
On a lu… Poison City (T.1) de Tetsuya Tsutsui
A n’en pas douter, Poison City est LA bombe de ce début d’année 2015! Véritable pamphlet anti-censure doublé d’un traité pour la liberté d’expression, le nouveau titre de Tetsuya Tsutsui trouve un écho particulier dans les heures troubles que vit notre société. Inspiré par son histoire personnelle, Poison City tire à boulets rouge sur les dérives d’un système mettant en danger la diversité qui constitue le manga et la bande-dessinée dans son ensemble. A lire absolument!!!
Pour bien comprendre Poison City, il faut remonter un peu en arrière. En 2004, le mangaka connu pour Duds Hunt et Reset, sort alors son nouveau titre Manhole, traitant de l’apparition d’un virus qui s’introduit par les yeux de ses victimes. Quasiment dix ans après, en 2013, Tetsuya Tsutsui apprend que le premier volume de Manhole est censuré au motif d’une «incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes» par la section des affaires sociales et de la santé du département de Nagasaki. Résultat: Manhole se retrouve retiré des librairies et des bibliothèques du département. Ce comité composé de 39 personnes passe en revue des titres jugés sensibles afin de déterminer s’ils sont jugés «nocifs pour la jeunesse». De manière plutôt subjective, il utilise un système de ratio: chaque page considérée comme néfaste est annotée et comptabilisée afin d’établir un «pourcentage de nocivité». Seul le dessin est pris en compte dans ce barème qui ne prend absolument pas en considération le scénario ou les thèmes abordés, bref il s’agit d’un jugement arbitraire, uniquement basé sur une appréciation visuelle. Autre aspect contestable, l’auteur n’a pas été informé de la censure de son titre et a donc décidé de faire appel, pointant du doigt certains problèmes de jugement. En effet, les interprétations peuvent être trompeuses comme par exemple quand le comité de censure confond de la boue avec du sang…
C’est donc dans ce contexte que Tetsuya Tsutsui, qui s’est toujours nourri de l’actualité et de son expérience personnelle, sort Poison City, un titre coup de poing qui tente de comprendre les rouages d’une censure de plus en plus présente dans l’archipel nippon. L’histoire se déroule en 2019, moins d’un avant l’ouverture des Jeux Olympiques et le Japon est bien décidé à faire place nette avant l’arrivée des athlètes et de la presse du monde entier. Une vague de puritanisme exacerbé s’abat sur le pays et ce sont notamment les auteurs de mangas qui en font les frais. Le comité pour l’assainissement de Tokyo se lance alors dans une chasse aux sorcières et Mikio Hibino, jeune mangaka va en être victime. La cause, son nouveau titre Dark Walker publié dans les pages du magazine Young Junk. Avec son histoire de virus qui amène les gens à s’adonner au cannibalisme, il déclenche les foudres du comité et voit son manga censuré et retiré de la vente dès le premier chapitre.
Tetsuya Tsutsui dénonce sans retenue une censure grandissante qui, à terme risque de tuer l’industrie du manga. Pour étayer son propos, il s’appuie notamment sur ce qu’ont subi les comics américains au milieu du 20ème siècle avec la mise en place du Comics Code Authority (CCA). Visant à assainir la publication des comics, cet organisme de régulation a tué dans l’œuf, l’essor et la variété des comics. L’auteur s’en prend également de manière assez virulente à un homme à l’origine de cette censure outrancière, le psychiatre Frederic Wertham et son ouvrage Seduction of the Innocent. Cette thèse traitant de l’influence nocive des bandes-dessinées violentes sur la jeunesse est considéré par Tsutsui comme «un ramassis de préjugés et de suppositions sans aucun fondement scientifique». En élaguant de la sorte les publications de comics, Wertham et le CCA ont considérablement appauvri l’industrie de la BD américaine. Le bilan fait par l’un des protagonistes du manga est assez triste car celui-ci constate avec regret qu’aujourd’hui, le marché US est principalement dominé par deux types de protagonistes, les super-héros positifs et les super-héros sombres. C’est donc tout un pan entier de l’industrie du comics qui a disparu.
Pour parachever sa démonstration sur les méfaits d’une censure aveugle, l’auteur cite The Ten-Cent Plague: The Great Comic-Book Scare and How It Changed America de David Hadju. Derrière ce titre à rallonge, se cache une étude passionnante sur les influences du comics aux États-Unis et les dérives de la censure. Poison City se pose en fervent défenseur de la liberté d’expression et tente d’en aborder tout les aspects. Le fait de retirer un magazine de publication de la vente a des conséquences désastreuses pour l’auteur incriminé mais engendre également des dommages collatéraux. Les autres titres publiés subissent de plein fouet la censure même s’ils ne sont pas concernés puisque les chapitres apparaissant dans ledit magazine sont par la même occasion retirés sans autre forme de procès.
Tetsuya Tsutsui aime profondément le manga et la BD en général et le fait savoir à chaque page. En citant aussi bien DC et Marvel que Saint Seiya ou Hokuto no Ken, il crie son amour pour la bande-dessinée et fait le triste constat d’un système de censure improbable et liberticide. Sur le fond, Poison City est absolument passionnant mais qu’en est-il de la forme? Le trait de Tsutsui est fin, clair et précis, permettant une lecture parfaitement fluide. Il effectue de nombreux va-et-vient entre la réalité dans laquelle se trouve Mikio Hibino et le récit de son titre Dark Walker. De ce fait, on a presque deux lectures en une, le tout orchestré de main de maître. En terme d’édition, une fois encore Ki-oon fait un sans faute avec un rendu propre et de grande qualité. Après les publications de Manhole et Prophecy, l’éditeur continue de mettre en avant l’œuvre de ce mangaka de talent. Maintenant, on attend de pied ferme le second et dernier tome de Poison City qui, à n’en pas douter, sera à la hauteur de ce premier opus, qui sort demain. Jetez-vous dessus, ce titre est absolument indispensable.
Poison City de Tetsuya Tsutsui (Editions Ki-oon)
Manga en deux tomes dans la collection Latitudes (Grand format) ou dans la collection Seinen (Petit format)
Sortie le 12 mars 2015
Seulement deux tomes ? Ouf !
Merci à Tsutsui et son esprit de concision…
Tsutsui est un maître du récit court. Pas encore lu Prophecy et Poison City, mais Manhole est peut-être son œuvre la moins percutante.