
On a lu… Gotham Central de Greg Rucka, Ed Brubaker et Michael Lark
Ça pourrait être un commissariat comme les autres. Un lieu incroyablement riche en personnalités et en histoires de vie comme il en existe dans chaque ville. Ça pourrait être un endroit où des hommes et des femmes tentent de faire régner la justice, malgré les horreurs qu’ils voient quotidiennement. Ça pourrait être un commissariat comme les autres… si ce n’était pas celui de Gotham City.
Service de la crim’, 6h57, conférence du matin. C’est ce moment où l’équipe du soir va partir et où l’équipe du jour arrive. On se croise, on prend des nouvelles, on rigole, on discute et on s’échange les infos. Pendant ce temps-là les inspecteurs Drivers et Fields rentrent dans un immeuble miteux à la recherche d’informations concernant une disparition d’enfants. Alors qu’ils pensaient tomber sur une petite frappe quelconque, ils se retrouvent nez à nez avec Mr Freeze qui n’hésite pas à blesser Driver et à tuer son partenaire.
C’est ainsi que Gotham Central débute et si on est autant pris à la gorge face à un événement qu’on a pourtant déjà pu voir des dizaines et des dizaines de fois dans les aventures de Batman, c’est parce que Greg Rucka, Ed Brubaker et Michael Lark renversent les points de vue. Ils nous font découvrir cet univers du point de vue de gens ordinaires qui essayent de bien faire leur job dans une ville terrible peuplée de freaks redoutables. Grands amateurs de policier et de polar (genres qui permettent de sonder au mieux l’esprit humain), les scénaristes Greg Rucka et Ed Brubaker proposent avec Gotham Central une série remarquable un peu à part de l’univers habituel de la chauve-souris mais en même temps au cœur de la ville (ainsi que de ses habitants) de ce dernier. Dernier membre du trio, le dessinateur Michael Lark va créer toute l’ambiance et l’atmosphère de la série. Son empreinte sera telle que le style perdura après son départ.
Plus que n’importe qu’elle autre, Gotham Central est une série héritière de la télévision, un média qui a permis la création de très grandes œuvres du genre. Et si on devait rapprocher Gotham Central de l’une d’entre elles, on citerait sans hésiter Homicide Life on the Street. La série de Levinson et Fontana eut en effet une influence très forte sur l’écriture d’un comic book qui base sa narration sur les enquêtes de duo d’agents de la criminelle. On retrouve également des petites références ici et là tel que le tableau des enquêtes en cours et résolues ou bien encore ces discussions anodines qui rythment les enquêtes. Enfin Gotham Central et Homicide (bien qu’on puisse également citer NYPD Blues) se rejoignent dans le portrait profond et torturé de certains personnages.
Bien sûr, ce qui fait tout l’intérêt et la force de Gotham Central, c’est que l’action de celle-ci se passe à… Gotham (c’est bien je suis content de voir que vous suivez) avec tout ce que cela sous-entend en termes de freaks et de Batman. Les premiers sont une menace avec laquelle les policiers doivent vivre et si certains s’en réjouissent (quelques ripoux n’hésitent pas à dérober des pièces à convictions ayant appartenu à des freaks pour les revendre sur Ebay), les autres essayent tant bien que mal de lutter contre eux sans avoir à demander de l’aide à Batman. Il y a une véritable relation d’amour-haine entre les flics de Gotham et le chevalier noir. Certains, comme Montoya, le respectent, d’autres, comme Driver ou Chandler, le détestent.
Bien qu’en tant que lecteurs, nous connaissons Batman intimement, les flics de Gotham le perçoivent avant tout comme un mythe, une ombre, un rival et une force de la nature avec qui la police doit compter. Contrairement à ceux de Metropolis ou Central City (la ville de Flash), les flics de Gotham font très peu confiance à leur super-héros local bien qu’il le sache indispensable à la cité. On assiste d’ailleurs à une scène qui démontre tout le caractère ubuesque de la situation. En cas de force majeure, la police peut actionner le bat-signal mais comme elle n’a jamais reconnu officiellement Batman, c’est à une intérimaire chargée de l’accueil à la Crim qu’il est demandé d’allumer le projecteur. Le décor est donc fermement posé. Gotham Central raconte la vie des inspecteurs de police, pas de Batman. Celui-ci n’est qu’une ombre dans la nuit et il est d’ailleurs intéressant de découvrir les discussions des officiers au sujets de la chauve-souris et de son acolyte.
