
Les séries à l’heure des algorithmes
Netflix, Canalplay… le développement de la recommandation de contenus (grâce à des algorithmes) est en plein boom aujourd’hui. Derrière un dispositif plutôt pointu, une autre façon de diffuser et produire des séries se développe. On vous explique tout.
L’information a été donnée mercredi 10 septembre, lors de la conférence de rentrée de Canalplay. Glissée avec l’officialisation d’un partenariat avec HBO sur les séries de catalogue et celle de la production de fictions originales, l’annonce du lancement de Suggest, un « système de recommandation type sémantique », passerait presque pour le truc technique en plus.
Ce serait une erreur de le croire. Avec Suggest, Canalplay développe sa nouvelle version de l’outil moderne qui est au cœur du succès de Netflix. Et cela, beaucoup plus que la création de séries originales. Son nom : le moteur de recommandation.
La recommandation = l’ex-vendeur du vidéoclub dans votre salon
De quoi parle-t-on ? D’une « petite machine magique qui aide à trouver ce que tu ne sais pas encore que tu cherches », explique Gabriel Mandelbaum, cofondateur avec Thibault D’Orso et Paul de Monchy, de Spidéo, une société française spécialisée dans la conception de ces outils.
« C’est l’équivalent du vendeur de vidéoclub à qui on demandait auparavant conseil », précise Thibault d’Orso dans un entretien à 20 Minutes. L’image est pertinente : quand on allait dans un vidéoclub, on croisait le gars ou la fille dans les rayons, on lui disait que l’on avait aimé tel ou tel film et que l’on aimerait bien qu’il ou elle nous aide à trouver une création qui soit un peu dans le même style.
Avec le développement de la vidéo à la demande, ce genre d’échanges a disparu… et la grande force de Netflix, c’est d’avoir été une des premières structures à retranscrire cette logique de conseil dans un environnement dématérialisé. Grâce à un système de recommandation de type sémantique.
L’historique d’utilisation en ligne de mire (entre autres)
La différence avec un système comme on peut en trouver sur Amazon ou Fnac.com (grosso modo : ce qui vous recommande notamment d’acheter les deux premières saisons de Sherlock lorsque vous cherchez des infos sur l’intégrale de The Shield) ? La recommandation n’est pas basée sur des données statistiques mais d’abord sur les habitudes de l’utilisateur de la plateforme VOD (ce qu’il a déjà regardé).
Ces habitudes sont regroupées dans un historique d’utilisateur qui aide à la conception d’un profil personnalisé. Et c’est notamment grâce à ce profil que le moteur de recommandation peut faire des propositions plus pertinentes.
En juin 2013, le Daily Mars vous avait déjà parlé de ce type de dispositif, en évoquant un article de Salon (traduit en français par le site TVQC) : à chaque fois que vous choisissez de regarder une série ou un film sur Netflix, vous créez un événement, enregistré dans votre historique. Un peu comme l’historique de votre navigation internet.
« À chaque jour, explique le journaliste Andrew Leonard, Netflix, qui est de loin le plus grand fournisseur de contenu vidéo commercial en «streaming» aux États-Unis, enregistre des centaines de millions de ces «événements». Conséquemment, la compagnie en sait plus sur nos habitudes que nous le savons. Netflix ne sait pas seulement ce que nous regardons, mais aussi quand, où et comment nous visionnons du contenu ».
Un programme = une empreinte
Lors de la conférence de presse de mercredi, l’équipe de Canalplay a expliqué que le nouveau dispositif de recommandation reposerait à la fois sur un système de notes attribuées aux programmes par l’utilisateur et une classification des films et séries selon une logique sémantique.
En français dans le texte : on ne classe plus les programmes en fonction de leur genre (policier, comédie, drame…) mais en fonction des thèmes qu’ils abordent.
Chez Spidéo (qui travaille notamment avec Bouygues Telecom en France ou MGo aux USA), plus que de thèmes, on préfère parler d’envies. Comme l’explique Gabriel Mandelbaum, toujours à 20 Minutes : « A chaque film correspond en fait une empreinte composée de différentes données. Que ce soit les envies que le programme comble – des données émotionnelles, comme « frisson » ou « rire »- ou les thèmes qu’il aborde – des données factuelles, comme « Années 20 ». ».
En résumé, la recommandation s’appuie sur :
1. Votre profil personnalisé à partir de votre historique
2. Des propositions liées à des thèmes et des envies
3. Un éventuel système de notation
Donner des infos personnelles pour « gagner du temps »
Ce dispositif fonctionne surtout sur une logique de partenariat. Avec la recommandation, à partir du moment où on accepte de bénéficier de ces suggestions, il y a une sorte d’accord tacite entre l’utilisateur et le service.
Le premier consent à donner accès à une partie de ses données d’utilisateur parce que le second permet de gagner du temps. Tout ça grâce à l’utilisation d’un algorithme conçu par des informaticiens et des spécialistes de l’analyse sémantique de contenus : l’objectif, c’est de mettre les mots les plus justes sur des productions très diverses.
L’intérêt pour l’utilisateur : combiner ces données dans tous les sens, pour être plus en phase avec son aspiration du moment.
L’intérêt pour le promoteur d’un catalogue de VOD ou d’un bouquet de chaînes : les spectateurs exploitent beaucoup mieux les ressources qui sont à leur disposition.
