
Le Polar à la télé par Eric Kristy
« Donner la parole à ceux qui font ou ont fait le polar à la télévision ». Pour ouvrir le bal, nous avons demandé à Eric Kristy de s’exprimer. L’homme porte plusieurs casquettes, auteur de romans policiers, de séries (notamment Une Femme d’Honneur) et de nombreux scénarios pour la télévision, il a vu le genre régner en maître sur TF1, l’outsider France 2 tirer son épingle du jeu, tout en ayant un oeil attentif sur les séries américaines. Ses mots expriment le sentiment d’un auteur désenchanté face à la régression de la production nationale mais toujours optimiste.
« J’ai baigné dans les romans de la Série Noire depuis l’enfance, j’en ai été imbibé. Ma famille en raffolait, les couvertures cartonnées jaunes et noires étaient partout dans l’appartement, les bibliothèques, les étagères… Elles étaient mon décor naturel. J’ai lu et relu ces auteurs cultes, qui avaient pour nom Chandler, Irish, Thompson, Chase ou McBain. Un de mes cousins, Jean-Marie Jamet, a même écrit une Série Noire en 1960, « Tous des frères », parue sous le numéro 559 de la collection, et fortement inspirée par les aventures et le style « décontracté » de Lemmy Caution !
J’ai publié dans les années 80 une dizaine de romans, à la Série Noire et au Fleuve Noir. La couverture de ma première Série Noire (« Pruneaux d’agents ») est gravée à tout jamais dans mon cœur et ma mémoire. Tenir cet objet inespéré entre mes mains est peut-être l’un des plus grands moments de ma vie d’auteur.
C’est une époque où les fictions policières à la télé étaient plutôt en retard sur l’effervescence qui régnait dans le milieu du roman policier français, baptisé « néopolar » par certains observateurs. De nombreux jeunes auteurs avaient emboîté le pas aux textes noirs, politiques, voire « situ », de Jean-Patrick Manchette, et créé une sorte de mouvement informel, où se côtoyaient la violence, le sexe, la contestation sociale, l’anarchisme, le non-conformisme, la provocation, mais aussi le second degré et l’humour. Parmi ces auteurs, Fajardie, Daeninckx, Vilar et Villard, Jonquet, Delteil, Topin, Raynal, Pouy, Lecaye, Cohen, Benacquista, Pennac, Houssin, Pagan, Conil, etc.
A côté de ça, et malgré de réelles qualités (sans doute un peu sublimées par la nostalgie), « Les 5 dernières minutes » de la Première Chaîne, avec l’inspecteur Bourrel, ou « Les Enquêtes du Commissaire Maigret » avec Jean Richard, paraissaient quelque peu pâlichonnes !
Nombre de ces auteurs de l’écrit basculèrent alors dans l’écriture de scénarios, le petit écran avait besoin de sang neuf et, il faut bien le dire, on pouvait gagner sa vie à la télé, chose pratiquement impossible (ou exceptionnelle) dans le roman policier.
C’est sur TF1, pas encore privatisée, que le vent du changement souffla, avec la collection « Série Noire », initiée par le producteur Pierre Grimblat en 1984. De nombreux (jeunes) auteurs de ladite « SN » s’engouffrèrent dans ce créneau dont l’ambition était d’adapter de grands titres de la collection mythique de Gallimard, et d’en faire des unitaires de 90 minutes diffusés le samedi soir en prime time.
Des réalisateurs peu habitués au média télé accoururent, Vecchiali, Giovanni, Séria, Marbœuf, Dugowson, Boisset, Rouffio, Béhat, et même Godard ! Le succès fut énorme, malgré (grâce à) une programmation inimaginable aujourd’hui. Il faut dire que la concurrence n’était pas la même à l’époque.
Notons aussi que dès que TF1 passa sous la houlette de Bouygues, la collection « Série Noire » disparut, embarquée par la même vague qui balaya « Droit de réponse » !
Mais pour certains auteurs qui y avaient goûté, l’écriture de scénarios devint leur « vrai » métier.
Claude de Givray, directeur de la fiction de TF1 privatisée (il l’était déjà avant) et grand amateur de Séries B américaines, était lui-même un auteur. Il avait travaillé, entre autres, sur plusieurs scénarios de François Truffaut. Avoir ce genre d’interlocuteur, dans certaines situations, ça aide.
Avec Claude de Givray, la fiction policière prit un nouveau virage, avec en particulier « Navarro » (série créée par Tito Topin), qui reprenait certains codes, très nouveaux pour l’époque -mis à part « Hôtel de Police », sur Antenne 2- d’une série à héros multiples comme « Captain Furillo » (« Hill Street Blues »). La police comme vécue de l’intérieur, la série « chorale », une certaine façon de filmer, était l’ADN de cette nouvelle fiction.
« Navarro », puis « Julie Lescaut » (créée par Alexis Lecaye), obtinrent très vite des succès énormes. C’est sur Julie Lescaut que j’ai commencé à faire mes véritables armes de scénariste, avant de créer la série « Une femme d’Honneur », en 1996, mettant en scène une femme commandant une unité d’enquêtes judiciaires de la gendarmerie.
