
Nina, vaisseau amiral (critique de What Happened, Miss Simone? de Liz Garbus)
Après une projection acclamée en ouverture du dernier festival de Sundance, les abonnés à Netflix peuvent découvrir dès aujourd’hui What Happened Miss Simone? Le documentaire de Liz Garbus revient sur les débuts de la papesse du jazz, de ses débuts comme jeune prodige jusqu’à son exil européen après un passage par l’Afrique. En s’aidant d’archives inédites ou rares, Garbus remet en lumière un talent précurseur. Au risque d’en affiner les côtés bruts et non polis, le documentaire ayant été réalisé en coopération étroite avec la famille de l’artiste ?
What Happened Miss Simone? s’ouvre sur le retour de Nina Simone à Montreux en 1976. Visiblement émue et un peu déstabilisée, elle s’assied au piano, et introduit le premier titre qui revient à ses débuts avec une certaine grâce, comme si les 8 ans d’exil de l’industrie musicale, et surtout les Etats-Unis, avaient jeté un certain froid sur son répertoire.
La structure de What Happened Miss Simone? est assez classique et suit la chronologie de sa carrière, à l’exception des années 1990. À peine entraperçoit-on quelques performances parisiennes, alors qu’elle s’installa en France dès 1993. Mais c’est parce que la vie de l’artiste est assez dense, à tel point que Garbus n’utilise sa musique que par grands morceaux : même si ce documentaire est produit et mis en ligne sur Netflix, hors de question d’en faire une playlist hétéroclite pour découvrir son œuvre. La star de What Happened… c’est cette voix, qui s’exprime avec candeur sur la vingtaine d’années de sa carrière américaine qui la définit. Un travail d’éditorialisation est bluffant, la voix-off guidant le spectateur à travers sa propre vie et ses propres émotions.
Jeune prodige à l’éducation de pianiste classique stricte, qui a étudié à Julliard, elle se voit refuser son entrée au conservatoire de Curtis. La faute à une discrimination raciale qu’elle ne réalisait même pas alors : cela lui a pris environ 6 mois. Nina Simone, c’est une sensibilité et une intensité unique qui affecte des structures de piano classique, allié à des instincts de showwoman développés dans des bars où elle jouait pour joindre les deux bouts, « par pure nécessité ». Sa capacité à haranguer les foules et développer un discours sans pousser une note est évidente, et compte parmi les passages les plus scotchants du documentaire : il faut la voir rendre I Put A Spell On You méconnaissable alors que Garbus aborde sa relation avec Andrew Stroud, ex-flic reconverti en manager. Leur relation entachée de violence domestique et d’une Simone perpétuellement cyclothymique donne corps au titre plus que mille mots.
Un militantisme amer

Une artiste aux multiples zones d’ombre, qui se définissait sur scène. (Crédit : Herb Snitzer/Netflix)
Nina, bête de scène, une des premières à être boostée par l’utilisation de sa musique dans une pub (My Baby Just Cares for Me, pour Chanel), était naturellement une figure du mouvement pour les droits civils. Le cœur de What Happened Miss Simone, c’est cet engagement fort d’une battante par nature. Une artiste qui était bien plus Malcolm X, que Martin Luther King, même si elle lui a composé une chanson en hommage juste après son assassinat. Une militante qui se définit fortement comme « pas non-violente », et qui transcende le côté rebelle de sa présence scénique dans une musique témoin de son affirmation indéniable au tournant des années 1970. Un militantisme teinté d’amertume alors que le mouvement se dissoudra quelque peu avec la fin du conflit au Vietnâm et les années Jimmy Carter. Au même moment, elle s’exile en Afrique, alors que son tempérament cause beaucoup de tourments intra-familiaux. Simone, en proie à ses propres accès homériques, commence à battre sa fille, qui va vivre avec son père : le sabbat africain durera bien plus longtemps que prévu et elle perd une partie de son patrimoine américain. Un pays qui est l’objet de son courroux, et qu’elle surnomme « The United Snakes of America ». Des tournants peu flatteurs que Garbus aborde avec courage, sans concessions, mais sans forcément le dramatiser à outrance.
La maturité en plus, son retour à la scène au milieu des seventies se fait avec une exigence renouvelée ; les accents résolument pop de ses débuts laissent place à une profondeur encore plus brute qu’à l’accoutumée. Un virage musical couronné de succès, et une maîtrise musicale qui étourdit jusqu’à Miles Davis himself. Une virtuosité alliée à une confiance spectaculaire : voilà ce qui rendait Simone leader parmi ses contemporains. What Happened… est rempli de gros plans sur ses traits faciaux définis, son ménagement des pauses, son placé des paroles. Une véritable rockstar qui s’ignore, sans guitare ni énergie attenante. Un magnétisme qui ne lâche jamais l’œil de Garbus durant toute la durée du doc – et justement, pas l’inverse. Ce qui s’est passé pendant toutes ces années devient limpide : elle a refermé le livre ouvert qui la caractérise pour mieux le revisiter devant les salles de concert de quelques happy few. Un caractère exigeant qui donne corps à un must-see de l’été.
USA. 2015. De Liz Garbus. Disponible à la demande sur Netflix.