
On a lu… Daredevil par Frank Miller – Tome 1
Alors qu’il affole la plupart des sites de news promptes à dégainer des baffouilles de quelques lignes pour des photos de tournage sans intérêt de sa future série télévisée, le plus célèbre des avocats de l’univers Marvel se rappelle à nous en librairie. Les aventures de Matt Murdock, alias Daredevil, sous l’égide Frank Miller reviennent enfin dans les rayons à l’occasion d’une nouvelle édition par l’éditeur Panini. Dire que ces histoires font parties des indispensables de toute bibliothèque d’amateur de bande dessinée américaine serait un pléonasme.
L’influence du scénariste et dessinateur Frank Miller sur le personnage de Daredevil est quasiment sans égal. Aujourd’hui encore, les aventures du justicier aveugle sont jugées à l’aune du run de cet auteur. Cette influence est telle que beaucoup n’imagine pas à quel point le personnage de Daredevil était différent avant l’arrivée du jeune Frank. Apparu en 1964, Daredevil est un super-héros urbain dans la lignée de Spider-Man avec qui il partage beaucoup de point communs. Ils sont tous deux des héros nés par les radiations (une araignée mordit Parker, un produit détruisit les yeux de Murdock). Tout comme Peter Parker, Matt Murdock est orphelin et fut un excellent élève mais rejeté par ses camarades. Tout comme Spider-Man, Daredevil est un monte en l’air qui arpente les rues de New-York pour combattre le crime. Ils partagent même certains ennemis et notamment le Caïd qui avant de devenir l’ennemi juré de Murdock fut un méchant hantant les pages de The Amazing Spider-Man. Les séries partagèrent également une même ambiance. Sous l’égide de Stan Lee, elles furent toutes deux des comédies super-héroïque matinée de soap-opera.
Si les deux héros ont beaucoup de points communs, c’est leurs différences qui nous permettent de mieux discerner ce qui fait la spécificité même de Daredevil. Contrairement à Peter Parker, Murdock a connu, sinon sa mère, du moins son père qu’il l’éleva à la dure là où le Tisseur connut la chaleur d’un foyer tenu par un oncle et une tante aimante. Si les deux devinrent des justiciers après la mort de la figure paternelle, chacun emprunta une voie différente quand à leurs vies civiles. La différence d’âge entre les deux personnages est déterminante. Peter Parker est un lycéen qui doit composer entre ses études et son combat contre le crime, Matt Murdock, quant à lui, est avocat. Il lutte pour la justice qu’il soit en spandex rouge dans la rue ou en costard-cravate dans un tribunal.
Mais surtout alors que Spider-man est défini par ses capacités extraordinaires, Daredevil est tout d’abord résumé par son handicap : il est aveugle et cela fait toute la différence. Le fait que ses autres sens soient hyper-développés ou qu’il ai acquit un sens radar ne fera jamais oublier qu’il lui manque le sens le plus fondamental dans notre société. De même, à l’image de Batman, Daredevil ne possède aucun super-pouvoir « physique », sa force et son agilité provienne de son entraînement. Même s’il reste en phase avec le modèle de héros tel que les concevait Marvel à l’époque, c’est cette différence d’approche qui fera de Daredevil un héros à part dans les mains d’artistes doués.
Daredevil partage également un point commun avec un autre mastodonte de la maison des idées. Tout comme les X-Men avant l’arrivée de Chris Claremont, le personnage n’est pas franchement le plus populaire et le plus vendeur. Malgré un changement de ton au cours des années 70 durant lesquelles la série commença à injecter des éléments la faisant tendre vers le policier ou le polar et malgré la fidélité d’un Gene Colan dont le dessin fut essentiel pour la série, malgré les aventures à San Francisco en duo avec Black Widow, la série se vendait peu. Il manquait l’étincelle pour faire de Daredevil la série à ne pas manquer. Cette étincelle fut Frank Miller.
C’est Dennis O’Neil, alors editor chez Marvel, qui fit venir le jeune Frank Miller sur la série à sa demande quand il apprit que Gene Colan (dessinateur sur la série durant treize ans) voulait passer à autre chose. Miller avait déjà eu l’occasion de dessiner le personnage sur The Spectacular Spider-man #27 et #28 et se pris d’affection pour lui. Dennis O’Neil fut, avec le dessinateur Neal Adams, un des artistes qui renouvela Batman à la fin des années 60. Arrivé sur la série Daredevil en tant que dessinateur, Frank Miller va participer et effectuer le même travail de refonte.