De Givray poussait les auteurs à aborder tous les sujets, le polar permettant de pénétrer tous les milieux, et de toucher, mine de rien, des points sensibles de la société : racisme, machisme, homophobie, thématique des cités, chômage, solitude, etc. Ce n’était pas la révolution, loin de là, et certains sujets restaient tabous, comme l’Eglise, la pédophilie, le journalisme, la politique en général… Mais on avait l’impression d’avancer.
Dans la foulée, arrivèrent des séries comme « Les Cordier juge et flic » (créée par Alain Page) et « Commissaire Moulin » (qui avait débuté en 1976 !).
France 2 n’était pas en reste, avec « Quai N°1 (créée par Didier Cohen, Danielle Thiéry et Sylvain Saada), l’irruption des premiers 52’, comme « PJ » (créée par Frédéric Krivine), « Les Enquêtes d’Eloïse Rome » (créée par Philippe Setbon), « Avocats et Associés », « Boulevard du Palais » (créée par Thierry Jonquet) ou « David Nolande », encore une série créée par un romancier, Joël Houssin.
Sur M6, des collections comme « Combats de femme » permettaient d’explorer le domaine du thriller avec bonheur et talent.
Les années 90 furent celles du succès total pour le style policier à la télévision. Une série sur TF1, c’était 10 millions de spectateurs minimum. Au Top 100 des audiences, la fiction française squattait les 50 ou 60 premières places !
Pourtant, malgré les apparences, le public devenait de plus en plus exigeant. On était autour de 2005-2006, et il commençait à se délecter de certaines séries américaines qui faisaient, d’un seul coup, prendre un sérieux coup de vieux à notre fiction.
C’est à ce moment-là, crucial, que certains choix n’ont pas été faits. Le succès -pas encore démenti de la fiction française vieillissante- a quelque peu aveuglé les acteurs du métier. Cette fiction était pourtant en voie de ringardisation, tous les indicateurs nous le disaient, mais à quoi bon changer ou faire évoluer une formule qui continuait de marcher ?
Les séries françaises se ressemblaient de plus en plus, les héros devenaient de plus en plus interchangeables, lisses, si peu dérangeants, sans défauts, sans vie privée (ou alors toujours la même), sans convictions, sans vie sexuelle. Des héros aseptisés, et de plus en plus inintéressants, à côté de ceux de « NYPD Blue » ou de « The Shield », par exemple.
Le temps passait, et l’ambiance morose du pays, ce « sentiment d’insécurité » qui était devenu un argument politique incontournable du débat national, ont commencé à peser sur la fiction elle-même. Il ne fallait surtout pas être « anxiogène », le public avait besoin de se détendre, pas d’avoir peur ou de réfléchir (on se souvient de la mémorable sortie d’un dirigeant de chaîne sur le « temps de cerveau disponible »).
C’est ainsi que les polars sont devenus de moins en moins noirs, même pas gris mais, au contraire, de plus en plus éclairés, saturés de couleurs flashy, de rires et de bons sentiments. Les sujets tabous se multipliaient. Dans un épisode de série, je me souviens même que l’expression « extrême droite » fut remplacée au montage par le mot plus vague d’« extrémiste » !
« Electrochoc », un unitaire que j’avais écrit sur un jeune étudiant tenté par les thèses de l’extrême droite, et malgré une réalisation et un casting impeccables (Guillaume Canet dans l’un de ses premiers rôles, entre autres), ne fut jamais diffusé. « 18% d’électeurs pour le FN, c’est 18% de gens qui regardent la télé. On ne peut pas les ostraciser comme ça », m’avait confié un responsable de la chaîne.
Quelques années plus tard, un autre téléfilm dont j’étais le scénariste, « Capitaine Lawrence », mettant en scène une femme flic enquêtant sur le meurtre de son fils et découvrant que ses propres collègues en étaient les auteurs, subit le même sort : l’étagère maudite (et bien pleine) des fictions non-diffusées. (Anecdote significative, deux des personnages de ce téléfilm, « Toufik et Rachid », étaient devenus, à la demande de la chaîne, « Domi et Manu » ! Ça n’a malheureusement pas suffi à le rendre diffusable.)
Sans doute par paresse, manque de culture et d’imagination, la notion même de « polar » s’est standardisée, amenuisée. Un téléfilm policier ou un épisode de série ne jouait plus que sur un seul registre : le whodunit », c’est-à-dire que le seul ressort dramatique était de démasquer un assassin, après avoir épuisé deux ou trois fausses pistes.
Alors que la richesse du genre doit permettre tous les styles de récit, toutes les libertés, tous les points de vue narratifs, le polar français à la télé ne véhiculait plus d’ambiance noire (surtout pas de « glauque » nous répétait-on à longueur de réunions), les scènes de nuit se raréfiaient (et pas uniquement pour des raisons budgétaires), bref, nous perdions une partie de la chair et du plaisir du genre, pour nous limiter à des bluettes familiales, pas forcément désagréables d’ailleurs, avec des méchants pas si méchants que ça et des gentils vraiment très gentils. On en était en fait réduit à un Cluedo sans fin, diffusé plusieurs fois par semaine et sur toutes les chaînes.
