
Manuel Chiche : « Je suis têtu. Et con ! »
C’est un passeur, un vrai cinéphile qui ne pense qu’à transmettre aux jeunes générations, un entrepreneur qui prend tous les risques alors que le marché du DVD sombre. Producteur et distributeur, Manuel Chiche a bossé à Delta Video, StudioCanal, a dirigé Wild Side où il a révélé Park Chan-wook ou Nicolas Winding Refn. Récemment, il a créé plusieurs labels : La Rabbia, qui édite en Blu-ray des films de patrimoine (des coffrets somptueux pour Les 7 Samouraïs, plusieurs Takeshi Kitano, Wake in Fright, Utu, La Planète des vampires et autres merveilles…), Les Jokers, qui défend en salles le cinéma contemporain, fait découvrir de nouveaux auteurs, ou encore Lonesome Bear (pour l’exploitation digitale). Sur tous les fronts, il sort même des livres ultra-pointus sur le cinéma et bientôt… des vinyles ! Rien que cet été, il édite une magnifique édition Blu-ray du chef-d’œuvre coréen Memories of Murder, ressort en salles La Ballade de Narayama de Shōhei Immamura, A Scene at the Sea de Takeshi Kitano, ou le troisième volet des aventures du Détective Dee.
Drôle, érudit, refusant la langue de bois habituelle, c’est un résistant, le Gaulois irréductible qui lutte encore et toujours alors que tout semble s’écrouler, un homme dévoré par la passion du cinéma qui multiplie les projets, même les plus improbables. Ce qui au sein du cinéma est pour le moins rare… Interview.
Daily Mars : Comment va le marché de l’édition DVD ?
Manuel Chiche : Mal (il explose de rire). Mais il y a des gens assez débiles comme moi pour continuer à entreprendre des choses. Parce que tout n’est pas entièrement mû par une volonté mercantile et que le CNC permet de limiter la casse. Mais ce n’est pas parce qu’il y a de la casse que l’on ne va plus faire ou éditer des produits moches. Si c’était juste pour faire du pognon, on fourguerait nos films aux télés et on attendrait que l’argent tombe.
Le support physique est quand même condamné à court terme. En tant qu’éditeur, comment voyez-vous la suite ?
M. C. : On arrêtera quand ça sera vraiment cataclysmique. En attendant, on va faire des trucs de plus en plus débiles, notamment des livres. Comme ce bouquin sur le tournage de Sorcerer qui nous a pris trois ans ! J’ai été touché par les remerciements de William Friedkin quand il a reçu le livre. Ça ne se vend pas super, mais j’ai déjà embrayé sur le bouquin suivant, consacré à Memories of Murder.
Vous êtes Cyrano ou Don Quichotte ?
M. C. : Non. Moi, ce livre sur Sorcerer, je suis très heureux de l’avoir dans ma bibliothèque. Et cela a fait très plaisir à Samuel Blumenfeld (l’auteur), à Friedkin et aux gens qui l’ont acheté. Avec Sorcerer, sorti à 2 500 exemplaires, je vais perdre de l’argent. Le livre coûte 40 €, on l’a imprimé en France pour que la reproduction des photos soit parfaite, Blumenfeld n’a pas beaucoup été payé, moi, j’ai été payé zéro. Le livre coûte cher, mais on vend au juste prix quelque chose de cher à produire. Pour Memories of Murder, ce sera encore plus pointu mais on le sortira à Noël, la période des cadeaux ! Je crois à cette ténacité, à nos choix, à la qualité de ce que l’on sort et on rallie des gens à notre cause. La clé, c’est d’être honnête et de ne jamais décevoir notre public.
Cette perfection, vous essayez de l’approcher avec vos sorties Blu-ray ou DVD, notamment avec le tout récent Memories of Murder.
M. C. : C’est une belle histoire. Bong Joon-ho est un ami et il sait que son film représente beaucoup pour moi. Je considère Memories of Murder comme un des grands films du 21e siècle et je voulais une édition digne de l’excellence du film. Bong m’a demandé de venir en Corée et je suis allé à Séoul photographier tous ses dossiers. C’était fastidieux et il m’a conseillé d’emmener ses sept kilos d’archives à Paris. On a retouché des centaines de photos, exploré sa documentation, édité le story-board, et Jésus Castro a tourné un superbe documentaire à Séoul avec tous les protagonistes de l’aventure. Et comme je trouvais que ce n’était pas assez, j’ai demandé à Bong les coordonnées du compositeur de la musique et je vais éditer en vinyle la B.O. remastérisée du film. On a sorti 10 000 exemplaires du Blu-ray de Memories of Murder. Quand on l’a ressorti en salle l’année dernière, on a fait 20 000 entrées. Notre but, c’est de faire découvrir nos coups de cœur aux jeunes générations, de transmettre. Nous ne sommes pas dans l’air du temps, mais je refuse ce qui nous est imposé, c’est à nous de créer un autre air du temps. À l’époque de Deezer et de Spotify, il y a encore des gens pour aimer le vinyle, le livre, ou le support physique. C’est là que nous nous situons.
Quels sont vos plus gros hits ?
M. C. : Il y en a plein, mais ça, c’était avant ! Récemment, Sorcerer a très bien marché, Les 7 samouraïs aussi. Quand j’avais sorti La Nuit du chasseur, en coffret livre-Blu-ray chez Wild Side, j’en ai vendu 5000 exemplaires en trois semaines. Il y a parfois des exceptions ! Mais vous savez, ce que je perds sur l’édition physique, je finis sur le long terme à le rattraper avec les droits télé notamment. Et comme on a un gros catalogue…
Et pour la sortie en salle ?
