NYPD Blue, un anniversaire bien trop discret

NYPD Blue, un anniversaire bien trop discret

NYPD Blue

NYPD Blue, l’année de son lancement.

En mars 2005, après douze saisons à l’antenne, le drama imaginé par David Milch et Steven Bochco quittait l’écran. Une décennie plus tard, lorsque l’on évoque en France les séries qui ont marqué la télévision, on a tendance à oublier ce cop show, dont l’apport fut pourtant fondamental. Mais pourquoi l’oublie-t-on ?

NYPD Blue, c’est une rythmique. Une mélodie surtout, qui monte à mesure que le tonnerre des tambours du Bronx s’efface dans le générique imaginé par Mike Post. C’est aussi un univers tout en tensions, sorti de l’imaginaire de David Milch. Un monde où il est question de violence, de solitude et d’addiction. Evidemment, avec le père de Deadwood.

Mais NYPD Blue, c’est d’abord l’histoire d’une série qui a repoussé les limites de la censure sur les grandes chaînes, ouvrant la voie aux grandes fictions qui s’empareraient de l’écran quelques années plus tard.

Dennis Franz (Andy Sipowicz)

Dennis Franz (Andy Sipowicz)

De manière très troublante (et un peu à l’image de The Practice, à un moindre niveau), c’est une fiction que les médias français ont célébré avant de l’oublier. Les 20 ans d’Urgences et de Friends, diffusées sur France 2 dans les années 90, ont eu beaucoup plus de chance que les deux décennies de NYPD Blue, en 2013.

Et pourtant, dans les années 90, New York Police Blues comme on l’appelait sur Canal Jimmy en France, c’était quelque chose. Articles élogieux dans Télérama, dans Les Cahiers du Cinéma, dans Le Monde. Même Alain Finkielkraut y est allé d’une petite chronique en 1997 dans le grand quotidien national, pour évoquer « Une force d’incarnation inouie ».

En même temps, c’est peut-être pour ça qu’on l’oublie…

Un accouchement difficile

Plus sérieusement, l’héritage de la série de Steven Bochco et David Milch est immense. Et c’est bien pour ça que l’anniversaire des dix ans de la fin de la série (en mars 2005) méritait bien un petit retour au début des nineties (1).

Ce voyage dans le passé nous ramène en 1992. A l’origine, c’est cette année-là que la série devait arriver sur ABC. La chaîne traverse alors une morne période… et elle compte sur Steven Bochco, avec lequel elle a signé un contrat de développement de dix séries, pour sortir de l’ornière.

Bochco sait ce qu’il veut : proposer quelque chose que l’on ne voit ni n’entend à l’époque. Visuellement et narrativement, avec des dialogues qui sonnent vrais. En clair : lorsqu’un malfrat est interrogé par des flics, il ne dit pas « flûte ».

Sipowicz et John Kelly (David Caruso).

Sipowicz et John Kelly (David Caruso).

Très vite, le projet fait peur aux exécutifs de la chaîne. « Après avoir lu le script du pilote, (les dirigeants) étaient terrifiés. Ils ont donc préféré attendre et cela a créé une véritable curiosité auprès du public, qui savait que le projet était en préparation », explique David Milch dans un entretien-fleuve sur sa carrière.

Normal : Bochco s’est battu pied à pied pour que la série arrive à l’antenne. Milch et lui étaient vraiment contents du pilote. Pour eux, c’est sûr, une nouvelle ère peut débuter… si le show arrive à l’antenne.

Milch, Bochco et l’histoire d’un rebond

Après l’aventure Hill Street Blues, la carrière de Milch est un peu en stand by. Capital News, la série centrée sur la vie d’un journal qu’il a cocréée avec son ex-partenaire de Hill Street Blues Christian Williams, n’a tenu que trois épisodes à l’antenne. Quant à Bochco, il a du mal à transformer des succès critiques (Cop Rock, Guerres Privées) en hit d’audiences.

Avec la série consacrée aux flics du 15th Precinct de New York, l’heure est venue de se remettre en selle. Pour cela, ils peuvent compter sur le soutien de Bill Clark, ex-flic new-yorkais qui sera conseiller technique, puis scénariste et enfin producteur exécutif des aventures de la brigade.

