Le Dernier Magicien : le sang, c’est la ville

Le Dernier Magicien : le sang, c’est la ville

Note de l'auteur

Megan Lindholm, aussi connue sous le nom de plume de Robin Hobb, invoque fantasy urbaine et angoisse psychogéographique dans un grand, grand roman.

L’histoire : Un homme erre chaque jour dans les rues de Seattle. Il n’a plus de passé, il n’a plus de nom, il ne se souvient de rien, il vit au jour le jour et s’efforce d’être en paix avec lui-même. Il est l’un des derniers magiciens et possède le pouvoir de la Connaissance : par une simple phrase, il peut changer la vie des gens qui viennent vers lui. Mais une ombre grise et maléfique le poursuit et cherche à l’anéantir. Lui seul a la capacité de la combattre, afin de protéger Seattle. Mais pour cela, il doit vaincre ses propres démons et faire face à son passé oublié.

Mon avis : On ne présente plus ici Robin Hobb, grande autrice américaine de fantasy, dont les cycles de l’Assassin royal (notamment) ont fait date. Sous son (presque) nom de naissance (mais avec le diminutif de son vrai prénom, Margaret), Megan Lindholm a aussi publié un certain nombre de romans, parmi lesquels la tétralogie de Ki et Vandien, publiée en français par les éditions Mnémos.

Le même éditeur ressort Le Dernier Magicien, un roman publié au mitan des années 1980 et sorti initialement chez nous en 2003. Il avait d’ailleurs valu à l’écrivaine le prix Imaginales du meilleur roman en 2004. Et quand, au bout de quelque 270 pages, on referme le livre, on comprend pourquoi.

Ce roman extraordinaire de contrastes suit les pas hésitants du Magicien (pas de nom civil, ou presque), mais un magicien sans domicile fixe, vivant d’expédients, de petite monnaie trouvée dans la rue, de vêtements fournis par l’Armée du salut. Cette pauvreté est nécessaire, imposée par les règles qui régissent sa magie (« Le fait de posséder des pouvoirs lui interdisait d’avoir jamais plus d’un dollar sur lui »). Tout comme l’isolement. Et le fait de révéler la Vérité aux personnes qui l’approchent et se confient à lui.

La magie n’assure pas la fortune de celui qui la pratique. C’est même tout le contraire. Voici un magicien qui finit les assiettes des autres, fait les poubelles, paraît avoir une réserve inépuisable de popcorn défraîchi pour nourrir ses pigeons… et met fin à une scène de maltraitance en révélant à un père violent le jeune homme que sera un jour son petit garçon. Le café, plus que toute autre nutrition, semble l’aider à canaliser son pouvoir.

On est loin des mages surpuissants, commandant à l’univers depuis leurs tours imposantes. Chez Megan Lindholm, même un magicien peut mourir de froid dans une ruelle :

Il était accroupi entre le fond d’une poubelle et un mur de briques, où seules les bourrasques les plus têtues pouvaient venir le chercher, et où la neige n’arrivait pas du tout. Mais le froid émanait des briques et montait des pavés. La terre, salope glacée et volage, lui tournait le dos. Les coutures de ses vieilles bottes noires avaient craqué, son jean usé était aussi raide et rugueux que du papier de verre contre sa peau glacée. Sa chemise en flanelle n’était pas assez longue pour rester dans son pantalon, et la veste trop courte, elle aussi en jean, arrivait tout juste en haut de ses cuisses. Son col relevé frottait contre ses oreilles rougies dès qu’il tournait la tête. »

Ce roman présente une dimension sociale très forte. On suit fondamentalement un sans-abri dans ses routines, son « territoire » de confiance, ses astuces pour se laver discrètement et trouver un peu de nourriture gratuite. Et l’impossibilité d’acheter même une tasse de café toute simple quand on ressemble trop à un clochard, tout magicien que l’on soit en réalité.

Megan Lindholm, aka Robin Hobb (c) Trina Jones

Sans apitoiement, cependant. Car ce dénuement, ce dépouillement sont présentés sans pathos, sans discours trop appuyé qui raterait sa cible – Megan Lindholm a le talent de la subtilité. En réalité, il est un dénuement plus grave que le manque d’argent : ce moment où la magie s’enfuit, où le Magicien est certain d’avoir perdu tout pouvoir, le sentiment que la vie s’échappe, que tout contrôle sur sa propre existence lui est refusé.

Cet homme vit sur le fil d’une perte de repères. Les temporalités s’entremêlent, les limites entre les espaces se brouillent. Le lecteur évolue dans la tête du Magicien, dans une sorte de Seattle intérieure, beaucoup plus que dans une vraie ville de pierre et de métal. Le Dernier Magicien est aussi un grand roman du bonheur et de l’angoisse psychogéographiques. Son protagoniste connaît mieux Seattle que la plupart de celles et ceux qui y sont nés. La Seattle de la petite comme de la grande Histoire, la Seattle intime de celles et ceux qui y vivent, la Seattle des recoins, des cités en sous-sol, des lignes de bus et des existences sous les autoroutes.

