
On a lu… DÉMOKRATIA de Motorô Mase
L’histoire : Taku, élève en ingénierie et Hisashi, spécialiste en robotique travaillent sur un projet commun: Au travers de Mai, un robot d’apparence féminine, trois mille anonymes choisis au hasard agiront pour la contrôler et la faire évoluer en société. Chaque décision sera effectuée sous la forme d’un vote à la majorité, en somme de la manière la plus démocratique qu’il soit. Le but du projet grâce à ce réseau social: Arriver à se rapprocher de l’être humain idéal, grâce la somme morale, d’intelligence et de savoir collectif de ces votants.
L’auteur: Motorô Mase s’est fait connaître du grand public avec son titre glaçant, Ikigami chez Kaze, qui a été bardé d’une farandole de prix dans l’hexagone. La société, la place de l’homme en son sein et ce qu’il en fait, le tout abrité derrière une belle dose de drame et de thriller, voilà quelques thématiques et tonalités chers à son auteur.
L’avis : Quand nous découvrions le monde d’Ikigami et son effroyable concept de mort programmée (1), il était régi par un régime totalitaire de grande envergure. Évidemment, il était impossible d’en critiquer le système ouvertement, sans en subir des conséquences irrémédiables. De manière très habile, l’auteur nous propose ici une lecture inversé par rapport à son œuvre précédente. D’un diktat sans trop d’espoir de sortie avec une mort certaine à l’arrivée dans Ikigami, Demokratia propose donc ici de donner une chance aux hommes, en prenant en main leur destin commun au travers d’une expérience sociétale sur le web. Chacun des internautes agira de concert dans le choix des décisions, via un creuset collectif dans lequel chacune de leurs actions, chacune de leurs implications comptera désormais. Maï, androïde féminin et vecteur inconscient d’un réseau social constitué de trois milles âmes, établit ce lien avec notre société, sa démocratie et surtout, ses limites…
Superbement original, voilà le premier sentiment qui nous habite lors de la découverte de Demokratia. Toujours à l’instar de son précédent titre, Motorô Mase nous présente ici son intrigue d’une manière analogue : Introduire son concept rapidement pour mieux le digérer au fur et à mesure de notre lecture. L’expérience une fois commencée, la curiosité de départ cède alors à une soif de savoir encore plus inextinguible! Car l’idée directrice se veut dense, les nombreuses directions possibles donnent le tournis, mais ici, Motorô Mase n’en fait pas trop. Le projet Demokratia prend son temps, tout comme le récit et la découverte de l’environnement par Maî et ses pairs 2.0. Un mélange foisonnant de real tv officieux effrayant par le biais d’un Sims grandeur nature en quelque sorte!
La volonté démocratique dont se targuent Taku et Hisashi, les deux créateurs, repose sur le concept inaltérable du vote majoritaire. Chaque décision que les internautes valideront via Maï sera orientée via trois propositions (se redresser, marcher, parler par exemple…) mais elle peut être aussi obtenu aussi avec celle d’une minorité, avec deux propositions cette fois-ci (ne rien faire ou crier, autre exemple). Cette volonté minoritaire permet en fait de recouvrir un spectre plus large et plus objectif de la décision commune de chacun. Parmi les cinq réponses qui ont été alors émises, les votants doivent faire leur choix en leur âme et conscience, en fonction des situations et des rencontres dans lesquelles Maï se retrouvera.
Voilà tout l’intérêt génial de l’œuvre : en proposant un contrôle absolu sur ce pouvoir décisionnaire à tous ses anonymes, Motoro Mase nous interroge sur les bienfaits et les limites de la démocratie, de notre libre arbitre total face au choix d’autrui, fusse t-il à la majorité, et pas toujours très raisonné en fonction des cas. Certes, on regrettera peut être le choix d’un protagoniste foncièrement cliché pour introduire les éléments déclencheurs du récit (Le stéréotype de l’otaku en manque de reconnaissance, que ce soit dans le monde réel ou virtuel) mais ce parti-pris un peu facile certes, ne gâche absolument en rien l’engouement à la lecture. Car si le ton anticipatif résonne clairement durant tout ce premier volume, sa conclusion nous rappelle par contre que Demokratia est aussi, et surtout, un thriller! Demokratia tendrait-il alors vers un Establishment d’un nouveau genre dans le futur? Il est trop tôt pour le dire mais on ne serait guère étonné de voir l’œuvre concentrer son propos dans un paradoxe éventuel à celui qu’il défend.