« C’est en faisant des recherches sur la série que j’ai demandé à un ami, Jimmy Breslin, s’il pouvait me mettre en contact avec le meilleur flic de la ville. C’est comme ça que j’ai eu son nom, raconte Milch. Toute l’authenticité de cette série, on la doit à Bill. Nous travaillions en respectant les conventions des flics de New York. C’est ce qui nous a souvent permis de passer outre les conventions d’Hollywood. »

Les conventions d’Hollywood et celles des ligues de vertus, qui, en 1993, ont fait pression sur ABC dans plusieurs états pour que la série ne soit pas à l’antenne. En cause : des scènes de nudité très fréquentes. Et des dialogues très crus.

La fameuse scène choc du prologue diffusée dans le pilote.

La fameuse scène choc diffusée dans le pilote.

Andy Sipowicz, icone increvable

Le prologue du premier épisode donne en effet le ton : la procureure Sylvia Costas s’engueule avec Andy Sipowicz avant de lâcher « Res ipsa Loquitur ». L’inspecteur lui répond « Ipsa this, you pissy little bitch » en se touchant les parties intimes. Les cheveux des bigottes qui ont vu la scène n’ont pas refrisé depuis.

La verdeur du langage et les fesses plus ou moins fermes ne sont pourtant qu’un détail de l’histoire. Milch, Clark et Bochco se lancent en effet à l’époque dans la création d’un personnage hors normes, aussi excessif et dangereux qu’émouvant et sincère. L’inspecteur Andy Sipowicz, justement.

Vétéran du Vietnam, alcoolique en lutte perpétuelle avec son addiction, raciste, agressif, il est celui qui dégage le chemin pour Tony Soprano (Les Soprano), Vic Mackey (The Shield) ou Tommy Gavin (Rescue Me). Ironie du sort : les hommes tourmentés des années 2000 ont un peu cannibalisé le souvenir qu’a laissé Andy dans les mémoires. Bande d’ingrats.

Pourtant, il reste un flic à part. Comme l’a un jour écrit Martin Winckler, dans un de multiples articles qu’il a consacrés à la série, Sipowicz n’est pas un bon flic en dépit de ces caractéristiques, il l’est grâce à elles. Et c’est ça qui fait toute la différence… notamment lorsque l’on pense au personnage de Hank Voigt dans Chicago PD.

Sipowicz et Bobby Simone (Jimmy Smits), duo phare des saisons 2 à 6.

Sipowicz et Bobby Simone (Jimmy Smits), duo phare des saisons 2 à 6.

En peu de temps, Dennis Franz est devenu une authentique gueule de la Quality TV. Pendant les six premières saisons de NYPD Blue, il décroche la bagatelle de quatre Emmy awards du meilleur acteur dans une série dramatique. Des récompenses méritées, particulièrement pour les saisons 1, 3 et 6 où un David Milch particulièrement inspiré donne à l’ex-Norman Buntz de Hill Street Blues de superbes occasions de briller.

Il faut le voir, la première année, avaler progressivement le temps d’antenne de son partenaire David Caruso, pendant que son personnage remonte la pente après avoir touché le fond. C’est là que l’on comprend tout le potentiel de jeu du comédien.

Il faut encore le voir, en saison 3, se battre pour préserver son équilibre avant de s’effondrer violemment dans les trois derniers épisodes de la saison (A Death in the Family, l’épisode 20, est à ce titre à couper le souffle). L’évidence du talent de Franz, qui s’exprime autant dans les moments de rage que dans les instants de détresse, est incontestable.

Il faut enfin le voir, en saison 6, être celui qui reste debout, alors qu’il perd son frère d’arme, l’inspecteur Bobby Simone. Sipowicz lutte pour ne pas flancher alors que les ombres ne demandent qu’à l’avaler. Franz, lui, reste au sommet.

Jill Kirkendall (Andrea Thompson), Diane Russell (Kim Delaney), Sipowicz et Greg Medavoy (Gordon Clapp).

Jill Kirkendall (Andrea Thompson), Diane Russell (Kim Delaney), Sipowicz et Greg Medavoy (Gordon Clapp).

