
Le Vampyre : premier sexe braguette fermée
Retour aux sources du vampire aristo avec cette réédition du séminal (et très court, 32 pages, à peine une nouvelle !) roman de John William Polidori. Ici complété par Lord Ruthwen ou Les Vampires, suite non officielle écrite au 19e siècle par Cyprien Bérard. Un beau petit volume pour explorer les racines du vampirisme moderne, ce qu’Erica Jong, citée par Stephen King, qualifiait de « baise braguette fermée ».
L’histoire : Un étrange étranger débarque dans la bonne société londonienne, séduit les gens de bien, inquiète et fascine à la fois. Aubrey, un jeune gentilhomme, orphelin et fortuné, arrive au même moment dans la capitale britannique avec son unique sœur. Le jeune homme et l’étranger à la pâleur mortelle se lient et parcourent ensemble l’Europe, jusqu’à ce que, troublé par les agissements de son ami, Aubrey décide de briser ce lien.
Mon avis : Ses mérites propres ne suffisent pas tout à fait à expliquer la gloire éternelle de cette brève histoire de vampire, contée de façon très extérieure par John William Polidori. Son style est important. Avec sa scansion particulière, ses phrases longues et structurées, aux motifs enchâssés, il offre un flux complexe et liquide à la fois.
Certes, en termes purement littéraires, celui qui fut secrétaire et médecin de Lord Byron n’arrive pas à la cheville romantique de son ancien employeur (même s’ils ne boxent pas dans la même catégorie). L’emploi quasi permanent du style indirect entame le dynamisme général du récit, et laisse au passage le lecteur dans une position très extérieure. Singulièrement, l’un des rares éléments de discours direct concerne le “piège oral” tendu par Lord Ruthven à Aubrey, pour le faire prêter serment de ne rien communiquer de son comportement pendant un an et un jour. Aubrey donne sa parole… au propre comme au figuré.
Le vampire aristo et les faiblesses d’une société blasée
Pour le lecteur moderne, le texte de Polidori ne présente guère d’intérêt réel dans son accomplissement – tout au plus évoque-t-il un galop d’essai, une ébauche appelée à être amplifiée, approfondie. L’essentiel n’est pas dans un twist final, dans la surprise, dans la profondeur d’analyse ou d’émotion. En définitive, Le Vampyre vaut surtout pour son contexte.
Tout comme Aubrey “coupe les ponts” avec Lord Ruthven, Polidori se fâche avec Byron, le laisse partir en Italie et rentre à Londres. Autour du lac Léman, Byron, Percy Shelley, Mary Godwin, Claire Clairmont et Polidori s’étaient défiés d’écrire une histoire fantastique. Mary rédige Frankenstein, tandis que Byron entame un roman de vampire qu’il abandonnera bientôt.
De retour à Londres, Polidori rédige donc Le Vampyre en modifiant sensiblement le motif repris de Byron. Cette modification, et sa postérité, offriront au texte une place décisive dans la littérature de genre, si pas la culture mondiale elle-même. Car Polidori, au lieu d’exploiter la “simple” idée d’un(e) mort(e) revenu(e) à la vie et se nourrissant du sang des vivants (un motif déjà ancien à l’époque de la rédaction), crée l’image moderne du vampire aristocratique.
La critique envers Byron est mordante (sans mauvais jeu de mots), soulignent David Meulemans et Thomas Spok dans leur postface : Lord Ruthven est un homme séduisant mais au cœur vil et laid ; cet artistocrate vit en suçant le sang de ceux qui, comme Polidori, doivent travailler pour vivre. Ironie du sort : Le Vampyre rencontrera un succès énorme… mais est attribué, lors de sa première publication, à Lord Byron lui-même. On ne peut échapper à son prédateur.
Le texte de Polidori recèle par ailleurs une dimension sociale. L’auteur dépeint, au début du Vampyre, le déclin moral de la “bonne” société anglaise, blasée mais avide de frissons nouveaux et intenses, et donc plus que disposée à s’offrir en pâture à une bête capable de réveiller ses sens. « Le vampire est l’exemple du succès qui ne s’embarrasse pas de scrupules », peut-on lire dans la postface. Ce qui fait du roman de Polidori une métaphore excessivement moderne.