Rassure-toi cher lecteur néophyte en matière de chauve-souris. Gotham Central est suffisamment à part du reste de la production BD de cet univers pour être lu par tout le monde. Les personnages sont peu ou pas connus (Gordon est ainsi à la retraite) et si certains ont déjà un passif (on pense à Renee Montoya ou Maggie Sawyer), il n’y a aucun problème à suivre leurs histoires. Les références à l’univers Batman semées ici et là (telles que la base de données Oracle ou la mention de No Man’s Land(1)) apparaissent avant tout comme des clins d’œil amusants à repérer et ne desservent pas ou peu le récit si on ne connaît pas l’univers de la chauve-souris.
Si Gotham Central emporte tellement d’adhésions (elle fut régulièrement nominée à plusieurs prix et reçu l’Eisner Award en 2004) ce n’est pas seulement par son coté Homicide, Life on Gotham City mais également parce qu’il s’agit d’une série brillamment écrite par deux plumes qui nous ont encore enthousiasmés par la suite. Extrêmement bien structurée, Gotham Central se base sur un enchevêtrement d’histoires courtes et d’arcs plus longs le tout lié à des histoires personnelles qui évoluent tout du long des quarante épisodes qui composent la série.
Celle-ci jongle de plus avec les histoires centrées sur l’enquête et les histoires où le crime n’est qu’un prétexte à développer les personnages. Au final Gotham Central est d’une grande richesse en termes d’histoire. Citons notamment la traque de Freeze (première intrigue qui place tous les enjeux et la structure de la série), le meurtre de la jeune Bonnie Lewis, une terrible tragédie du quotidien ; le vieux dossier dont le coupable n’est pas forcément le Chapelier fou ; un meurtre passionnel qui nous donne l’occasion de voir le brio avec lequel Brubaker jongle avec les personnages (une même enquête suivie par deux paires d’inspecteurs et liée à leurs histoires personnelles) ou bien encore la vague d’attentats perpétuée par le Joker, une histoire bien tendue comme il faut. De la lecture passionnante de la série se dégage une idée maîtresse : si les freaks sont bien présents, la cruauté est également l’apanage des gens ordinaires et parfois le malade n’est pas celui qui a des pouvoirs et qui s’habille de manière excentrique.
Si la série brasse une multitude de personnages bigrement intéressants, il apparaît aussi qu’elle fait la part belle à Renee Montoya. Comme Harley Quinn, ce héros apparut dans Batman, The Animated Serie puis fut intégré au comic book. Flic intègre et compétent, Montoya est également une femme torturée qui va subir une véritable descente aux enfers durant toute la série. Outée par Harvey Dent (qui lui voue un amour sans bornes) dans l’arc Half a Life, elle va être reniée par ses parents et sombrera dans la violence au fur et a mesure des épisodes jusqu’à une conclusion terrible digne de Dirty Harry.
Malgré ses très bonnes critiques, Gotham Central fut stoppée pour cause de ventes faibles mais également suite au départ d’Ed Brubaker, Rucka ne voulant pas continuer sans ses acolytes. Dans un premier temps éditée par Semic puis par Panini, Gotham Central reste pour l’instant dans les cartons d’Urban. Espérons qu’ils décident de la ré-éditer prochainement car la série le mérite. Elle reste une des rares à refléter parfaitement le point du vue de l’humain au sein d’un univers super-héroïque. Ces hommes et ces femmes qui se démènent jour après jour pour rendre le monde meilleur sans super-pouvoirs et face à des menaces terrifiantes, sont dignes de se faire appeler des héros.
(1) Gros event de l’univers Batman en 1999 faisant suite à Cataclysm (un tremblement de terre de magnitude 7.6 frappe Gotham), il raconte comment les habitants de Gotham doivent survivre dans la ville après que le gouvernement l’ait déclarée no man’s land et détruit tous ses ponts et ses point d’accès.
Gotham Central (Semic puis Panini Comics, DC Comics) une série en quarante épisodes
Ecrit par Greg Rucka et Ed Brubaker
Dessiné par Michael Lark (du #1 au #22) puis Jason Shawn Alexander, Stefano Gaudiano, Steve Lebier et Kano
Ma série préféré avec Swamp Thing. Merci Jérome!