
Le Guerrier des Altaii : plus Conan qu’Aragorn
Ou comment un monde fantasy doit se réinventer dans la douleur. Un récit classique un peu trop testostéroné pour être honnête, par un Robert Jordan pré-La Roue du Temps.
L’histoire : Dans la Plaine, les points d’eau sont à sec, les cruels cornes-crocs se font de plus en plus nombreux et les mauvais présages abondent. Comptant parmi les chefs des fiers Altaii, Wulfgar doit faire face à deux reines, à des seigneurs de la guerre, à des prophètes et à des sorciers qui menacent la sécurité de son peuple et son avenir. Venue d’un autre monde, la Vagabonde Elspeth détient toutes les réponses – à condition que Wulfgar apprenne d’abord à lui poser les bonnes questions. Mais qu’arrivera-t-il si les connaissances capables de sauver les Altaii risquent en même temps de les détruire ?
Mon avis : Voici un roman des dualités en cascade, marqué par une musculature testostéronée qui le rapproche du Conan de Robert E. Howard davantage que de la Terre du Milieu de Tolkien (contrairement à ce que le blurb du New York Times, cité en 4e de couv’, pourrait laisser entendre).
Derrière ces atours fantasy plutôt classiques (et, par certains côtés, franchement ridicules, à tel point qu’on se demande à plusieurs reprises s’il ne s’agit pas de second degré), le récit développe en coulisses un discours remettant en question ces oripeaux mêmes. Un discours qui, dualité oblige, passe par la bouche des femmes.
Qu’il s’agisse des Sœurs de la Sagesse, gardiennes de la magie, ou d’Elspeth, qui semble échouée de notre monde « réel » dans cet univers médiéval-fantastique, la mise en cause de l’ordre établi vient des femmes. Ce sont elles qui font avancer Wulfgar sur le chemin de sa transformation… souvent à son corps défendant. Car c’est à une véritable révolution intérieure qu’est convié le guerrier, une métamorphose qui impliquera in fine l’ensemble de son peuple et de son monde.
Le Guerrier des Altaii est donc l’exposé d’une société féodale, machiste, centrée sur le guerrier qui a tout pouvoir, mange avant ses serviteurs et se réserve la part du lion en cas de rationnement ; une société forcée de changer, de s’adapter dans la douleur. Le choc avec le monde d’origine d’Elspeth et ce que celle-ci apporte avec elle de connaissances et de recul sur le passé, enclenche une mécanique dénuée de marche arrière.
C’est malgré tout le problème d’un récit appuyé presque exclusivement sur un guerrier pur et dur : côté réflexion, on tourne vite en rond. Par la pensée du Wulfgar narrateur, Robert Jordan nous ressert à plusieurs reprises le discours du « je vais mourir, et quitte à mourir, autant mourir en beauté ». La répétition est d’une lourdeur excessive, et le lecteur sait qu’il reste 250 pages à meubler – difficile, dans ces conditions, de lui transmettre le moindre sentiment de danger.
En revanche, lorsque Wulfgar est menacé de devenir une sorte d’esclave sexuel, le récit semble prendre un nouveau tournant… avant de rétablir la barre aussitôt, revenant dans le sillon confortable où les femmes passent un temps considérable à se dénuder (lorsqu’elles ne sont pas recouvertes d’une substance étrange qui les rend… nymphomanes) et les hommes à mouliner des bras en tenant des propos virils.
Survient alors le passage consacré à la Justice des Femmes, ce moment où une femme est jugée par d’autres femmes et où les hommes n’ont plus voix au chapitre. Pour que ce système soit appliqué, il faut néanmoins que 10 femmes libres en expriment le souhait, là où un homme seul a parfaitement le droit de réclamer la loi du sang… Le chapitre 18, dédié à la punition de la traîtresse Talva, est le premier vraiment excellent du livre. Il est malheureusement suivi d’une longuette montée en puissance des Altaii, jusqu’à la prise de la cité et à des combats sans fin.
« Dans la vie d’un guerrier, il n’y a pas grand-chose », confie Wulfgar. « Du sang et de l’acier, pour l’essentiel. » On ne saurait mieux dire. Dans la vie d’une femme, en revanche, il semble possible de trouver bien davantage. On aurait aimé explorer cette moitié-là de l’humanité, en allant un peu plus loin que des servantes facilement belles, nues et peu farouches, ou des magiciennes promptes à faire tomber la robe dès qu’il s’agit d’incanter.
En l’état, on pense à Conan (ce guerrier guère dégrossi propulsé sur un quasi-trône, sur fond de duels sanglants et de réticente magie) mais sans le sens de l’ellipse et du merveilleux de Howard, ou à un Philip José Farmer qui aurait oublié sa profonde originalité… et son humour.
Le Guerrier des Altaii
Écrit par Robert Jordan
Traduit par Jean Claude Mallé
Édité par Bragelonne