Les Poupées sanglantes de Benoît Preteseille

Les Poupées sanglantes de Benoît Preteseille

Note de l'auteur

Inspiré par Gaston Leroux, voici un livre du démembrement à la construction visuelle extrêmement précise, avec un petit côté rétro qui souligne encore sa dimension atemporelle et troublante. Une descente lente et raisonnée dans les affres d’une folie particulière.

Le livre : Un homme au corps difforme épie sa voisine et vit son amour à travers des pièces détachées de mannequin. Un chirurgien, mari de la femme épiée, insuffle la vie à l’inanimé et crée de toutes pièces un homme nouveau. Un être sans âge change de peau, littéralement. Une femme refaçonne son physique pour ressembler à un autoportrait qu’elle avait dessiné, enfant… Lancés dans un chassé-croisé un peu fou, ces personnages, attachés à chaque fois les uns aux autres par un lien fort et tendu, évoluent dans une ambiance ouvertement fantastique.

Mon avis : Benoît Preteseille (Duchamp Marcel, quincaillerie) s’est inspiré de deux romans de Gaston Leroux, La Poupée sanglante et sa suite La Machine à assassiner (1923), qui comptent parmi les derniers du créateur de Rouletabille. Deux œuvres à la tonalité étrange et contrastée, l’une mystérieuse et inquiétante, l’autre plus amusante et enlevée.

Le dessinateur/scénariste enchevêtre au plus serré les fils narratifs de chacun de ses personnages, comme des motifs formant une toile au maillage fin et solide. Les images répondent aux images, les métaphores s’imbriquent, les indices s’accumulent et font naître une compréhension, un tableau général, qui conserve en partie son mystère, et qui, mine de rien, brasse large dans le vivier culturel.

L’homme laid et bossu est fasciné par sa voisine qui correspond en tous points à son idéal de beauté. Frustré de ne pouvoir l’approcher, il achète au magasin de poupées des morceaux qui lui sont semblables : une tête (« ce sont ses yeux ! »), des mains. Ainsi qu’une robe et des chaussures identiques aux siennes.

Figure du voyeur/voyant, le poète reste bien à l’abri de sa fenêtre et de sa lucarne, résumé dans l’image d’un œil. Mais un œil qui parle, soliloque, se souvient de son passé d’activiste poétique. On apprend ensuite que la jeune femme connaissait ses poèmes avant même de réaliser qu’il vivait non loin d’elle et qu’il l’observait depuis son appartement – une dimension qui l’inquiète et la fait vibrer tout à la fois.

Le mari, l’épouse et l’amant : le triumvirat classique du vaudeville est court-circuité par le fait que l’amant en question est un pantin créé par le couple. Un pantin doué de vie grâce à la science, mais à qui il manque une âme. Chacun, le poète comme le couple, imaginait se confronter à une forme de perfection : le premier avec sa voisine, le second avec le mannequin. Chacun est déçu. La rencontre du bossu avec la jeune femme est une catastrophe, et lors de leur première vraie discussion, l’homme prend conscience qu’elle n’est pas aussi parfaite qu’il le pensait…

Quant au couple, la jalousie s’en mêle : le mari s’emporte et détruit le pantin, avant de le reconstruire pour se faire pardonner. Il lui donne son sang ; le pantin, « sorte de cathédrale avec des jambes », s’enfuit. Le corps, l’être comme combinaison de parties fantasmées. Avec forcément déception à la clé.

Des interludes apparents inscrivent de nouveaux acteurs dans la pièce. Une jeune fille au physique étrange, comme incomplet (avec quatre doigts à chaque main), se fait opérer pour ressembler à un autoportrait dessiné toute petite, comme un modèle à rebours (« Je ne suis qu’un dessin d’enfant, après tout »). Une femme change de peau tous les ans grâce à un bain brûlant et soufré (dans un pacte de type méphistophélique ?) : ses « costumes de peau » s’alignent dans la penderie, un peu comme les amants conservés des Prédateurs. Des personnages secondaires mais qui trouvent harmonieusement leur place dans la trame générale, jusqu’à un final proprement dérangeant, où tout semble partir en sucette, désossé, disparu.

Œuvre graphique du démembrement – et, toujours, ces yeux stylisés disséminés dans le livre – avec une atmosphère évoquant les sources mêmes du double roman de Leroux (les contes d’Hoffmann, et singulièrement L’Homme au sable), faite d’obsessions et de terreurs, d’hypnose (l’importance de l’œil, à nouveau, sans oublier Le Cabinet du docteur Caligari) et de déviances, de sincérité pourtant et d’illusions…

Livre très beau, à la construction visuelle extrêmement précise, et un petit côté rétro qui souligne encore sa dimension atemporelle et troublante, Les Poupées sanglantes est une descente lente et raisonnée dans les affres d’une folie particulière.

Les Poupées sanglantes
Écrit et dessiné par
Benoît Preteseille
Édité par Atrabile

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