Il attendit seul à l’arrêt de bus, tirant un certain réconfort de son environnement. C’était son arrêt préféré. Il se trouvait sous une pergola de fer et de verre de l’époque victorienne, à l’angle de la Première Avenue et de Yesler Way. La Pergola, à Seattle. Elle abritait les voyageurs depuis 1909. D’abord ceux qui attendaient les trolleybus et les funiculaires, et, à présent, le bus. Il partageait son morceau de trottoir avec un totem tlingit. Un buste de bronze du chef Sealth régnait d’ailleurs sur cette zone. Quant à la fontaine, elle était utilisée à la fois par les gens, les chevaux et les chiens. Lorsque le Magicien se trouvait dans ce petit triangle d’histoire, il avait la sensation que l’esprit de Seattle coulait en lui, qu’il allait et venait dans le temps et qu’il lui servait de filtre intelligent. Cette ville était la sienne, et il la connaissait aussi bien que n’importe qui. »

Peu à peu se dévoile le passé oublié et un autre présent du Magicien, lorsque les fantasmes (la schizophrénie ?) et le réel fusionnent dans des scènes hallucinées. Posant de plus en plus la question : tout ceci est-il vrai ou le fruit de la folie ? Et plus encore, qu’est-ce qui est vrai : la magie ou la folie ? S’agit-il des deux faces d’une même pièce de monnaie ? Parfois, le Magicien semble « émerger » d’un rêve puissant ; parfois, c’est la « vie réelle » qui semble l’illusion.

Le mouvement, quoi qu’il en soit, est un refuge. Dans la Zone de transport gratuit, bien assis dans un bus (et malgré le regard noir lancé par le chauffeur), le Magicien se sent à l’abri. Et il parcourt la ville, comme Gull et Netley explorant le Londres franc-maçon et étouffant de Christopher Wren dans From Hell. Décelant les lignes d’énergie, les pièges et les asiles. Et toujours, l’histoire se mélange au trouble et au béton :

Raspoutine dansait. Il exécuta un lent tour sur lui-même au rythme de sa petite musique intérieure. Le Magicien le regardait, fasciné. Cassie l’avait traîné jusqu’à cet endroit, l’obligeant à marcher rue après rue au-delà de la frontière de la Zone de transport gratuit. Maintenant, ils étaient debout sur un trottoir au milieu du Seattle Center. De petites buttes herbues et des immeubles imposants les entouraient, ainsi que des canards, des fontaines, le Pacific Science Center et le terminal du monorail. Tout cela l’étourdissait et le troublait, surtout la pointe hautaine de l’Aiguille de l’Espace. Cassie lui avait parlé de l’époque de l’Exposition internationale, qui avait eu lieu à Seattle en 1962, avant de l’entraîner plus loin. Au début, ces litanies de faits et de chiffres l’avaient ennuyé, mais il s’était bientôt laissé prendre par les anecdotes qu’elle dévidait sans en avoir l’air. »

D’où vient cette magie ? Nul ne le sait. Raspoutine a son idée sur la question : « Quand on a des hommes à qui il ne reste rien, on peut faire des magiciens avec les miettes. » Autrement dit, dans les périodes de tragédie humaine profonde, certains (et peut-être tous, même s’ils ne le voient ou ne l’acceptent pas) sont comme des lames passées au feu : la magie s’exprime par eux. Et l’on peut revenir du Vietnam en magicien, et devoir attendre que cela soit révélé pour que la magie sourde de soi.

À l’instar de la cantine qui « hante » le placard du Magicien, la ville est une boîte qui peut se refermer sur ses habitants. Avec cette belle image d’une pollution atmosphérique et d’une pollution lumineuse qui se rejoindraient à mi-chemin, enfermant une ville « où il n’y aurait ni jour ni nuit, juste un ciel gris et uniforme au-dessus de leurs têtes. Des gens gris glisseraient dans ses rues, leurs voix enveloppées de brouillard, leurs vêtements trempés de brume grise. Aussi grise que le plafond. »

On pense tour à tour à Dead Zone (ce savoir immédiat, quasi médiumnique, et la question de ce qu’il faut en faire), à Fisher King, à Memento, et surtout à L’Échelle de Jacob. Et l’on range ce Dernier Magicien tout à côté de Notre-Dame des Ténèbres de Fritz Leiber, autre grand roman psychogéographique.

Le Dernier Magicien
Écrit par
Megan Lindholm
Traduit par Sylvie Denis
Édité par Mnémos

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