
On a lu…Le Quatrième Monde – Tome 1 de Jack Kirby
Longtemps espérée, enfin éditée ! Voila que débarque aujourd’hui le premier tome du Quatrième Monde de Jack Kirby. Œuvres maîtresses de l’artiste publiées peu après son départ de chez Marvel, les quatre séries formant le mythe des New Gods sont enfin disponibles dans leurs intégralités sous notre ciel. C’est peu dire si on est heureux de tenir la bête dans les mains.
Axe éditorial revendiqué dès ses débuts, la mise en avant d’auteurs importants et illustres est une des forces d’Urban Comics. Seul auteur à l’heure actuelle à avoir eu l’honneur d’une anthologie, Jack Kirby est l’un de ces auteurs dont l’éditeur souhaite faire redécouvrir l’œuvre au plus large public. Pionner des comic-books, maître architecte de l’univers Marvel, Jack Kirby est tout simplement l’un des plus grand artiste du 20ème siècle et si l’amateur de BD fut forcément content d’avoir de belles éditions de Kamandi et de O.M.A.C, c’est bien les aventures d’Orion, Mr Miracle ou de Darkseid qui étaient les plus attendus.
En proposant des épisodes passionnants de cette saga au travers des anthologies Jack Kirby et Super-vilains, Urban a remis sur le devant de la scène une œuvre auréolée d’une grande réputation dont l’influence est perceptible encore aujourd’hui. Le public qui suivit les séries d’animations Superman, Justice League ou Young Justice est devenu familier avec les habitants de New Genesis et d’Apokolips. De la même manière, le personnage étant devenu l’un des piliers de l’univers DC, il n’est pas anodin que DC ait fait de Darkseid la cause de la formation de la Justice League à l’occasion de la relance du titre en 2011. Et pourtant cela n’était pas si évident que cela à l’époque. Regroupés dans une édition magnifique, les épisodes des séries Superman’s Pal – Jimmy Olsen, The Forever People, The New Gods et Mister Miracle permettent de mieux comprendre le contexte de production de ces œuvres, l’envie artistique qu’il y avait derrière et, ainsi, tordre le cou à certaines légendes. Le résultat : la saga en sort plus que grandie et s’impose définitivement comme un indispensable pour tout amateur de BD.
Epilogue – Et vint le temps où les dieux d’antan périrent![…] Mais plus tard…Une nouvelle vie naquit !
On imagine Le Quatrième Monde comme une saga pensée en amont par son auteur et un tout unique, la réalité est pourtant toute autre. L’œuvre est aussi le résultat de beaucoup de frustration. Ainsi, en visionnaire qu’il était, Kirby voyait dans ses séries l’occasion de sortir du cadre du comic-book pour essayer d’autres formats et d’autre narrations. Présentant l’évolution du marché il voulait créer un univers dont le potentiel permettrait d’être réédité en librairie et devenir un objet durable. Si aujourd’hui les comic-books connaissent une seconde (voire une meilleure) vie en librairie avec les recueils et un public plus âgé et plus collectionneur, tout ceci était considéré comme de la SF au début des années 70 où le fascicule était envisagé comme un objet jetable. Désireux d’établir des séries et un cadre qu’il aurait laissé à d’autres auteurs par la suite (pensant à Steve Ditko, Wally Wood, John Romita ou Don Heck), Kirby avait même envisagé une fin à sa saga, offrant ainsi une œuvre complète tel un Seigneur des Anneaux version cosmique, divine et super-héroïque.
Comme le raconte Mark Evanier¹ dans la postface de ce premier volume, Jack Kirby planchait sur certains concepts du Quatrième Monde alors qu’il dessinait encore les aventures des Quatre Fantastiques ou de Thor pour Marvel. Ayant quitté la société en 1970, il fut embauché chez DC où il décida de donner vie à ces idées qui traînaient dans sa tête et en échange de la création de trois nouvelles séries, Jack Kirby devait en reprendre une déjà existante. Si la légende veut qu’il ait demandé à Carmine Infantino de lui donner le titre le moins vendeur du catalogue en affirmant qu’il en ferait un succès, la réalité est différente. Bourreau de travail motivé autant par l’envie de créer que par la peur de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de sa famille, Kirby ne voulait pas prendre la source de revenus d’un collègue. Il demanda alors de s’occuper d’un titre qui n’avait pas d’équipe attitrée et le choix s’est porté sur Superman’s Pal, Jimmy Olsen.