Une mise en scène qui révolutionne le genre

Mais la série s’appuie aussi sur d’autres atouts. Le reste de la distribution est finement choisi, tandis que des scénaristes en pleine ascension (Gardner Stern, Ann Biderman, Ted Mann, Theresa Rebeck, le regretté David Mills, Meredith Stiehm) entourent Milch et Bochco. Et la mise en images des épisodes s’avère résolument audacieuse.

Le pilote, dirigé par Gregory Hoblit, fidèle comparse de Bochco depuis Hill Street Blues et La Loi de Los Angeles, prend d’ailleurs tout le monde par surprise.

La caméra multiplie les mouvements, imitant souvent les inflexions caméra à l’épaule d’un reporter. Les zooms coup de poing s’enchainent, l’objectif colle aux personnages comme la sueur à la peau des suspects interrogés dans le commissariat.

Au milieu des années 80, Tubbs, Crockett et Miami Vice incarnaient les MTV Cops du petit écran ? Dix ans plus tard, Bochco et sa bande dégainent les flics qui viennent vous arracher du fauteuil. Ceux qui vous intiment l’ordre de les suivre dans un récit tout à la fois sinueux et haletant. Comme une réponse aux clips de la chaine musicale, justement.

Danny Sorenson (Rick Shroeder) et Sipowicz, la paire des saisons 6 à 8.

Danny Sorenson (Rick Shroder) et Sipowicz, la paire des saisons 6 à 8.

« Au début, les gens s’agaçaient en voyant la façon dont la série était filmée. Mais le dispositif filmique était une autre façon de briser des conventions. Exactement ce qu’on faisait dans les dialogues que nous écrivions », explique Milch.

Sept ans de reflexion(s)

Dans les premières années, le duo Milch/Bochco fonctionne à plein régime. Il fonctionne d’autant mieux que, selon les propres propos de Milch, « Steven était excellent à la réécriture. Pour mettre l’accent sur tel ou tel point. Ses interventions, qui survenaient assez tardivement dans le processus d’écriture, étaient bien vues ».

Réussite formelle et narrative, NYPD Blue livre trois premières saisons impeccables. Une légère baisse en saison 4 et 5 n’empêche pas la série de livrer des moments mémorables. A commencer par le très beau Lost Israël, épisode en deux parties de la saison 5, dans lequel Sipowicz et Simone enquêtent sur un meurtre pour lequel un SDF sourd et muet fait office de suspect numéro 1.

« Lost Israel est une grande fierté pour moi, explique Milch : je l’ai écrit après avoir rencontré un SDF sourd qui s’appelait lui aussi Israel, alors que je revenais d’une des séances de gym que je suivais après ma crise cardiaque ».

La saison 6, avec le départ de Jimmy Smits et l’arrivée de Rick Schroder au 15th Precinct, remet la série au centre de toutes les attentions. Les audiences remontent et le duo Sipowicz/Sorenson marche bien. Sans le savoir, la série vient d’atteindre son sommet… et Milch va bientôt partir.

La vie sans David Milch
NYPD Blue, le dernier carton du grand Steven. Photo ABC

NYPD Blue, le dernier carton du grand Steven. Photo ABC

Champion du bordel créatif, le showrunner de la série épuise tout le monde avec sa façon de fonctionner. Pire : tout cela semble l’user lui-même.

«Je me rappelle du dernier épisode que j’ai produit : le tournage se déroulait sur trois niveaux différents et j’étais tellement en retard que j’écrivais et courrait d’un étage à l’autre, avoue Milch. J’ai quitté la série parce que ma façon de travailler devenait catastrophique et cela pesait sur tout le monde. En saison 8, j’étais consultant sur la série mais le rôle de Bill Clark a pris une importance de plus en plus grande. Je suis donc parti ».

En saison 9, alors que Clark prend pleinement les rennes de la série, Schroder s’en va aussi. C’est Mark Paul Gosselaar qui devient le partenaire de Sipowicz. Le nom du nouveau bleu : John Clark, Jr. Toute ressemblance avec un ex-flic en coulisse ne saurait être parfaitement fortuite.