Le vampire incarne dans sa chair blanche et froide un véritable renversement de paradigme, une violente inversion des valeurs. Lord Ruthven favorise (et finance) les pervers et les criminels, et fait tout pour ruiner les vertueux. « La société appartient à ceux qui savent posséder, au sens propre comme figuré », écrivent encore Meulemans et Spok. Un adage d’actualité.
La séquelle non officielle made in France
Tout aussi intéressant, les éditions Aux forges de Vulcain ont inclus dans ce livre le court roman Lord Ruthwen ou Les Vampires, écrit en manière de suite au texte de Polidori par le Français Cyprien Bérard. Plus exactement, Bérard a tiré son matériau de la pièce de théâtre Le Vampire de Charles Nodier, adaptation de l’œuvre de Polidori.
On y retrouve la figure, plus familière à l’époque, de la femme vampire, revenue d’entre les morts pour poursuivre l’amant qui l’a éconduite. Bérard joue sur les facettes possibles de ce motif déjà ancien, tout en utilisant Lord Ruthwen (avec un “w” à la place du “v”) comme trame générale. Son Ruthwen évoque les 1001 Nuits, avec un enchaînement, ou plutôt un entrelacement, très précis des histoires, au présent ou racontées, et une dimension exotique débridée.
Il y traque les menaces qui guettent l’innocence « sans défense contre le charme empoisonné de la séduction ». Les femmes, surtout Bettina, y dépassent leur statut de victimes de l’homme-à-crocs et celui de vamps mortelles pour devenir des femmes d’action. Elles peuvent même se montrer assez fortes et pures pour convaincre Dieu lui-même de leur rendre leur âme.
On pardonnera au livre les quelques coquilles dont il souffre – le mal du siècle. Sans oublier le mal français dès qu’il s’agit d’une orthographe étrangère : « Bram Stocker », « Twillight », « Stéphanie Meyer ». Rien de grave, mais dommage pour un livre aussi bien conçu et arborant une couverture à ce point réussie.
Pour conclure la rubrique vampirique, signalons la réédition, voici quelque temps, du Carmilla de Sheridan Le Fanu aux éditions Tendance Négative, dans une édition à trous dont je reparlerai bientôt ici.
L’extrait : « Il advint qu’au milieu des distractions qui accompagnent l’hiver londonien apparut, dans les diverses réceptions tenues par ceux qui donnaient le ton, un gentilhomme que son caractère singulier rendait plus remarquable que son rang. Il contemplait la gaieté qui l’environnait comme s’il ne pouvait la partager. Il semblait que les rires légers des belles n’attiraient son attention qu’afin que d’un regard, il ne les éteignît, et n’emplît de crainte ces cœurs où régnait l’insouciance. Ceux qui ressentaient ce sentiment d’effroi ne pouvaient s’en expliquer la provenance ; d’aucuns l’attribuaient à ce regard gris et sans vie qui, se posant sur le visage de son objet, ne semblait pas le pénétrer pour parvenir à percer d’un coup d’œil la mécanique interne de ses émotions, mais venait buter sur la joue et pesait comme le plomb sur la peau qu’il ne pouvait franchir. Sa singularité lui valait d’être invité dans tous les cercles : chacun souhaitait le voir, et ceux qui, habitués par le passé aux émotions violentes, ne ressentaient alors que le poids de l’ennui, se réjouissaient d’avoir en leur présence un objet capable de retenir leur attention. Rien ne venait jamais échauffer son visage d’une pâleur mortelle, pourtant doté d’une forme régulière et de beaux traits, ni le rouge de la modestie ni le feu plus intense de la passion, ce qui n’avait pas découragé de nombreuses prédatrices en quête de notoriété qui tentèrent de conquérir ses attentions, et de gagner au moins des marques de ce qu’elles eussent pu appeler son affection (…). Il possédait néanmoins la réputation d’être un beau parleur ; et, que ce fût parce que cette qualité faisait oublier jusqu’à son caractère singulier et inquiétant, ou bien parce qu’elles étaient sensibles à sa haine affichée du vice, on le trouvait aussi souvent parmi ces femmes dont les vertus domestiques font la fierté de leur sexe, que parmi celles qui le déshonorent par leurs vices. »
Le Vampyre
Écrit par John William Polidori
Édité par Aux forges de Vulcain