La trêve, chérie, de Thomas Gosselin et Isao Moutte

La trêve, chérie, de Thomas Gosselin et Isao Moutte

Note de l'auteur

Des meurtres étranges liés au chantier d’une antenne-relais, une enquêtrice intuitive, des animaux au regard fixe. Mystère et combat sans merci se mêlent dans ce récit au parfum de polar, qui aurait dû aller plus loin pour vraiment accrocher le regard.

L’histoire : Alors qu’une nouvelle antenne-relais est en construction aux abords de la ville, les morts inexpliquées se multiplient. Auprès de chaque victime, une pierre parallélépipédique est retrouvée. Entre un mari énigmatique et en retrait et ses collègues un peu lourdauds, la gendarme Loreleï Soares se fie à son instinct pour faire avancer l’enquête.

Mon avis : Souvent très bien écrit, le scénario signé Thomas Gosselin (L’Humanité moins un, Les héros avancent masqués) fait preuve d’une vaste ambition. Il explore le combat ancestral de l’humain contre la nature, une opposition toujours à deux doigts de se transformer en une lutte à mort. Gosselin entretient largement le mystère sur les moyens et les enjeux de ce duel. Il faut dire que, dans La Trêve, chérie, l’homme a toujours un temps de retard sur l’animal.

Le dessin minéral d’Isao Moutte transcrit plutôt bien ce projet de départ. Il offre à la fois une dimension quotidienne et un second souffle animiste au récit. Il se sort aussi bien des scènes d’action pure que des moments plus intimistes. Et notamment des épisodes oniriques, avec un chemin de croix où Jésus se voit remplacé par un chien.

[Attention, à partir d’ici, spoilers assurés.]

Le problème, avec l’utilisation du mystère comme moteur narratif, est qu’il s’agit d’un outil très précis et difficile à manier. Dans La Trêve, chérie, la logique générale pèche à plusieurs moments, sortant le lecteur de l’univers tissé par Gosselin et Moutte.

Dès la 2e page, ça coince. Bogdan évoque un ingénieur retrouvé mort au bord d’une rivière. « On sait que ce n’est pas un accident, car il avait été remonté sur la berge dans ses vêtements trempés. » Plusieurs problèmes. Tout d’abord, si on l’avait retrouvé fraîchement noyé dans des vêtements secs, n’aurait-on pas conclu encore plus vite à un meurtre ? Cette mention des « vêtements trempés » est superflue.

Ensuite, ne peut-on imaginer que quelqu’un, avisant un corps dans l’eau, le repêche rapidement, le remonte sur la berge, constate qu’il s’agit bien d’un cadavre et décide de s’enfuir sans forcément être le meurtrier ? Il semble que la présence de la fameuse “pierre parallélépipédique” près du corps soit un gage plus sûr qu’il s’agit bien d’un meurtre…

La mort du couple, étranglé par le fil d’un cerf-volant, n’est pas éclaircie dans la suite du livre. Or, on peut penser que, si Bogdan et son amie avaient penché la tête sur le côté, ils auraient dû, en toute logique, se sortir aisément du piège tendu. Un piège mortel tendu par qui, par quoi, comment ? Pas de réponse. Pourquoi passer par un cerf-volant ?

Les deux passages oniriques sont plutôt bien conçus mais leur présence était-elle absolument nécessaire ? Quelle dimension de l’histoire servent-ils ? Leur présence ne paraît pas répondre à une exigence du récit, même si le chemin de croix du canidé est assez réussi.

Autre exemple : le morceau de falaise où se tiennent le lynx et le sanglier se décroche inexplicablement. On comprend par la suite que les minéraux ont accepté le pacte proposé par Loreleï. Mais pourquoi, cinq pages plus tard, celle-ci, lâchée d’une grande hauteur par un aigle, a-t-elle besoin de rebondir sur les cailloux pour avoir la confirmation de cette acceptation ?

La faiblesse principale de ce livre, à mon sens, réside néanmoins dans les raccourcis employés. Le personnage de Pascal, mari de Loreleï, n’est pas clairement défini : il ne semble là que pour guider inconsciemment son épouse vers une solution au conflit, ou du moins une manière de contre-attaquer afin de rétablir l’équilibre des enjeux face à des animaux ligués avec les bactéries.

Surtout, Loreleï passe de « un sanglier et un lynx ont-ils été dressés pour foutre en l’air une ruine paumée dans la forêt ? » (hypothèse lancée par son collègue Jocelyn) à « trouver quelqu’un qui communique avec les gorilles pour faire passer un ultimatum aux animaux ». Le raccourci est gigantesque. D’autant que, quelques pages plus loin, elle s’adresse directement à son chat plutôt qu’à un gorille et une spécialiste de la langue des signes.

Cette prise en main trop évidente des événements par Loreleï n’est pas crédible. Avec les autres défauts de la narration, elle fout largement en l’air le plaisir que l’on pourrait trouver à ce livre. Dommage de ne pas avoir conservé une forme de logique en béton armé jusqu’au bout. Au moment où le loup entre dans l’hôpital pour lécher le visage de Pascal (et le sauver de ses multiples affections, mais pourquoi ce coup de langue serait-il à ce point vital ?) et où des plantes poussent sous ses pattes sur le carrelage, on entre dans une dimension mythologique à la Miyazaki. Une autre tonalité, qu’il aurait été passionnant d’explorer mais qui n’est qu’esquissée ici, sans harmonie avec le reste des motifs.

Restent les animaux, leur regard intense, leur présence dense. Il est juste regrettable qu’ils lâchent l’affaire aussi facilement.

J’ai entendu un jour un prof de graphisme dire qu’une partie de son boulot consistait à conseiller à ses étudiants d’aller plus loin, de ne pas s’arrêter trop vite, de ne pas être content trop rapidement de ce qu’ils avaient produit. On aurait souhaité que Gosselin et Moutte aillent plus loin dans leur aventure, parviennent à quelque chose de plus viscéral, qui emporte à la fois le corps et l’esprit. L’un en explorant les échos potentiels d’un tel conflit humain/animal (sans oublier le minéral et les organismes microscopiques), les résonances mythologiques, métaphysiques, symboliques, culturelles (Le Roman de Renart, dont on retrouve peut-être une trace dans le chemin de croix du chien ?). L’autre en déployant dès lors une représentation graphique plus riche, vaste et profonde.

La trêve, chérie
Écrit par
Thomas Gosselin
Dessiné par Isao Moutte
Édité par L’employé du Moi

Partager