M. C. : On vivote, mais c’est beaucoup mieux que crever. Il se passe pas mal de choses passionnantes, notamment au sein du cinéma français. J’ai beaucoup aimé Une vie violente de Thierry de Peretti, le meilleur film français de 2017. Et il y a le séisme Canal, un cinéma français était subventionné par les télés et c’est terminé. Le diktat de la télé va changer et c’est une très bonne chose ! Parfois, se prendre une bonne gifle, cela peut faire du bien. Produire un film, c’est prendre des risques, on l’a un peu oublié en France. C’est ce qui donne ce cinéma un peu mou du genou. De notre côté, nous allons sortir le premier film US de Mélanie Laurent, Artic, un premier film d’un mec qui vient de YouTube, Joe Penna, avec Mads Mikkelsen… L’année prochaine, on aura 9 films, dont le nouveau Bong, Parasite. On ne chôme pas pour une équipe de 4 personnes !
Votre été semble avoir été chargé.
M. C. : On a sorti le Park Chan-wook, JSA, en salle fin juin. Il était inédit en salles et il faut absolument le voir au cinéma. En octobre 2016, j’étais au Festival Lumière avec PCW pour un hommage. Il me demande, dubitatif, pourquoi je ressors Memories of Murder de Bong en salles, puis en vidéo. Et il me dit qu’il a restauré JSA en 4K. J’attends ! Il me demande : « Tu ne crois pas que tu pourrais le sortir en salles comme Memories ? » La négociation a été très longue. Cet été, on a également ressorti en salles La Ballade de Narayama de Shōhei Immamura, A Scene at the Sea de Takeshi Kitano, ou le Tsui Hark, Détective Dee : la légende des rois célestes.
Quels sont vos projets ?
M. C. : L’année prochaine, je sors L’Âme des guerriers, le seul bon film de Lee Tamahori, un film qui dégage une putain de force. C’est Jusqu’à la garde version maori. Puis, une surprise, un truc idiot sur lequel je bosse depuis 5 ans. Je suis têtu ! Et con ! Je réfléchis également sur un concept : au lieu de faire un cycle sur un réalisateur ou un acteur, j’ai envie de faire voyager le spectateur à travers un genre, ou un pays, et ce pendant un an, sur environ cinq films. Il faut que je revoie les films pour voir si cela fonctionne toujours.
En 2019, je sortirai deux bouquins : la bio de Nicolas Winding Refn de Bruno Icher et un bouquin sur Sterling Hayden signé Philippe Garnier. Nous avons convenu que c’est l’idée la plus con que l’on n’ait jamais eue ! On va également développer une série télé en France. On a une idée originale qui nous plait beaucoup. J’ai même envie de publier un roman sur la musique. Il y a un jeune mec qui est en train de l’écrire. Pourquoi je resterai toujours à faire la même chose ?
Vous faites ce métier depuis des années ? Vous n’en avez pas un peu marre, surtout dans cet environnement économique ?
M. C. : J’adore accompagner les réalisateurs, donc, non, je n’en ai pas marre ! Et j’ai très envie d’accompagner cette nouvelle génération de cinéastes. Et transmettre encore et toujours aux mômes. Quoi de plus beau que de faire découvrir Takeshi Kitano, Les 7 Samouraïs ou Sorcerer aux plus jeunes ?
À DÉCOUVRIR
Sorcerer : Sur le toit du monde de Samuel Blumenfeld
Le tournage du film de William Friedkin, raconté par le journaliste du Monde. Une odyssée dingue, ahurissante, avec les témoignages des principaux protagonistes.
Le meilleur livre cinéma de 2018 ?
Memories of Murder de Bong Joon-ho
L’édition définitive, restauration magnifique, un vrai documentaire et même un bouquin avec le story-board. Plus qu’un coffret, un trésor.
Wake in Fright de Ted Kotcheff
Dans l’Outback australien, le réalisateur de Rambo filme un cauchemar hardcore sur fond de défonce de rednecks et de massacre de kangourous. Du culte !
© photo : Richard Dumas
Merci pour cet interview.
C’est vrai que je ne surveille plus les sorties dvd depuis longtemps. Je serais passé à côté du coffret Memories of Murder sans cet article, et je l’aurais regretté un jour, au détour d’un blog ou d’une page amazon.
Peut-on avoir un sommaire succinct du livre à paraître en décembre ? Y aura-t-il des interviews ? Des analyses ? Un seul auteur ou des contributions ? A moins qu’il ne soit trop tôt pour en parler. De toute façon, je serai au rendez-vous quoiqu’il arrive.
Peu de films peuvent se targuer de me faire réagir comme ça.
Je suis désolé mais je n’ai pas beaucoup d’autres news. C’est un livre d’un seul auteur, Bruno Icher, excellent journaliste. il y travaille depuis trois. Je pense que cela va être énorme (si c’est aussi bon que le Blumenfeld sur Sorcier, ce sera de la dynamite…).
OK, merci.
Par contre, après vérification sur le site de La Rabbia, c’est Stéphane du Mesnildot qui est crédité comme auteur. Un spécialiste du cinéma asiatique, apparemment. Je connais assez peu le microcosme des critiques ciné, je l’avoue.