La découverte de ces épisodes, inédits en France, permettent de voir à quel point l’imaginaire de Kirby a eu du mal à s’intégrer à celui d’un éditeur coincé entre son envie d’en découdre avec Marvel et son immobilisme certain en ce qui concerne certaines créations. Telle une des ces explosions magistrale qui ont fait la réputation de Kirby, le choc entre ces deux mondes va être remarquable. Car même si Al Plastino redessina les personnages de Superman et de Jimmy Olsen (selon la volonté de DC qui ne voulait pas que ceux-ci s’éloignent de l’image classique), les premières pages de la série nous font rentrer dans un univers tout autre. Envoyé par son patron, Morgan Edge, pour enquêter sur la zone sauvage, Jimmy Olsen va entrer peu à peu dans un nouvel univers.
Déjà dans ces pages Kirby manipule la réalité et fait sien l’Univers. Il fait ainsi revenir la Légion des petits rapporteurs dont il raconta les histoires dans les années 40 mais surtout il pose des indices qui indiquent au lecteur qu’il est face à quelques choses de plus vaste. Car Superman’s Pal, Jimmy Olsen est en quelque sorte une tête de pont. Une série que Kirby doit contractuellement écrire et dessiner mais qui représente qu’une petite part de ce qu’il prépare. On y perçoit cependant certaines thématiques comme la révolte de la jeunesse face à l’autorité de la précédente génération. Celle-ci deviendra évidente avec Forever People.
Si la première apparition de Darkseid a lieu au détour d’une case dans Superman’s Pal, Jimmy Olsen, c’est avec Forever People qu’il lance officiellement ce que DC appellera par la suite Le Quatrième Monde. Outre la puissance visuelle de la série, Forever People va surtout montrer qu’un vieux briscard de plus de cinquante ans comprend mieux la jeunesse de son époque que la plupart de ses contemporains aux tempes grises. Racontant les aventures d’un groupe de jeunes dieux qui n’auraient pas fait tâche à Woodstock, Forever People est l’affirmation d’une jeunesse contestataire et révoltée face aux forces d’un Darkseid tyrannique. Le troisième épisode est à ce titre remarquable avec son Glorius Godfrey terrifiant en manipulateur des foules.
Travaillant à un rythme effréné comme à son habitude, Jack Kirby va enchainer les séries et va produire une histoire par semaine. Aux deux premières séries vont s’adjoindre Mister Miracle et The New Gods. On rentre dès lors de plein pied dans la mythologie que Kirby imagina à l’époque où il s’occupait des aventures de Thor. Voyant au delà du Ragnarök habituel, Kirby envisageait la naissance de nouveaux dieux sur les cendres des anciens. Récit super-héroïque, science-fictionnel et mythologique, la saga de la lutte entre les habitants de New Genesis et d’Apokolips va donner naissance à deux séries sœurs mettant en scène les aventures d’Orion et de Mister Miracle. Génie de l’évasion, Mister Miracle doit faire face dans les premiers épisodes aux hommes de Mamie Bonheur, femme terrifiante à la tête d’un orphelinat sur lequel elle impose la loi ou plutôt celle de son maître Darkseid. A la recherche de l’équation d’Anti-vie (qu’il pense trouver sur Terre) ce dernier sera confronté au plus puissant guerrier de New Genesis, Orion. Personnage à la force prodigieuse et à l’histoire fascinante qui inspirera quelques années plus tard un space opera bien connu.
Génie visionnaire, Jack Kirby débordait d’idées et de visions qui furent reconnues et vérifiés que bien plus tard, généralement quand lui-même ne pu en profiter. Longtemps oubliée, Le Quatrième Monde est aujourd’hui une œuvre majeure de l’industrie à laquelle se réfèrent les grands auteurs actuels (l’introduction de Grant Morrison en début de cet ouvrage est à ce titre révélatrice). Mais, paradoxalement, si on est heureux qu’Urban ait enfin offert un écrin de toute beauté à la hauteur de ces récits, un regret demeure. Qu’attend Panini pour (re)proposer l’oeuvre séminale que le roi Jack créa chez Marvel avec Stan Lee ? Les McCartney/Lennon du comic-book méritent aussi de voir Les Quatre Fantastiques mis en valeur.
Le Quatrième Monde – Tome 1 (DC Archives, Urban Comics, DC Comics) comprend les épisodes US de Superman’s Pal : Jimmy Olsen #133 à #139, The Forever People #1 à #3, The New Gods #1 à #3 et Mister Miracle #1 à #3.
Ecrit et dessiné par Jack Kirby
Prix : 35,00 €
¹ Auteur d’une touchante biographie sortie chez Urban ce mois-ci, et dont ma collègue martienne Déborah Gay vous en dira le plus grand bien très prochainement.