Objectif : mieux explorer ses ressources
« Le développement des moteurs de recommandation permet d’avoir un nouveau regard sur ce qui est proposé, argumente Gabriel Mandelbaum, dans un échange prolongé. Aux USA, pour avoir ESPN et HBO, il faut payer 100 dollars et on se retrouve avec un bouquet de 200 chaînes que l’on ne regardera sans doute jamais. Avec ces outils, on aura beaucoup plus de chances de savoir, lorsque l’on est passionné par la Première Guerre mondiale, qu’un documentaire consacré sur ce sujet est diffusé sur une chaîne que l’on ignore d’habitude ».
Un « deal assez bon » selon le cofondateur de Spidéo: « le système fonctionne sans être totalement fliqué jusqu’à son compte bancaire : on ne s’intéresse qu’à un historique précis dans un service donné ».
Pas sûr que cela rassure ceux qui s’inquiètent de la quantité grandissante de données collectées sur de multiples services du Net, cependant.
Une mine d’or pour la production ?
Mais l’intérêt des moteurs de recommandation ne se limite à la distribution des programmes. Ces dispositifs -et surtout la quantité colossale de données (les big data, pour les intimes) qu’ils génèrent- peuvent aussi intéresser les sphères de la production.
L’an dernier, dans la revue de presse évoquée un peu plus haut, nous avions abordé la grosse communication de Netflix autour de la prétendue importance des big data dans le développement d’une série comme House of Cards US (1).
Dans les faits, si la série de Beau Willimon n’est pas le fruit d’extrapolations d’une machine façon Person Of Interest, les données utilisateurs sont susceptibles d’intéresser les producteurs, scénaristes et réalisateurs à plus d’un titre.
« La créativité n’est pas domptable »
« La fable du tout technologique, du tout algorithme, je n’y crois pas, martèle Gabriel Mandelbaum. Le succès de House of Cards, c’est une utilisation pertinente de données faite par des êtres humains. La créativité n’est pas domptable. Mais Netflix se sert des big Data parce qu’elles donnent des informations beaucoup plus précises sur les tendances ».
L’exemple phare, pour le cocréateur de Spidéo ? Hemlock Grove, la série de Netflix produite par Eli Roth :
« Ce que je dis là est une hypothèse mais il est probable qu’au sein de l’entreprise, on a étudié les analyses d’usage de la plateforme qui ont mis l’accent sur le fait qu’un segment d’utilisateurs –qui n’est pas le segment principal, mettons 100 000 personnes-s’intéresse très fortement aux loups-garou, aux zombies. Les analyses ont sans doute laissé à penser que ce segment est dans une consommation intensive de ce genre de programmes et que ces téléspectateurs laissaient beaucoup de commentaires sur ce qu’ils voyaient. Un gros travail d’analyse a vraisemblablement été lancé pour comprendre cette audience, comprendre les thèmes ou envies qui lui parlent. Et c’est comme ça qu’ils se sont dits : « Si on produit ce contenu-là, on s’adressera à ce public très précisément défini et on pourra communiquer en avant-première avec lui ». »
On appelle ça un effet de communauté.
Explorer des thématiques encore peu exploitées
Voilà pourquoi la société française, fondée en 2010, travaille aujourd’hui sur une offre spécifique «analytics » à l’attention des opérateurs, pour que ces derniers comprennent mieux comment fonctionnent les recommandations suggérées aux utilisateurs. Et qu’ils comprennent mieux ce que ça dit d’eux. Pour qu’il soit potentiellement possible de les regrouper en segments précis, et changer la façon de créer des contenus.
« On peut imaginer que, dans un proche avenir, les thèmes de programmes encore peu exploités par les producteurs soient davantage explorés parce que les moteurs de recommandation auront mis l’accent sur leur potentiel, chiffres à l’appui », s’avance Gabriel Mandelbaum.
« Mais les créatifs aussi peuvent utiliser ces données dans une logique de stimulation, conclut Thibault D’Orso. J’ai déjeuné avec un ami scénariste qui, en découvrant notre dispositif de recommandation sémantique, a trouvé quatre caractéristiques d’histoire qui n’ont jamais été assemblées dans un même scénario. Clairement, l’algorithme ne vendra jamais de recette miracle : partir dans cette direction, encore une fois, c’est faire un mauvais usage de la technologie. La technologie est là pour suggérer une question : « Et si tu essayais ça ? ». Et elle devient un générateur d’idées. Rien ne garantira que l’idée explorée plaira à tous les coups mais on peut mettre face à ces projets des gages d’audiences pertinentes ».
Ce dernier volet, celui de la production/création, relève encore de la théorie. Reste à savoir si cela peut donner vraiment quelque chose de probant… mais ce qui est sûr, c’est que, décrit de la sorte, la recommandation peut singulièrement secouer l’industrie audiovisuelle. Notamment pour la production et la diffusion de séries et de films de genre encore boudés (SF, horreur, notamment) en France.
(1) : En résumé, la popularité de Spacey, celle de Fincher et le succès de la version britannique auraient joué un rôle dans la création de la série lancée en 2013. La vérité, c’est que le projet a été présenté à plusieurs chaînes (dont HBO, Showtime et AMC) avant d’être retenu par la direction de Netflix.
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