
Martin Scorsese écrit une lettre à sa fille.
Quand un réalisateur comme Martin Scorsese fait l’état des lieux du cinéma mondial, il le fait dans un magazine hebdomadaire italien L’Espresso et en s’adressant à sa fille de 14 ans, Francesca. D’aucuns diront que c’est curieux, mais d’autres choisiront peut être de se concentrer sur l’état des lieux optimiste que dresse le réalisateur.
Le Daily Mars vous propose de découvrir cette lettre en français traduit par nos soins puis en anglais.
Chère Francesca,
Je t’écris cette lettre au sujet de l’avenir. Je l’observe à travers un objectif. A travers le cinéma, qui a été au centre de mon monde.
Au cours de ces dernières années, j’ai réalisé que l’idée du cinéma avec laquelle j’ai grandi, qui est dans les films que je t’ai montré depuis que tu es une enfant, et qui prospérait quand j’ai commencé à faire des films, est en train de prendre fin.
S’en désespérer n’est pas mon intention. Je n’écris pas ces mots en ayant l’impression de subir une défaite. Au contraire, je pense que l’avenir s’annonce prometteur.
Nous avons toujours su que le cinéma était une industrie, et que l’art cinématographique a été possible car il s’est aligné sur des principes économiques. Parmi ceux d’entre nous qui ont débuté dans les années 60 et 70, personne ne se faisait d’illusions sur ce point. Nous savions que nous allions devoir travailler dur pour protéger ce que nous aimions. Nous savions aussi qu’on aurait à traverser des périodes difficiles. Nous avions réalisé, à un certain niveau, que nous aurions à faire face à un moment donné, à la diminution, voire la suppression de chaque élément imprévisible ou inconvenant dans le processus de création d’un film. L’élément le plus imprévisible de tous ? Le cinéma. Et ceux qui le fabriquent.
Je ne veux pas répéter ce qui a déjà été dit et écrit par tellement d’autres avant moi, sur tous les changements dans l’industrie, et je suis encouragé par les nombreuses exceptions à ce principe de création cinématographique : Wes Anderson, Richard Linklater, David Fincher, Alexander Payne, les frères Coen, James Gray et Paul Thomas Anderson parviennent tous à réaliser des films. Et Paul a non seulement réussi à réaliser The Master en 70 mm, il a même réussi à le montrer sur pellicule dans quelques villes. Tout ceux qui s’intéressent au cinéma devraient en être reconnaissants.
Je suis également touché par ces artistes qui arrivent à créer des films dans le monde entier, en France, en Corée du Sud, en Angleterre, au Japon, en Afrique. Ca devient de plus en plus difficile à chaque fois, mais des films y sont réalisés.
Mais je ne crois pas être pessimiste quand je dis que l’art du cinéma et l’industrie cinématographique sont à la croisée des chemins. Le divertissement audiovisuel et ce qu’on appelle le cinéma, des images animées conçues par des individus, semblent aller dans des directions différentes. A l’avenir, vous verrez probablement de moins en moins les films dans des multiplexes, et de plus en plus dans des cinémas plus petits, en ligne et, je suppose, dans des espaces et des circonstances que je ne peux prévoir.
Alors, pourquoi le futur est-il si prometteur ? Car pour la première fois dans l’histoire de l’art, les films peuvent être réalisés avec très peu d’argent. C’était impossible quand je grandissais, et les films à très petit budget étaient plus une exception qu’une règle. Maintenant, c’est l’inverse. Vous pouvez faire des images magnifiques avec des caméras très abordables. On peut enregistrer du son. On peut monter, mixer et étalonner à la maison. C’est devenu accessible à tous.
Avec tout l’intérêt porté au matériel de création de films et aux avancées technologiques qui ont mené à cette révolution dans la création cinématographique, il y a une chose à ne pas oublier : les outils ne font pas les films, c’est vous. C’est libérateur d’attraper un appareil et commencer à filmer et de le mettre dans Final Cut Pro. Faire un film, celui que tu dois faire, c’est autre chose. Il n’y a pas de raccourcis.
