
L’Ombre de la nuit, de Jordan Crane
Neuf histoires, neuf tranches de vie, coupées au scalpel. L’Américain Jordan Crane y déploie un éventail de tons, de styles et de genres plutôt réjouissants. Façon de parler, au vu des sensations exprimées dans ces pages : drame, angoisse, vertige, étouffement… Où le dénouement est surtout synonyme de dénuement.
[Disclaimer : j’ai participé à la traduction française de cette BD. Lisez-la quand même, elle est très bien !]
Le livre : Adolescent plein de rage, Robert se brouille avec tout le monde. Seul son petit frère semble trouver grâce à ses yeux. Une nuit, il quitte sa chambre sans faire de bruit, “emprunte” la moto de son pote Ernesto et s’enfuit. Lorsqu’il provoque un accident de la route, sa vie bascule – et c’est peu de le dire.
Mon avis : Le résumé ci-dessus ne concerne qu’une des neuf histoires réunies dans cette Ombre de la nuit et extraites du comics Uptight, publié par Fantagraphics et lauréat de deux Ignatz Awards en 2009. Jordan Crane y déploie un bel éventail de tonalités, égrenées en neuf nouvelles graphiques de genres et styles variés.
Dans L’Ombre de la nuit éponyme, Crane esquisse, en à peine quelques pages au trait précis, le quotidien déprimant d’un ado américain. Les parents se disputent, Robbie se brouille avec son meilleur ami dont il a déglingué la moto en faisant l’abruti… Le seul truc qui passionne un tant soit peu Robbie, c’est la moto. Lorsque ses parents lui trouvent une petite annonce pour un job dans un fast-food – « ça nous aidera à joindre les deux bouts et à te tenir à l’écart des problèmes » – il voit la possibilité d’économiser pour s’offrir une bécane. Pas de bol : l’argent est destiné à soutenir la famille. C’en est trop pour l’ado. Il fugue. La “fin” de l’histoire n’est pas loin.
La fin ? En réalité non. Car les tranches de vie découpées au scalpel par Jordan Crane n’ont pas réellement de conclusion. Elles s’achèvent (provisoirement) sur un sentiment précis, non sur une réalisation des enjeux narratifs : la tristesse (L’Ombre de la nuit), l’horreur (Only a movie), le vertige fantastique (Ramène-moi à la maison), la nostalgie (Avant que les choses s’améliorent), le spectacle de la lâcheté (Vicissitude/Trash Night), le trouble devant l’étrangeté (Réveille-toi), etc. Le dénouement est surtout un dénuement, une mise à nu des personnages, de leur futur qui n’en est pas un, de leur enfermement dans un éternel présent.
Prenez Réveille-toi. À mes yeux, la plus forte (et parmi les plus brèves) des histoires de ce recueil. Pour l’apprécier pleinement, il faut se laisser porter, renoncer à chercher une avancée logique a priori du récit pour, comme dans un film de David Lynch, lâcher la bride de la narration et pénétrer dans l’histoire. Une histoire sombre, violente, sexuelle, délirante, un total fantasme d’une grande noirceur, un étouffement. Et un final qui, bien qu’attendu, fonctionne pleinement. Lorsque je vous dis qu’il n’y a pas de vraie fin dans ces récits de Crane, je ne plaisante pas…
Jordan Crane ouvre large son éventail stylistique. D’un trait clair et net à un jeu sur la bichromie ou le gris, d’un dessin faussement simple à un polychrome enjoué. Sans oublier ces pleines pages jouant les transitions entre chaque récit. Des tableaux terrifiants, enfant acculé par des ombres contre un tronc d’arbre, entremêlement de corps où chacun tue son voisin et est assassiné par un autre, personnage caché/enroulé dans un rideau (ou transformé en rideau ?)… Mention spéciale pour cette tête de titan émergeant des flots en furie, et avalant des personnages à la pelle.
Tous les récits ne sont pas pleinement aboutis, à mettre au compte de la volonté de l’auteur de ne pas chercher absolument le jusqu’au-boutisme d’une histoire. Cela peut s’avérer frustrant, car certaines histoires n’ont pas l’intensité des autres. On pourrait les classer en deux groupes. Les “intenses” (Réveille-toi, Only a Movie qui a la brutalité d’un épisode de Tales from the Crypt, Noir néant et sa SF vertigineuse).
Et les plus “douces” : L’Ombre de la nuit, Ramène-moi à la maison et Au milieu de nulle part, qui ressemblent à de chouettes épisodes de Twilight Zone, sans vraie surprise à la clé mais avec toujours un élément remarquable, une atmosphère, un délire particulier ; Avant que les choses s’améliorent, qui évoque davantage une nouvelle courte à la Raymond Carver, voire une chanson de Dylan ou Springsteen ; Vicissitude/Trash Night, la plus longue ; et enfin une histoire sans titre ni (vraie) parole, qui se joue entièrement sur la couleur.
Autour de la BD : Jordan Crane termine actuellement un récit de plus de 300 pages, Keeping Two, qui sera l’objet d’une coédition entre L’employé du Moi et Çà et Là. De lui, la maison d’édition bruxelloise avait déjà publié le court récit (24 pages) Une main en or dans sa collection Vingt-Quatre.
Si vous aimez : les auteurs indé comme Chuck Forsman (The End of the Fucking World, Pauvre Sydney !) et Kevin Huizenga (Curses, Ganges), ceux qui ont digéré toutes leurs influences et ne se laissent pas cantonner dans un style unique. Ce livre de Crane fait penser à l’anthologie indé Papercutter (Tugboat Press), une des références du genre : elle en est à son 17e numéro et vaut définitivement le détour.
En accompagnement : n’importe quel album de Lloyd Cole (pour sa capacité à raconter une histoire en la condensant en quelques phrases, tout en douceur) ou de Nick Cave (idem, mais en version plus angoissante et/ou violente).
L’Ombre de la nuit
Écrit et dessiné par Jordan Crane
Édité par L’employé du Moi