
PAPIER A MUSIQUE : LADY IN SATIN, JULIA BLACKBURN
Dans son livre « Lady in Satin », Julia Blackburn rapporte des témoignages de proches de la chanteuse de jazz, Billie Holiday, tout en situant le contexte. Une immense artiste dont le chant continue de nous remuer, loin des démonstrations techniques de certaines de ses consœurs. L’ouvrage passionnant de Julia Blackburn, enfin traduit en France, dresse un portrait bien plus nuancé que l’autobiographie « Lady Sings the Blues », écrite par un journaliste, truffée d’inexactitudes et très portée sur la consommation de drogue de Lady Day. On découvre une chanteuse admirée par de nombreux musiciens, généreuse, irritante, emportée, fragile par certains côtés…
Dans le livre qu’elle consacre à Billie Holiday, Julia Blackburn commence par un souvenir personnel. Elle a 14 ans, elle est à une soirée avec des gens plus vieux et saouls, dont deux prostituées. Elle se place à l’écart, fouille dans une pile de disques, tombe sur la pochette de A Billie Holiday Memorial et pose le vinyle sur l’électrophone lie-de-vin. Elle entend les notes d’un piano, puis d’autres instruments et enfin une voix de femme, celle de Billie Holiday. Voilà, c’est la première fois qu’elle entend la chanteuse de jazz que Lester Young surnommait Lady Day et elle s’en souvient encore.
Autre lieu, autre époque, autre protagoniste : un cinéma à Rennes, peut-être une ou deux prostituées dans la salle, qui sait. Le film commence. Une voiture délivre un cercueil qui est porté dans une maison pour la veillée du corps. La chanson qu’on entend alors, c’est Gloomy sunday, la version de Billie Holiday. Le titre a été composé par un Hongrois dans les années 1930 et surnommé « le morceau suicidaire hongrois », c’est dire si l’air respire la joie de vivre. Aucun accablement ni apitoiement pourtant dans le chant de Billie Holiday. Sa voix un peu traînante, qui étire les mots, semble flotter sur le morceau. Elle dit à la fois la peine et que la vie continue. C’est le début de Nos funérailles d’Abel Ferrara et le morceau passe en entier. C’est la première fois que j’entends Billie Holiday et je m’en souviens encore très bien. Les autres scènes du film sont déjà plus floues dans ma mémoire…
Cette voix si marquante, et encore à notre époque, Julia Blackburn la fait revivre dans un livre, Lady in satin (sous-titre : portrait d’une diva par ses intimes). Billie Holiday revit à travers les témoignages de ses proches. Et avec la chanteuse de jazz, sont peints aussi les bordels, les clubs, le racisme, le Baltimore des années 1920… Mais il y a encore une histoire dans l’histoire, celle du livre. Il y a plus de quarante ans maintenant, une femme du nom de Linda Kuehl s’est lancée dans le projet d’écrire un livre sur la grande complice de Lester Young. A cette fin, elle a rencontré et enregistré des proches de la chanteuse, pas forcément célèbres. Elle a aussi rassemblé des discours de presse, des documents juridiques, des lettres et même des listes de course. Elle n’est jamais venue à bout de son manuscrit. Julia Blackburn a remis la main sur ces précieuses archives et en a tiré Lady in Satin (du nom du dernier disque sorti du vivant de la chanteuse), enfin traduit en France. Elle n’a pas cherché à faire une biographie fouillée, très documentée comme excellent souvent les Anglo-Saxons. Diverses périodes de la vie de la chanteuse se chevauchent à travers les différents récits, qui se complètent, parfois se contredisent, ont leur part de flou. Julia Blackburn apporte des éléments de contexte. Les chapitres comportent enfin de nombreuses notes, regroupées dans les dernières pages du livre, ce qui rend la lecture un peu ardue, si on est curieux jusqu’au bout.
L’intérêt du livre est déjà d’offrir un profil bien plus nuancé et complexe que l’autobiographie de la chanteuse, Lady Sings the Blues, écrite par le journaliste du New York Post, William Dufty et parue du vivant de Billie Holiday. Cette dernière aurait inventé certains faits. Quant à William Dufty, pour se montrer plus accrocheur, il met l’accent sur tout ce qui touche à la drogue. Loin du cliché de la femme accablée par le sort, Lady in Satin dresse le portrait de l’enfant qui grandit à Baltimore (oui, la ville de The Wire!), celui d’une artiste généreuse, au caractère trempé, angoissée qui se prostitue occasionnellement à ses débuts, jure, descend les bouteilles de gin, s’amourache des mauvais garçons, se fait arrêter… C’est la vie d’une chanteuse noire qui subit la ségrégation, surtout dans le sud des Etats-Unis et se voit interdire de chanter dans les clubs de New York qui servent de l’alcool, à cause de ses démêlés avec la justice. Billie Holiday n’est pas Nina Simone très engagée pour la cause noire, mais chante le lugubre Strange Fruit, sur les lynchages de noirs (qui sont ces fruits étranges qui se balancent sur les branches des arbres…), un morceau écrit en 1939 par Abel Meeropol, un jeune enseignant juif. Elle bravera même l’interdiction de chanter ce titre au Earle Theater de Philadelphie.
L’un des chapitres les plus émouvants est celui consacré à son grand complice, le saxophoniste Lester Young. Il la surnomme Lady Day, elle lui donne du Pres pour président. Julia Blackburn décrit très bien ce qui les unit : « On sent leur intimité à la façon dont la voix et le saxophone se combinent aussi naturellement. Ils n’ont jamais été amants. On aurait plutôt dit un frère et une sœur aux caractères très proches. Ils partagent les mêmes peurs, le même manque de confiance et le même besoin de se protéger du monde extérieur grâce à l’alcool et à la drogue. Ils se montraient tout aussi généreux et n’avaient aucun sens des affaires. »
Julia Blackburn, « Lady in Satin », éditions Rivage rouge.