
On a vu : la reprise de Mad Men, le début de la fin
Depuis le 6 avril, Mad Men est revenu sur AMC pour sept derniers épisodes, qui clôtureront définitivement la saison, la série, un pan entier de l’histoire des séries télévisées. Si ces derniers épisodes manifestent d’un essoufflement, ils n’en restent pas moins les dernières pierres d’un véritable monument des industries culturelles, car Mad Men, en s’achevant, marque aussi une grande période de ce que l’on a appelé la « quality TV ».
Les deux premiers épisodes, « Severance » et « New Business », semblent se suffire à eux-mêmes, tant ils condensent les thèmes essentiels dans la série, et tant ils incarnent ce qui en est le véritable propos, au-delà de toutes les intrigues, de toutes les références culturelles et de tous les personnages : le temps qui passe, et la nostalgie qui est le plus persistant des sentiments humains. Faisons donc un petit tour d’horizon de toutes ces grandes thématiques qui traversent Mad Men, et qui reviennent dans ces épisodes comme une ritournelle, ou comme la roue Kodak, le « carrousel », que Don vendait déjà dans la saison 1.
Don Draper et les femmes, c’est toute une histoire.
Depuis le début de Mad Men, comme le souligne un récent graphique réalisé par une journaliste de NBC News, Draper aura fréquenté, en 8 ans et 8 mois, 18 femmes, et été marié à deux d’entre elles : (Betty Draper [January Jones], la femme au foyer malheureuse, et Megan Calvet [Jessica Paré], la québécoise extravertie, pour les novices). En ce ‘début de la fin’, on voit ainsi Betty, fidèle à elle-même et toujours aussi réjouissante dans sa taquinerie délectable à l’égard de Don, et son ambition croissante d’indépendance et d’expansion de son univers intellectuel. Quant à Megan, son apparition en ce début de saison est discrète, et elle n’est plus que la caricature d’elle-même, parlant français avec ses sœurs (au passage, en faisant des fautes et avec un accent douteux). C’est lorsqu’elle traite Don de « menteur vieillissant et égocentrique » qu’elle touche au vrai, et qu’elle renvoie ce dernier à ce qui le résume : le mensonge identitaire et la peur de vieillir. Troisième femme clé à graviter autour de Don, et sans doute la dernière de la série : Diana [Elisabeth Reaser]. Celle-ci ; quarantenaire à l’air tristounet, serveuse dans un rade, porte en elle la même cassure, le même décalage par rapport à la réalité que beaucoup des conquêtes de Don Draper, Rachel Menken notamment, qui elle aussi fait une apparition fantomatique dans le premier épisode. En séduisant Diana, Don semble reparti comme en 40, fumant, buvant, renversant le vin sur son beau tapis et réglant les derniers détails du divorce avec Megan. Pourtant, Don semble fatigué, touché par la fragilité de cette Diana abîmée par la vie, car il partage au fond avec elle ce qui aura le plus profondément marqué sa propre existence : le deuil, et le sentiment de n’appartenir à rien d’autre qu’au passé.
Au fur et à mesure que la fin approchera, ce sera aussi l’occasion de penser à toutes ces femmes que Don aura connues, séduites ou seulement fréquentées : car de Betty Draper à Joan Harris, en passant par Peggy Olson et Dawn Chambers, ce sont différents visages de la féminité qui sont donnés à voir, et surtout différentes clés de réflexion sur la condition (peu enviable) des femmes dans les années 1960 et leur émancipation progressive.
