Le Plus Heureux de tous les enfants décédés : double merveille

Le Plus Heureux de tous les enfants décédés : double merveille

Note de l'auteur

Deux longues nouvelles où explose le talent de Tad Williams. Exploration du temps, au seuil ou au bout d’une immortalité paradoxale. Double voyage émotionnel où l’organique tisse sa toile, l’air de rien.

L’histoire : Ce petit livre réunit deux longues nouvelles de Tad Williams. La première, qui donne son titre au recueil, se déroule dans l’univers de sa série Autremonde : Orlando Gardiner, désormais membre à temps plein de l’univers virtuel, est confronté à la possibilité (impossible) d’une paternité non souhaitée (et franchement surprenante). Le second récit, dans le monde de l’Arcane des épées, est écrit à la première personne. Breda y conte son histoire, celle du soldat dont elle était amoureuse et de ce que l’on trouve dans les ténèbres sous la tour de l’Ange.

Mon avis : Ces deux récits composent une introduction parfaite aux épopées complexes tissées par Tad Williams. Il y règne des ambiances à la fois très différentes – enquête mâtinée de steampunk dans Le Plus Heureux…, fantasy plus classique et nostalgique dans L’Homme en flammes – et très proches. Car Williams y interroge quelques-uns de ses sujets de prédilection : la famille et l’identité, la magie, le passage du temps.

Le temps, notamment, y a sa place dans ce qu’il a de plus organique. Orlando Gardiner est un enfant mort : lorsqu’il avait encore un corps physique, celui-ci était atteint de progéria. Bref, Orlando vieillissait à toute vitesse – le temps, pour lui, n’avait pas la même signification, la même essence, la même trame que pour ses parents, par exemple.

Or, il est amoureux de Sam, à ceci près que Sam évolue toujours dans le monde réel. Ils restent en contact via le réseau, elle apparaît régulièrement dans son monde à lui sous l’apparence de son avatar. Mais Orlando qui, à sa mort, a « téléchargé » complètement sa conscience dans le virtuel, ne vieillit plus, tandis que Sam grandit, prend des formes, sort avec un garçon bien réel. Sauvé de la mort physique, Orlando se retrouve dans une nouvelle forme de piège : « Il faut peut-être avoir de la substance, pour étendre son expérience. Faire des choses réelles, se ridiculiser en public, trébucher et s’écorcher un genou, tomber amoureux ou seulement… seulement… avoir un cœur qui bat. Ne suis-je pas incapable d’évoluer ? Ne suis-je pas identique à un simul… le simul d’un gosse de quatorze ans ? Pour toujours. »

C’est tout le paradoxe du monde des Illusions : Orlando y a trouvé refuge mais le havre de vie n’est autre qu’une cage de cryogénisation. Ceci étant, quelle était l’alternative ? Mourir physiquement et mentalement, ou survivre pour toujours virtuellement, bloqué à quatorze ans ? Ce qui n’est pas sans rappeler la jeune Claudia (Kirsten Dunst) d’Entretien avec un vampire, qui se coupe les cheveux pour découvrir avec rage qu’ils ont repoussé. Peut-on aimer un adulte lorsque l’on restera toujours un enfant ?

« Pour la première fois depuis sa renaissance à l’intérieur du réseau, il [Orlando] assimilait son immortalité potentielle à un fardeau bien plus qu’à une bénédiction. » Car Orlando, premier humain présent à temps plein dans le réseau, y occupe la position à la fois tyrannique et tragique de Superman : « Je suis le seul représentant de mon espèce sur des mondes où je passe mon temps à intervenir dans l’existence d’individus qui me sont inférieurs… et qui ne me paraîtront jamais tout à fait réels. » Cela évoque aussi cet épisode de la Quatrième Dimension dans lequel un escroc de petite envergure arrive en son paradis personnel où, enfin, il gagne au jeu. Tous les jeux. Tout le temps. Avant de réaliser que la mort du hasard signe aussi la mort de tout plaisir.