Le colonel Moutarde avait beau nous monter au nez, c’était comme ça et pas près de changer !
Les diffuseurs, véritables banquiers de la fiction, étaient de plus interventionnistes. Ce qui peut se comprendre quand on paie ! Mais ce ne sont pas des directeurs marketing, des vendeurs de lessive ou des sondeurs qui peuvent définir les désirs de cette fameuse ménagère de moins de 50 ans qui dirige notre travail depuis plus de vingt ans ! Le formatage, les interminables réunions avec des chargés de programmes toujours prompts à ajuster leurs jugements sur l’audimat de la veille, le rôle trop réduit (à part quelques très rares exceptions) des directeurs d’écriture et des showrunners, tout cela a enfermé les auteurs dans un carcan réducteur et peu propice à la création.
Je me souviens avoir écrit, en ces temps éloignés, deux séries en parallèle (ce ne sont pas celles dont je suis le plus fier), et avoir eu l’impression qu’en changeant simplement les noms, mes scénarios étaient absolument interchangeables, pour l’une comme pour l’autre !
Certains auteurs ruaient pourtant dans les brancards, surtout quand les écrans furent envahis de séries US qui ouvraient au spectateur d’autres horizons tellement plus ambitieux et prometteurs ! « Allons-y, bon sang, profitons de cette ouverture !!! »
Eh bien non. Ce qui était valable pour les séries américaines ne l’était plus pour celles qui venaient de chez nous. Pourquoi ? On ne le saura sans doute jamais vraiment.
Il y eut bien, ici ou là, des tentatives de revenir aux fondamentaux du polar, comme « Police District » sur M6, ou quelques autres, rares, mais le public n’a pas accroché. Il avait fait son choix : les trucs un peu couillus, c’est anglo-saxon, le reste, c’est français.
Tout n’était pourtant pas mauvais, il y a eu de belles surprises, mais c’était autre chose, un genre à part, réservé à la télé hexagonale. « Caïn », « Profilage », , ou « Candice Renoir », « Les Petits Meurtres d’Agatha Christie », les « Meurtres à… » ou « Les Dames de… », font partie des réussites (artistiques et publiques) de ce style de fiction. Il est à noter qu’elles ont été initiées par des auteurs qui avaient tous un univers, un style, et qui ont su garder les manettes de leur série et leur pouvoir pendant un bon moment. Ce qui change évidemment tout.
Pour ma part, j’ai continué à travailler, beaucoup, m’étant fait à l’idée qu’à la télé, on ne fait pas du polar, mais un « à la manière de », une sorte de Canada Dry (expression totalement 90’s !) qui en a l’apparence, mais ni le goût ni la force. Ma dernière expérience d’écriture d’une série policière fut un projet mettant en scène un groupe d’action de la Direction des Douanes. Une catastrophe ! Produite par des incapables, réalisée par un garçon dont ce n’était visiblement pas le métier, la série se planta comme nous l’avions prévu. Fou de rage devant cet énorme gâchis, c’est la première fois que j’ai exigé que mon nom soit retiré de tout générique ou promotion de cette daube.
Plus libres et moins soumis à l’audience, Canal + ou Arte (plus récemment) ont pu développer de vrais projets policiers ou noirs (« Engrenages », « Mafiosa », et même le décoiffant « P’tit Quinquin »), mais les chaînes historiques, prisonnières de la dictature de l’Audimat, n’ont pas pris ce risque. Et pourtant, il y en a eu des séries mauvaises, mal copiées sur le modèle anglo-saxon, et qui se sont lamentablement plantées. Nous espérions que ces échecs, que nous finissions par souhaiter, feraient bouger les choses, mais non, ou si peu.
Malgré ce constat peu joyeux, et même si j’ai volontairement « noirci » le tableau, je reste persuadé que « la » bonne série policière française, adulte, originale, avec un vrai point de vue, arrivera un jour, cassera la baraque, plaira au plus grand nombre et permettra la remise en cause des idées reçues. Les auteurs sont là, les talents, l’envie, reste plus qu’à oser.
A partir de là, les « Broadchurch » et autres « True Detective » tricolores inonderont glorieusement nos écrans, aussi bien en France qu’à l’étranger !
Et même si le temps me paraît un tout petit peu long, j’y crois. Si, si. »
MAJ de Eric Kristy (04/03/2015)
« Ecrire pour la télé, c’est écrire vite. C’est pourquoi je réalise quelques erreurs dans mon papier. Le Boulevard du Palais a été créée par Marie Guilmineau, d’après des personnages de Thierry Jonquet. Avocats et Associés a été créée par Valérie Guignabodet et Alain Krief. Si j’ai oublié de parler de certaines séries, Jo parmi d’autres, c’est tout à fait volontaire! Merci ! »
Grand merci à Eric Kristy pour cet état des lieux du genre policier/noir à la télévision française. Certaines phrases de cette interview vont devenir cultes… comme le « 18% d’électeurs pour le FN, c’est 18% de gens qui regardent la télé. On ne peut pas les ostraciser comme ça ». Waouh…