Rendons à César ce qui est à Jules, ce travail commençait déjà grâce à Roger McKenzie. En accord avec son nouveau dessinateur, il accentua l’aspect polar du récit tout en gardant un ancrage dans l’univers des super-héros comme en atteste le magnifique épisode où Daredevil tente de s’opposer à Hulk. Arrivée au numéro #158, Frank Miller deviendra co-scénariste à partir du #165. Toutefois on peut sentir son influence dès le numéro précédent, Exposé, dans lequel les auteurs revisitent les origines du personnage. Cet épisode est également celui qui voit le journaliste Ben Urich (personnage secondaire important de l’univers de Daredevil) annonçait à Daredevil qu’il a deviné son identité secrète. La dernière page de l’épisode, avec cette multiplication des dessins du journaliste hésitant sur ce qu’il veut faire, fait partie des parfaits exemples pour illustrer la patte de Frank Miller.
Il est très regrettable que l’éditeur Panini ait fait le choix de ne pas publier ces épisodes pour aller directement au moment où Miller prend les commandes de la série en tant que scénariste et dessinateur. Non seulement cela nous prive de quelques excellents épisodes qui auront des répercutions par la suite mais cela nous empêche également de se rendre compte de l’influence grandissante de l’auteur sur la série. Roger McKenzie ayant claqué la porte, Miller devient donc le scénariste de la série. Klaus Janson reste quand à lui fidèle à son poste d’encreur ce qui sera déterminant pour l’aspect graphique de la série.
Le premier épisode écrit et dessiné par Miller voit apparaître le personnage d’Elektra. Femme assassin impitoyable, elle est l’incarnation de tout ce que l’auteur va apporter à la série. Miller s’approprie peu à peu un personnage avec qui il est très lié (lui même vit dans le quartier de Hell’s Kitchen servant de cadre à la série) et va définir une nouvelle ambiance, une nouvelle approche. Il n’est donc pas étonnant que ce premier épisode s’attarde sur la jeunesse d’un Matt Murdock que l’on ne connaissait pas. Avec Elektra (puis La Main, cette organisation de ninja assassin), Miller nous montre son amour pour la culture japonaise. Dans le même temps il va clairement positionner le Tireur comme un ennemi redoutable dans sa folie meurtrière. Mais le plus gros apport (si l’on peut dire) reste bien sur le Caïd. Celui qui n’était alors qu’un méchant de seconde zone dans l’univers de Spider-man devient sous la plume de Miller, le chef tout puissant de la pègre de New-York.
N’ayant rien à perdre sur un titre peu vendeur, Marvel laisse donc faire le jeune artiste qui va totalement ré-inventer l’univers de la série. Au delà de l’apport de nouveau personnage et de la mise en retrait de certains autres, c’est surtout une ambiance que Miller va créer. Héritier de Will Eisner et de Steve Ditko, il va poser une atmosphère digne des polars et des films noirs. Généralement utilisé pour décrire l’action via un narrateur omnipotent, les cases de textes vont devenir le réceptacle de la voix-off des personnages (choses devenu usuel aujourd’hui). Il y a également un certain humour chez Miller notamment via les petites frappes récurrentes que sont Grotto et Turk ou bien via le personnage de Foggy Nelson, l’associé de Matt Murdock qui se trouve souvent pris dans des situations difficiles mais qui n’est jamais ridiculisé.
Mais le vrai génie de Frank Miller se trouve dans son travail graphique. Artiste complet, Miller écrit son récit en même temps qu’il construit sa planche de sorte que dessin et texte sont liés à un point rarement atteint. Quand il reprend Daredevil, il lui apporte un dynamisme incroyable notamment dans les scènes d’action via la décomposition des mouvements du personnage. Ce travail se retrouve également à d’autres moments et notamment quand il s’agit d’illustrer l’état d’esprit des personnages. Déjà brillant quand il s’agit d’utiliser le décor pour renforcer les sentiments d’un personnage (a ce titre la toute première planche de Miller pour Daredevil est très représentative avec sa Black Widow dont la détermination est surlignée par la fenêtre brisée en arrière-plan), Miller va se servir des outils de la BD pour jouer avec ses personnages. Ainsi un même dessin sera découpé en plusieurs cases, la récurrence de la « gouttière »¹ servant alors à renforcer le doute du héros. Citons également le travail sur les onomatopées qui peuvent envahir la totalité d’une case ou d’une planche, ou bien encore l’utilisation des éléments de décor pour illustrer le titre de l’épisode et ses crédits. Enfin au fil des pages se révèle également un changement de perspective dans la construction des planches. Pour raconter les aventures d’un héros évoluant entre les grattes-ciels les plus grand du monde, Miller va travailler sur la verticalité et n’hésite pas à couper et éclater ses pages avec des cases prenant toute la longueur de la page. Cela permet à la fois d’illustrer le caractère impressionnant de certains personnages (Matt Murdock en tête) mais également de renforcer l’oppression de la ville sur l’individu.
