
La victime dans le Polar
Difficile de ne pas mentionner la victime, lorsque l’on réalise une thématique autour du polar comme ce mois-ci. La victime peut être ancrage émotionnel pour le spectateur, moteur narratif pour le scénariste, motif d’obsession pour l’enquêteur et source de tous les maux pour les proches. Cette nature protéiforme motive la rédaction d’un texte consacré aux victimes, qu’elles soient célèbres ou anonymes.
Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film.
(Alfred Hitchcock)
« Plus réussie est la victime, plus réussie sera la série ». Variation peu innocente du modèle hitchcockien tant la victime, en figure obsessionnelle, s’impose dans le paysage codifié du récit policier. Elle occupe l’espace narratif principal mais brille par son absence comme sa présence est évanescente. Motif, figure récurrente quasi obsessionnelle, sa redondance entraîne une forme d’abstraction, de dépersonnalisation. C’est le changement de statut de l’être humain, qui passe de corps à objet, de personne à preuve, de matériel à immatériel.
Ainsi extrait du monde, de façon violente, son apparition engendre le désordre. Et tout le but de l’enquête est de rendre moral cette situation chaotique. Puisqu’il est impossible de rendre son statut initial, corriger le désordre devient salutaire pour la victime à un niveau métaphorique, pour les familles et les enquêteurs à un niveau plus pragmatique. Fruit d’un acte transgressif (le meurtre), la révélation du coupable répond à un besoin nécessaire de morigéner ce nouveau statut. A ce propos, on peut observer dans le choix du titre Law & Order, l’illustration de ce retour à l’ordre, comme si le travail judiciaire (l’application de la loi) ne suffisait pas s’il n’était accompagné par un chaos résorbé.
Au fil des méandres d’une enquête-marathon, la victime devient allégorie. Elle se révèle, se construit par indices. C’est une esquisse dont le trait devient, à chaque découverte, un peu plus épais, un peu plus précis. L’évolution qu’entraîne cette mise au point progressive, s’accompagne d’une dimension à l’orée du fantastique. La victime devient légende, concept, jusqu’à dépasser ses fonctions élémentaires. Véritable objet d’obsession, c’est une figure fantomatique qui hante la série. Une apparition récurrente.
Laura Palmer (Twin Peaks), Adena Watson (Homicide), Nana Birk Larsen (Forbrydelsen ; ou Rosie Larsen dans la version américaine), Lilly Kane (Veronica Mars), autant de noms qui ont marqué, à différents niveaux, l’inconscient collectif par leur capacité à posséder le récit, à transformer le principe élémentaire du polar pour un espace où l’obsession atteignait aussi bien le ou les enquêteurs que les spectateurs. Tim Bayliss (Homicide), Dale Cooper (Twin Peaks) ou dernièrement Rust Cohle (True Detective) ont été entraînés dans les circonvolutions labyrinthiques de ces investigations où, pour des raisons parfois illogiques, l’enquêteur développe un attachement singulier à sa résolution.
Regarder successivement CSI, Criminal Minds, NCIS ou Bones, organise autrement les fonctions narratives de la victime. Ici, elle est un numéro de dossier. Objet éphémère puisqu’elle sera oubliée une fois l’enquête résolue, l’épisode terminé. De fait, la victime revêt les apparats de l’administration, en plus de composer la rythmique de la série. Et dans l’idée, cette façon de déshumaniser la victime s’accorde le mieux avec l’idée d’authenticité. Plus facile de croire en un enquêteur qui effectue consciencieusement son travail, quitte à paraître froid ou détaché la plupart du temps, que l’obsession maladive d’un Rust Cohle. L’effet pervers sera de voir dans l’accumulation de morts, une industrialisation de la victime, si de l’addition compulsive ne naissait une vision politique. De Law & Order à CSI, c’est une image de l’Amérique qui se compose, par ses victimes comme ses coupables.