une histoire. C’est sans doute la raison pour laquelle Clayton base d’abord le cadre de son adaptation sur la version théâtrale de William Archibald produite à Broadway dans les années 50. Mais il ne veut pas pour autant perdre le degré psychologique du roman, et afin de le retranscrire, il fait appel pour le scénario à l’un des géants modernes du genre, l’immense Truman Capote.
Comme pour Nelson Gidding avec The Haunting, ce qui intéresse surtout Truman Capote dans l’histoire de Henry James, au-delà du mystère fantastique, ce sont les ramifications psychologiques suggérées par la relation entre Miss Giddens et les deux enfants. Cet aspect freudien du récit devient le centre névralgique du script au fur et à mesure de son développement. Dès le départ, la gouvernante est présentée comme une femme d’un certain âge relativement perdue et peu sûre d’elle-même. Même si son amour des enfants ne fait aucun doute, elle semble néanmoins particulièrement émotive, voire instable. D’abord mise sur le compte de son inexpérience, cette instabilité va de plus en plus se confirmer sous la forme d’un trouble psychologique lié à une sexualité totalement refoulée. À ce titre, la performance de Deborah Kerr est tout simplement bluffante.
Miss Giddens est une vieille fille de vicaire confrontée à une violente histoire de sexe. Toute la force du scénario de Truman Capote tient justement dans la confrontation de ces deux extrêmes, l’ange instable de la bienséance face aux esprits démoniaques de la débauche. Capote ose même porter cette bataille jusqu’aux portes de la pédophilie par le biais d’une scène absolument bouleversante où le jeune Miles embrasse soudainement sa gouvernante. Elle-même est tellement déstabilisée par ce geste qu’elle est dans l’incapacité de repousser l’enfant. Ce baiser fut évidemment source de controverses pour la Fox qui décida néanmoins de garder la scène. Car si elle représente la tentation suprême de l’esprit maléfique, elle n’en est pas moins l’image d’un ultime appel au secours de la part du jeune garçon.
C’est sur cette ambiguïté constante entre film fantastique et récit psychologique que Jack Clayton va placer toute sa réalisation. Dès l’ouverture, où les mains de Miss Giddens apparaissent en position de prière sur un fond noir, le réalisateur pose les bases d’un dilemme si fort que son héroïne est obligée de s’en remettre à Dieu. Doit-elle tuer les enfants afin de pouvoir sauver leurs âmes ? « But above anything else, I love the children », dit-elle. En deux répliques, soutenues par une idée cinématographiquement magnifique, Clayton résume toute la puissance narrative et émotionnelle de l’histoire qui va nous être racontée et plonge irrémédiablement le spectateur dans une ambiance mortifère. Souhaitant s’éloigner le plus possible des productions de la Hammer, Clayton fait preuve d’une inventivité constante dans le choix de ses plans. L’ouverture de 45 secondes sur fond noir est sans doute l’exemple le plus célèbre, mais la vision de la « dame du lac » est tout aussi remarquable et fondatrice du genre.
Probablement moins impressionnant visuellement que The Hauting, The Innocents reste néanmoins un jalon de taille dans l’histoire du film de fantômes tant par sa plastique impeccable que par son scénario. De fait, c’est le premier film de genre à jouer autant sur la psychologie de ses personnages et à aller aussi loin dans leur relation. Même le grand Alfred Hitchcock ne s’y était pas risqué avec Psychose, du moins pas à ce point là et pas aussi clairement. D’ailleurs peu de réalisateurs se sont aventurés sur les mêmes rives que Jack Clayton et Truman Capote. La plupart des films d’épouvante présentent de nos jours des personnages plus lisses, plus stables, symboles de l’inébranlable vérité face à l’improbable, du réel contre l’irréel, du bien contre le mal. Mais c’est justement parce que personne dans The Innocents n’est véritablement stable, parce que le bien est lui-même remis en cause, que ce film restera un classique bien longtemps après que toutes ces autres productions aient été oubliées.
« …une violente histoire de sexe. Toute la force du scénario de Truman Capote… »
Sexe, Capote… Ok je sors.