Scénariste et dessinateur autant conspué qu’adoré, Frank Miller est l’auteur des plus belles pages que la bande dessinée américaine ait pu nous donner. Sin City, 300, Hard Boiled, Batman – Year One et surtout le monument Batman – The Dark Knight Returns sont là pour en attester. Pourtant on a tendance a oublier que la base de tout, l’oeuvre matricielle est son travail sur Daredevil. Totalement ignoré en France par la plupart des amateurs de BD de par sa diffusion en kiosque en 1983, le Daredevil de Miller connu une première consécration lors de la parution en album de l’arc Born Again qui est paradoxalement la fin de son travail sur le personnage. Édité une première fois dans la collection intégrale, voilà que ce run formidable a les honneurs d’un bel écrin. Et même si cette édition n’est pas exempte de défauts (en premier lieu l’absence des épisodes écrits par Roger Mc Kenzie) on ne peut qu’être content de voir ce run à nouveau disponible.
Daredevil par Frank Miller – Tome 1 (Marvel Icons, Panini Comics, Marvel Comics) comprends les épisodes US de :
- Daredevil #168 à #181 écrits et dessinés par Frank Miller
- Marvel Team-up Annual #4 écrit par Frank Miller et dessiné par Herb Trimpe
- What If #28 écrit par Mike W.Barr et Frank Miller et dessiné par Frank Miller
Prix : 35,50 €
Critique basée sur les épisodes publiés dans Daredevil Visionnaries : Frank Miller #1 et #2
Merci à Jean-Marc Lainé dont je ne saurais trop conseillé l’essai : Frank Miller – Urbaine Tragédie
¹ A savoir l’espace séparant deux cases
Très bel article, bien documenté, bien argumenté… et pourtant… j’ai peur que ce soit trop dithyrambique. Ces histoires de Daredevil sont anciennes, et je trouve que le style graphique a vieilli, ça va forcément rebuter de nouveaux lecteurs. Mais il faut dire que Daredevil et moi, nous n’avons jamais accroché. Moi c’est ce psychopathe de Punisher qui m’a toujours passionné, et ces deux-là ont un lourd passif. Du coup l’enfant de coeur cornu m’ennuie à mourir.
C’est un débat intéressant que celui de la perception d’une oeuvre au fil du temps. Je pourrais t’en écrire une tartine à ce sujet mais pour résumer si je suis d’accord que des techniques d’impression puisse vieillir et rebuter je suis beaucoup plus circonspect quand à la question d’un style graphique.
Surtout quand il s’agit de Miller
Surtout si on le compare à la majorité de la production actuelle.
Est-ce que cela va rebuter quelques lecteurs ? Probable. Est-ce un problème ? Je ne crois pas. Je ne conçois pas forcément l’intérêt d’une oeuvre en fonction de l’adhésion d’un certain lectorat (et si j’étais méchant je dirais que si celui-ci s’arrête à un aspect qu’il juge vieillot il passe à coté de quelque chose) car c’est une donnée trop fluctuante. Rien ne nous dis que certaines oeuvres actuelles seront jugés vieillot dans 20 ans. Cela doit-il alors être pris en compte ?
En tant que donnée factuelle peut-être. En tant qu’argument critique je ne le pense pas.
On parle tout de même d’un medium qui doit 50% à son style graphique et 50% à son scénario. Je me souviens du choc que j’avais eu quand j’ai lu les premiers Todd MacFarlane, ce dessin, punaise, ça me donnait des frissons. Il se trouve que le scénario n’était pas à la hauteur et que ces oeuvres ne sont pas imperrissables. 50% style graphique, 50% scénario.
Après, j’adore Miller, mais surtout en tant que scénariste, moins en tant que graphiste. En fait ça dépend énormément de l’encreur, comme vous dites si bien. Mais franchement, quand on lit Batman Year One, faut vraiment aimer le personnage pour passer la barrière du dessin.
Mais il n’empêche que ça reste un classique, et je me suis probablement mal exprimé. Je considère plus ces BD comme des livres classiques, comme du Balzac de la BD, quoi 🙂