Si John Cassavetes, mon ami et mentor, avait été vivant aujourd’hui, il serait certainement en train d’utiliser tout le matériel à sa disposition. Mais il répèterait ce qu’il a toujours dit : tu dois être dévoué à ton travail, tu dois tout donner de toi-même, et tu dois protéger l’étincelle qui t’a mené à faire ce film en premier lieu. Tu dois la protéger avec ta vie. Dans le passé, étant donné que réaliser des films coûtait très cher, on devait se protéger contre la fatigue et le compromis. A l’avenir, il faudra se protéger d’autre chose : la tentation de suivre le vent, et de laisser le film s’éloigner.
Il ne s’agit pas juste de cinéma. Les raccourcis n’existent pas. Je ne dis pas que tout doit être difficile. Je dis juste que la voix qui te fait vibrer est ta propre voix, c’est ta lumière intérieure, comme le disent les Quakers.
C’est toi. C’est la vérité.
Avec tout mon amour,
Papa
Dearest Francesca,
I’m writing this letter to you about the future. I’m looking at it through the lens of my world. Through the lens of cinema, which has been at the center of that world.
For the last few years, I’ve realized that the idea of cinema that I grew up with, that’s there in the movies I’ve been showing you since you were a child, and that was thriving when I started making pictures, is coming to a close. I’m not referring to the films that have already been made. I’m referring to the ones that are to come.
I don’t mean to be despairing. I’m not writing these words in a spirit of defeat. On the contrary, I think the future is bright.
We always knew that the movies were a business, and that the art of cinema was made possible because it aligned with business conditions. None of us who started in the 60s and 70s had any illusions on that front. We knew that we would have to work hard to protect what we loved. We also knew that we might have to go through some rough periods. And I suppose we realized, on some level, that we might face a time when every inconvenient or unpredictable element in the moviemaking process would be minimized, maybe even eliminated. The most unpredictable element of all? Cinema. And the people who make it.
I don’t want to repeat what has been said and written by so many others before me, about all the changes in the business, and I’m heartened by the exceptions to the overall trend in moviemaking – Wes Anderson, Richard Linklater, David Fincher, Alexander Payne, the Coen Brothers, James Gray and Paul Thomas Anderson are all managing to get pictures made, and Paul not only got The Master made in 70mm, he even got it shown that way in a few cities. Anyone who cares about cinema should be thankful.
And I’m also moved by the artists who are continuing to get their pictures made all over the world, in France, in South Korea, in England, in Japan, in Africa. It’s getting harder all the time, but they’re getting the films done.
But I don’t think I’m being pessimistic when I say that the art of cinema and the movie business are now at a crossroads. Audio-visual entertainment and what we know as cinema – moving pictures conceived by individuals – appear to be headed in different directions. In the future, you’ll probably see less and less of what we recognize as cinema on multiplex screens and more and more of it in smaller theaters, online, and, I suppose, in spaces and circumstances that I can’t predict.
So why is the future so bright? Because for the very first time in the history of the art form, movies really can be made for very little money. This was unheard of when I was growing up, and extremely low budget movies have always been the exception rather than the rule. Now, it’s the reverse. You can get beautiful images with affordable cameras. You can record sound. You can edit and mix and color-correct at home. This has all come to pass.
But with all the attention paid to the machinery of making movies and to the advances in technology that have led to this revolution in moviemaking, there is one important thing to remember: the tools don’t make the movie, you make the movie. It’s freeing to pick up a camera and start shooting and then put it together with Final Cut Pro. Making a movie – the one you need to make – is something else. There are no shortcuts.
If John Cassavetes, my friend and mentor, were alive today, he would certainly be using all the equipment that’s available. But he would be saying the same things he always said – you have to be absolutely dedicated to the work, you have to give everything of yourself, and you have to protect the spark of connection that drove you to make the picture in the first place. You have to protect it with your life. In the past, because making movies was so expensive, we had to protect against exhaustion and compromise. In the future, you’ll have to steel yourself against something else: the temptation to go with the flow, and allow the movie to drift and float away.
This isn’t just a matter of cinema. There are no shortcuts to anything. I’m not saying that everything has to be difficult. I’m saying that the voice that sparks you is your voice – that’s the inner light, as the Quakers put it.
That’s you. That’s the truth.
All my love,
Dad
Thank you, Mr Scorsese.