Showrunner, Clark sait préserver le caractère réaliste des enquêtes. Le souci, c’est que Nicholas Wootton et Matt Olmstead, les deux autres producteurs exécutifs des saisons 9 à 11, n’ont pas le talent de Milch. Problème : la série, toujours plus axée sur le personnage de Sipowicz, a du mal à se renouveler. C’est peut-être en cela qu’Urgences, ensemble show plus équilibré dans sa gestion des personnages, a sans doute mieux digéré les affres du temps. La vie d’Andy devient un roman: elle sombre dans le mélo, souvent.

Quand le poids du temps devient très lourd

« La géologie, c’est l’étude de la résistance et du temps. C’est tout ce qu’il a fallu à Andy Dufresne. De la résistance et du temps », dit le personnage de Red/Morgan Freeman dans le film Les Evadés de Frank Darabont.

La série, en tant qu’art, c’est un peu ça aussi : une oeuvre fabriquée pour durer mais toujours confrontée à l’inexorabilité de l’usure. NYPD Blue en est un exemple : elle n’a sans doute pas aussi bien résisté à l’outrage des ans que d’autres séries des années 90.

La distribution de la saison 11.

La distribution de la saison 11.

L’audacieuse mise en scène de Gregory Hoblit, reprise par des téléastes de talent (Paris Barclay, Mark Buckland, Randall Zisk, Elodie Keene ou Donna Deitch, entre autres) et maintes fois saluée, est devenue mécanique au fil des saisons. Elle s’est usée, là où le ballet de steadycam d’Urgences vieillit beaucoup mieux.

Ce qui n’est pas la faute de Mark Tinker, producteur exécutif et réalisateur, qui est un talentueux metteur en scène. Son seul tort est peut-être de ne pas avoir tenté de renouveler cela.

Peut-être aurait-il fallu « resouder » plus solidement la prise de vue et la narration dans ses différents temps. Être moins systématique dans le mouvement. Des séries comme The Shield ou Friday Night Lights, lancées plus tard et dont le patrimoine génético-filmique est lié à celui de NYPD Blue, en ont tiré des enseignements cruciaux pour trouver leur identité visuelle.

En 2004/2005, la douzième saison est la dernière. Dennis Franz, qui a décidément beaucoup donné, a besoin de souffler. Le fantôme de Bobby Simone vient saluer son coéquipier (et les téléspectateurs) dans un ultime tour de piste showrunné par William M. Finkelstein, devenu spécialiste des fins de série de l’écurie Bochco (il a produit la saison 8 de La Loi de Los Angeles).

Cette saison 12 livre surtout tout un lot de bons épisodes, et des adieux très maitrisés. Notamment parce qu’Andy devient sergent. Des galons qui symbolisent tout le long chemin qui fut le sien (merci à Stéphane Bauza pour le lien, édit du 4 avril à 13h43).

Ultime tour d’honneur

A la fin du dernier épisode, Sipowicz peut s’installer une dernière fois derrière un bureau (pas n’importe lequel !) et relire des dossiers. La série devient le cop show le plus long de l’histoire. Et plus que des souvenirs, elle laisse derrière elle un legs de poids.

Les fans, eux, se souviennent d’une scène finale qui les abandonne à une très mélancolique interrogation, fort bien formulée par Clélia Cohen en 2005 dans Les Inrockuptibles:

« Là, Andy a chaussé ses lunettes, exactement comme John Wayne grisonnant, à la fin de La Charge héroïque, lorsqu’il retient ses larmes en lisant l’inscription sur la montre offerte par ses hommes pour son départ à la retraite. Mais on était en 49, John Wayne n’était pas vieux, seulement grimé pour le rôle. Le Duke est parti vers d’autres films, Steven Bochco, créateur de NYPD Blue, est parti à la rescousse de la série Commander in Chief, Jimmy Smits est dans A la maison blanche. Et Andy, où est-il maintenant ? »

(1) : Dans un monde parfait, l’auteur de ces lignes aurait livré cet article pendant l’excellent Mois du Polar proposé ici-même en mars. Mais ce dernier est loin d’être à la hauteur d’un monde parfait. Hélas.

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