La publicité et l’accomplissement au travail
Mad Men semble imprégnée de l’ouvrage de psychologie sociale La persuasion clandestine de Vance Packard, où sont décrits les fondements de la stratégie publicitaire. Souvenons-nous de cette citation devenue culte, dite par Don à Rachel dans la saison 1 (épisode 1 « Smoke Gets in your Eyes ») : « ce que tu appelles amour a été inventé par des mecs comme nous pour vendre des collants. » Les employés de Sterling-Cooper (et des variantes de cette même entreprise) partent en effet de ce postulat de départ : la publicité est mensonge, et avant tout source de profit. Mais progressivement, ces m-add men (comprenez le jeu de mot entre add, publicité, mad, fou, et Madison Avenue, lieu où se trouvent encore la plupart des grandes agences de pub) font l’épreuve des conséquences du capitalisme effréné dont ils sont les ouvriers. Concurrence déloyale, souffrance au travail : plus les épisodes passent, et plus ces quelques pubards illustrent les théories récentes sur la souffrance au travail. La preuve avec l’éviction peu charitable de Ken Crosgrove, qui continue de se donner corps et âme (littéralement, puisqu’il aura tout de même perdu un œil à cause de clients peu scrupuleux) en dépit d’un manque de reconnaissance persistant, qui profite toujours plus à Pete Campbell, assurément le personnage le plus opportuniste de toute la série.
La culture et l’évolution de la société
Depuis cet épisode de la saison 1, où Don s’était assis en bas des escaliers, tandis que la caméra s’éloignait de lui sur la musique de Bob Dylan, il est devenu flagrant que Mad Men vit au rythme de la culture qu’elle décrit. On passe ainsi, subtilement, de Ray Orbison aux Beatles, des Beatles à Jimi Hendrix, et ainsi de suite. Ce sont aussi les vêtements, les décors d’appartement qui changent, ainsi que les consommations culturelles des personnages : la littérature (Don lit Méditation in an Emergency de Frank O’Hara, Joan L’Amant de Lady Chaterley de David Herbert), le cinéma (Don emmène Bobby voir King Kong, et plus tard La Planète des singes) et la télévision (on regarde beaucoup la télévision dans Mad Men, le journal télévisé bien sûr, mais aussi des programmes ‘cultes’ comme Leave it to Beaver). C’est dans ces variations, ces évolutions faites de détails infimes que tient toute la beauté, toute la subtilité de Mad Men et qui permet au spectateur de comprendre que l’époque contemporaine ne s’est pas faite par des ruptures, des changements brusques ou des événements dramatiques. Pas seulement en tout cas : c’est au jour le jour que la transition d’une époque à l’autre se fait : cette prise de conscience par les personnages semble justement être l’un des enjeux principaux de la série.
C’est précisément pour cela que le final de la série sera sans doute à l’image de son ensemble, mélancolique et délicat. Matthew Weiner avait annoncé il y a quelques années que Mad Men se finirait par une ellipse, pour nous montrer où en sont les personnages à l’époque contemporaine. Que cela soit mis en œuvre ou non, il est certain que ce final tant attendu se fera sans fanfare, sans résolution tonitruante et sans retournement de situation époustouflant. Le dernier épisode, qui sera diffusé le 17 mai, ne sera ainsi sans doute qu’un indice de plus que notre époque ne cesse de nous échapper, et que l’année 2007, date de la première diffusion du pilote, est déjà bien loin derrière nous (souvenez-vous, à ce moment là, il n’y avait même pas Instagram). La reprise de Mad Men, c’est donc le début de la fin, et cet achèvement sera tant celui d’une grande série que celui de deux époques.
Quelques petites remarques: Don n’a pas épousé 2 femmes lors de ces 8 ans mais une seule, puisque son mariage avec Betty a eu lieu dans les années 50 (leur fille a une quinzaine d’années).
Megan n’est pas française mais québecoise.
Cette ultime saison démarre tout doucement mais somme toute comme les précédentes. Weiner est un maitre du tempo et on peut gager que le rythme et les enjeux vont monter lors des 5 derniers épisodes, bien que je partage votre avis sur la fin toute en nuance qui se profile.
Merci beaucoup pour vos remarques, j’ai corrigé… et en effet, c’est dans le rythme que réside toute la maîtrise de Weiner
La présentation du ‘Kodak’s Carousel’ c’est dans le dernier épisode de la saison 1.