L’Homme sans talent, de Yoshiharu Tsuge

L’Homme sans talent, de Yoshiharu Tsuge

Note de l'auteur

Avec cet Homme sans talent mêlant fiction et autobiographie, le grand mangaka Yoshiharu Tsuge chante un certain art de la fugue, de la fuite, une exigence dans la poésie. Avec un dessin d’une absolue beauté.

L’histoire : Un ancien dessinateur de manga tente de reprendre pied en se cherchant une activité un tant soit peu lucrative : vendeur de cailloux, réparateur et vendeur d’appareils photo, peut-être chargé de la reconstruction et de l’entretien d’une passerelle de bois (et du péage qui y serait lié)… Rien ne marche vraiment ni durablement. Et cet “homme sans talent” avance dans la vie sans bouger réellement, comme si le monde autour de lui défilait au ralenti.

Mon avis : Sublime de bout en bout, ce chef-d’œuvre de Yoshiharu Tsuge, datant des années 80, avait été initialement traduit par les éditions Ego comme X en 2004 mais n’était plus disponible depuis de nombreuses années, souligne son nouvel éditeur, le Genevois Atrabile. Autant dire que cette nouvelle publication s’avère des plus salutaires pour ceux qui, comme moi, l’avaient raté voici près de 15 ans.

Découpé en six chapitres assez hétérogènes, cet Homme sans talent déploie une élégie magnifique et noire du laisser-aller, de la fuite, de cet instant dans la course où l’on s’arrête net pour observer les autres coureurs prendre de l’avance et disparaître au loin sur la piste ; où le reste du monde continue sa course et l’on choisit de s’allonger au milieu du cours du temps.

L’“homme sans talent”, c’est Sukezô Sukekawa, mais son nom n’a guère d’importance – il n’est d’ailleurs quasiment jamais nommé en plus de 200 pages. Le qualifier de “sans talent” n’est pas tout à fait justifié, ceci dit : il a été l’auteur de mangas célébrés pour leur qualité. Il reçoit parfois des demandes pour de nouvelles publications, mais il décline toutes ces commandes. Il ne voit plus son avenir dans le manga, un univers où, désormais, il n’y a plus de place pour le “manga d’auteur”. Accepter une commande serait démériter à ses yeux.

Il exprime souvent un espoir, un désir insensés : « Si je trouvais un remède contre le cancer, je serais millionnaire. » Façon de justifier sa situation économiquement très rude. Même quand il se lance dans un projet plus réaliste, il n’a ni les moyens ni la force morale de les mener à bien. Il présente une forme de fragilité d’une grande profondeur, avec ces yeux toujours baissés, cette nuque ployée…

Cela ne lui interdit pas un sens intense de la poésie – peut-être cela l’explique-t-il. Comme dans cette tirade d’une grande beauté, où il expose l’art de choisir une pierre de la rivière qui résume toute la montagne. Déceler le macroscopique dans le microscopique, talent rare… pour un art résolument dépassé. Le commerce de pierres particulières a bien connu un boom autrefois, mais cet âge d’or est révolu. L’homme sans talent est un homme qui s’est trompé d’époque. D’époque et d’endroit, car on ne trouve pas de pierre de valeur dans la rivière près de laquelle il réside.

Ce rapport problématique au temps traverse l’ensemble du livre, où la tradition (dans ses acceptions les plus larges, du prosaïsme le plus vulgaire et érotomaniaque à la poésie la plus pure) est opposée à un modernisme superficiel. Voici une autre facette de la damnation de Sukezô Sukekawa : percevoir la finesse des choses, leur entière qualité derrière une forme de discrétion, d’autant plus grande qu’il y a cette discrétion pour la souligner. Un rapport au passé, dans un univers qui favorise l’artificialité, la facilité et les goûts en provenance de l’Occident : « Si c’est traditionnel et si c’est japonais, c’est ringard ! » L’Homme sans talent parle aussi de cela : de cette fuite du temps, de la perte du passé, de l’oubli dans lequel s’enfonce le Japon ancien, quand les hommes comme Sukezô sont acculés à la banqueroute car pas assez bankables.

Autre avatar de cette opposition : l’éloge du talent traditionnel de l’oiseleur, qui vend au marchand des zosterops au chant incomparable, versus le pragmatisme des épouses, pour qui parler en termes de “à l’époque” est « l’obsession du minable », « les grands regrets de l’heure de gloire ». Et toujours, en quasi-running gag, ce fils qui vient chercher Sukezô pour le ramener à la maison – autrement dit, au présent.

Dans le chapitre 4, Sukezô, son épouse et son fils tentent une randonnée pour chercher des pierres de plus grande valeur. Échec total. Ils dépriment : « À nous voir comme ça, on jurerait qu’on est venus pour un suicide en famille. (…) Qu’est-ce qu’on peut espérer de l’avenir, maintenant ?… à part prendre de l’âge, en silence… »

Cet homme déjà disparu, comme un caillou au milieu des galets de la rivière, est à la fois là et pas là. Belle définition de la “fugue”, détaillée dans le chapitre 6. Être flottant au pays du Monde flottant, il est semblable à un “fugueur”, un de ces hommes qui disparaissent subitement, qui dès lors ne sont plus et en même temps sont encore. Ici, sa figure se dédouble en celle de Yamaï, l’étrange libraire qui paraît dormir en permanence, mais aussi en celle du poète vagabond Seigetsu.

Pour citer Yoshiharu Tsuge lui-même, en des propos tirés de la postface à ce volume : « Je cherchais à me libérer des valeurs de la société contemporaine, avec laquelle je me suis toujours senti en décalage. » Dans cette œuvre qui magnifie le watakushi manga (“bande dessinée du moi”), Tsuge chante ce décalage avec un talent absolu.

En accompagnement : La BO de l’adaptation cinématographique (1991) de ce livre, signée Gontiti, un duo de guitaristes japonais à la musique volontiers douce et mélancolique.

Si vous aimez : Le Journal d’une dépression d’Hideo Azuma, dans un tout autre genre (plus ludique celui-ci, et souvent drôle). Et pourquoi pas l’un ou l’autre Bukowski, loser magnifique s’il en est.

L’Homme sans talent
Écrit et dessiné par
Yoshiharu Tsuge
Édité par Atrabile

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