Dans le cas d’Orlando, la suite du récit entrouvrira une porte au fil de son enquête. Une porte menant à une toute nouvelle dimension du monde des Illusions. Non pas un territoire inédit, mais une quasi-révolution de la trame même de cet univers, où l’organique impose sa loi comme un virus informatique. Une histoire aussi étonnante que riche, et qu’on ne lâche pas avant la fin.

 

« Je vais vous parler de ce que la sorcière m’a prédit »

Tad Williams

Dans un univers résolument fantasy, L’Homme en flammes est donc inscrit à la première personne. Breda y conte l’histoire de son beau-père, Sulis, de son amour, Tellarin, de la sorcière emprisonnée et de l’homme en flammes. Quatre personnages qui ont scellé son destin, dans une cité qui fut habitée par un peuple merveilleux de si longues années auparavant…

Et c’est toute la portée tragique de l’Histoire avec un grand H, du temps qui passe, des événements si lointains qu’ils en prennent une couleur, une lumière fantastiques. « Et l’histoire devint légende, et la légende devint mythe », comme on dit dans Le Seigneur des anneaux. Comme dans Le Plus Heureux…, le temps qui s’étire indéfiniment occupe le cœur de la narration. Ici, néanmoins, on ne se trouve pas au seuil de l’immortalité, mais au bout d’un temps si long qu’il paraît éternel, vertigineux.

À travers sa « petite » histoire personnel, Breda entrecroise les fils vitaux qui finissent par former une tapisserie émotionnelle d’une grande beauté. L’air de rien, Williams – et l’on comprend que son œuvre ait pu influencer la Robin Hobb de L’Assassin royal – déploie un trésor de finesse narrative pour arriver au terrible final.

Quand Sulis, enfin, peut interroger l’un de ces êtres quasi divins, c’est pour lui parler de ce qu’il y a après la mort : « L’Église a-t-elle raison ? Reverrai-je ceux que j’aime ? Allons-nous tous continuer à vivre ? » Or, tant du point de vue de Sulis que de Tad Williams lui-même, interroger un être immortel représente un défi. Promettre au lecteur une révélation sur la nature même de l’existence n’est pas sans poser toute une série de problèmes. Le risque d’être pompeux ; de verser dans l’ésotérisme de bazar ou la philosophie new-age de quai de gare ; de s’auto-citer afin de rester dans les clous d’un univers que l’on veut cohérent… Williams contourne l’écueil sans se trahir.

Parvenue à la fin de sa vie, Breda ne regrette rien : « J’ai fait mes choix. Je crois que j’en suis satisfaite. » Pas de bonheur ultime donc. Mais pas de malheur définitif non plus. Simplement une vie que l’on traverse. Et du temps qui passe, et a passé. Au besoin, on peut convoquer des derniers mots du replicant Roy Batty (Rutger Hauer) dans Blade Runner : « All those moments will be lost in time, like tears in rain. Time to die. »

L’extrait : « Le bruissement de l’arbre plongé dans la pénombre s’apaisa. Tout devint silencieux – même les flammes brûlaient sans faire de bruit. Le cœur battant, je me penchai davantage, oubliant presque de rester cachée. C’était bien le Feu Noir qui brûlait dans ce lieu perdu, enfoui, un feu dont la lueur vacillait comme celle de n’importe quel feu, et pourtant ses flammes étaient des blessures dans la substance même du monde, des trous aussi profondément vides qu’un ciel sans étoile.
C’est difficile à croire, mais voilà ce que j’ai vu. Je pouvais regarder à travers les flammes du Feu Noir, et je voyais non pas l’autre côté du brasier, mais quelque part ailleurs – je plongeai d’abord dans le néant, puis des couleurs et des formes commencèrent à se dessiner dans l’espace au-dessus du foyer comme si l’air lui-même était retourné.
Un visage apparut dans le feu. Je ne sais comment je réussis à retenir mon cri. »

Le Plus Heureux de tous les enfants décédés
Écrit par Tad Williams
Édité par ActuSF

Partager