
La Vie intelligente : la misère comme cadeau pour l’éveil
Comment vivre quand tout s’interpénètre ? Quand un homme qui vous demande comment vous allez vous fait sentir que c’est le monde entier qui vous fixe ? Les temps se rejoignent, les couleurs se mêlent, textes et dessins se scandent mutuellement dans ce livre étonnant et superbe d’Aurélie William Levaux.
L’histoire : La vie de couple, mode d’emploi. Ou de désemploi. L’auteure y évoque le couple d’une femme dont on n’a que le pronom, sa vie de famille, son désir de révolution avorté, ses difficultés à accoucher d’une œuvre, en un mot sa « vie de merde ». Des textes courts entrecoupés de suites de dessins en couleur sur tissu.
Mon avis : Livre inclassable, publié par un éditeur suisse de bandes dessinées (Atrabile), à mi-chemin du roman (de l’autofiction ?) illustré et de la BD proprement dite, cette Vie intelligente peut dérouter dans un premier temps. Car le texte demeure résolument low-tech, presque morne, d’une expression de prime abord peu recherchée, très “pensée”, extérieure.
Un dialogue à plusieurs s’instaure rapidement avec les pages illustrées, cependant. Quatre ou cinq doubles pages d’illus pour une (généralement) double page de texte. Dans les mots, Elle relate fréquemment des considérations élevées, philosophiques, des aspirations profondes, non pas court-circuitées mais séquencées par des éléments textuels (la taille de la bite de son compagnon, ci-après dénommé “l’homme de Néandertal”) et visuels (de vieilles brosses à dents, etc.) prosaïques voire scato (le chat qui chie sur le tapis de la salle de bain).
La vie, tout « intelligente » qu’elle soit, émousse les volontés. Elle veut relire le Discours de la servitude volontaire de La Boétie « pour se redonner une bonne dose de désespoir, pour redonner un coup de fouet à sa rage ». Il est déjà trop tard pour son désir de révolution ; elle est victime de cette même quotidienneté qu’elle constate dans sa petite fille. Une enfant qu’elle compare à un chat d’appartement. Habituée à ses quatre murs, à sa vie telle qu’elle est plutôt que de désirer une autre vie, plus large, plus libre, plus juste.
Ces questionnements la rendent « fière » d’être « surdouée ». Mais il ne s’agit pas d’une force, plutôt d’une pathologie, dans ce monde qui est le nôtre. Heureusement, avec des « substances » comme la télé et la bière, on peut en venir à bout… Ces textes nous renvoient, à Elle comme à nous, un miroir sans vrai jugement mais sans douceur non plus. Tel le logo “Stella Artois” inversé, les éléments se présentent parfois à rebours, comme un tricot, une maille à l’endroit, une maille à l’envers.
Au fil de textes en apparence décousus et de dessins aux rapports parfois peu évidents avec les mots écrits, se déploie ainsi, en plein et en creux, en convexe et en concave, le portrait d’une femme. Une jeune femme que l’on devine aussi à la silhouette laissée par ce qui l’entoure, un environnement qu’il n’est pas besoin d’expliciter davantage que par le dessin. Comme cette vieille femme de la page 78, dont l’âge et les problèmes surgissent dans le téléphone à grosses touches et les numéros écrits en caractères disproportionnés.
Parfois aussi, les éléments s’interpénètrent, telle cette double page : à gauche, les pieds de la personne dont on adopte le point de vue se retrouvent en même temps (et sous le même angle) sur les deux écrans au fond de la pièce ; à droite, des gens nus sur une plage, avec bien visible la moitié inférieure d’un corps qui pénètre dans la tente, et la répétition des chairs mises à nu. Une interpénétration dans une page et entre les pages qui se retrouve aussi dans la technique adoptée par Aurélie William Levaux, où les couleurs pénètrent le tissu, “bavent”, se mêlent à leurs limites, débordent.
Les vies débordent aussi, d’elles-mêmes et les unes sur les autres. Un homme lui demande comment elle va en la regardant, et sous ce regard et celui de son compagnon, c’est le monde entier qui la fixe. Elle n’a pas de frontière à opposer au monde. Sous le tableau L’Origine du monde, une femme à moitié nue écarte les jambes et ouvre sa vulve. Bourrée, Elle prend acte de l’absence de repères et de sens et enfonce un doigt dans l’anus d’une performeuse dans le cadre d’un spectacle sur l’invisibilité.
Le monde s’impose à elle comme cette personne qui prend toute la place sur la banquette arrière de la voiture. Tout se mêle, le lait entier, les bonbons pour la gorge, les préservatifs et le déo sur la même poutre. Les temps se rejoignent au petit bonheur la chance, avec cet enfant couché sous la table, qui sourit un regardant un paquet de cigarettes arborant une photo de cancer de la gorge.
Le risque est évidemment de sombrer. Car « il fait de plus en plus sombre », au sens propre (les appareils dans l’appartement tombent en panne les uns après les autres) comme au figuré (prophétie d’une mort imminente ?). Récit de l’obsolescence programmée de soi et des choses. Il faut des bougies pour éclairer le bain. À la fois nécessité énergétique et romantisme un peu éculé.
Comment ne pas sombrer ? Peut-être en lisant le dernier texte de ce livre (voir l’extrait ci-dessous).
L’extrait : « Il fallait considérer comme un cadeau toute cette misère et cette injustice dans laquelle ils étaient plongés, la plupart, les victimes de la misère et de l’injustice. Comme un cadeau pour l’éveil. Sans ça, ils auraient été aveugles peut-être. Elle était heureuse qu’ils aient pu voir, l’homme néandertalien et elle, grâce à leur capacité d’inadaptation, sans les œillères du confort. Tu es si excitante quand tu rampes, il lui avait dit. Tu es si viril dans la vase, elle lui avait soufflé.
Avant le grand massacre, la femme s’était interrogée. Néandertal lui demanderait-il sa main ? C’était possible puisque l’aspect risqué et symbolique de l’affaire n’était plus vraiment là, puisque dans la mort, c’était sa vision personnelle des choses, tous les terriens, CRS, Israéliens, Russes, Congolais et Américains, enfin, tous, chèvres et chiens y compris, deviendraient un être unique conscient enfin rempli de l’Amour lumineux.
(…)
Et puis elle s’était réveillée. Attends, j’ai fini d’écrire, je vais envoyer mes dessins chez les Suisses aujourd’hui, elle avait souri. Avec les droits d’auteur, on pourra acheter une demi-voiture sur le Bon Coin, tout n’est pas totalement fichu. Ils étaient allés à la Poste les trois, main dans la main en sautillant. On pourra acheter la pizza au Four Ket ? avait lancé la petite, le regard brillant. Non, tout n’était pas totalement fichu. »
La Vie intelligente
Écrit et dessiné par Aurélie William Levaux
Édité par Atrabile