Parallèle troublant avec l’actualité : la date de sortie de Demokratia, le 7 janvier 2015, coïncide malheureusement avec les douloureux événements auxquels la France s’est retrouvée confrontée. Facebook et les autres réseaux sociaux se sont alors littéralement enflammés de part en part au vu des événements. Postulat haineux, égocentrisme déplacé, volonté de se faire justice soi-même ou attitude provocatrice, rien ne nous aura été épargné. Au delà de la vacuité de ces réactions, comme un pied-de-nez malencontreux, Demokratia nous rappelle presque à l’ordre en nous dévoilant une émergence insinueuse très actuelle, celle de la (trop?) grande place des réseaux sociaux dans notre quotidien et de leur influence. L’incident déclencheur du récit (l’otaku cité précédemment) en est un triste exemple au vu de sa détresse mais aussi l’un de ses représentants les plus funestes au regard de sa haine du monde et de ce qu’il souhaite commettre… Mais c’est aussi pourtant en découvrant ses autres facettes que certains des internautes, en comprenant son mal-être, découvrent alors en parallèle leurs propres frustrations dans leurs vies (santé, rêve, travail… ). A une certaine échelle, ils ne se reconnaissent que trop bien en lui, il représente le reflet d’un miroir d’une poignée de personnes mais qui ont eu une influence dans les décisions qui ont mené l’histoire dans une direction très délicate . De cette somme de personnalités anonymes, ils ne sont qu’une partie minoritaire de l’ensemble de l’expérience de Demokratia et malgré le cliffhanger de fin, il va être intéressant de voir quel poids disposeront-ils dans ce retournement de situation final…
Quand on a affaire à un titre comme Demokratia, il est difficile d’en faire passer toutes les nuances sans en révéler l’absolu potentiel et formidablement passionnant du nouveau travail de Motorô Mase. Ce dernier chapeaute ici un récit brillant de par son concept et son suspense brillamment orchestré, tout en invitant le lecteur à une réflexion sur lui-même, sur cette interaction constante des réseaux sociaux dans notre quotidien et de ses conséquences. Mais surtout, il nous pousse à nous questionner sur le bon vouloir de notre système démocratique, dont on sent les failles, certes voilés ici, mais belles et bien chancelantes. Demokratia établit ici un récit solide, d’une très grande tenue, qui se doit de capitaliser finement toute ces thématiques très riches pour la suite à venir, car les attentes sont nombreuses au vu des ramifications et des développements possibles. Quoiqu’il en soit, voici un excellent premier cru en cette rentrée 2015 qu’il serait criminel de laisser passer!
- : Titre éponyme développant le principe de la « Loi de prospérité nationale » . Tous les mille enfants en âge d’être à l’école primaire se verront inoculer une substance capable d’entrainer la mort à une date et heure précise programmée mais sur lequel un seul d’entre eux mourra quand il aura atteint l’âge entre 18 et 24 ans. Ils reçoivent de la part d’un fonctionnaire l’Ikigami, leur préavis de mort qui les informe qu’il ne leur reste plus que 24 heures avant de mourir pour la nation.
(DÉMOKRATIA – KAZE)
Volume 1/3 (en cours)
Scénario : Motorô Mase
Dessin : Motorô Mase
Ça donne envie ! J’avais zappé Ikigami mais beaucoup aimé Heads (4 tomes), du même auteur.
Si tu as Heads avec toi, garde les précieusement. Ils ne sont plus édités par Delcourt depuis fort longtemps.
Ah oui ? Je n’étais pas au courant… Mais malheureusement je les ai lus en bibliothèque ! (comme 95% du temps quand je bouquine du manga –> c’est trop cher et ça prend trop de place :p)
J’ai beaucoup aimé « Ikigami ». J’attends donc beaucoup de cette dernière oeuvre ! Merci beaucoup le Chat pour la mention de « Heads » dans ton commentaire dont je ne connaissait même pas l’existence. Je vais me pencher sur celui-là aussi !