
Park Chan-wook : « J’essaie d’être fidèle à mon instinct. »
C’est un des grands formalistes du cinéma mondial, un styliste de la violence, une bête de festivals. Après une série de films inégaux, le Coréen Park Chan-wook revient en force avec Mademoiselle, un sublime mélo sadien, une histoire d’arnaque, de jouissance et de mort. Rencontre.
Après une série de grands films visionnaires, radicaux, tordus ou dégoulinants, on avait perdu Park Chan-wook, égaré dans des films indignes de son talent, des exercices de style désincarnés, du ciné postmoderne insupportable où PCW plagiait Hitchcock, s’auto-parodiait, avec une virtuosité au service de rien, oubliant le plus souvent de faire un film. Bonne nouvelle, avec Mademoiselle, PCW revient en force et signe son meilleur film depuis… Old Boy. L’action se situe dans la Corée des années 30, pendant la colonisation japonaise. Un escroc s’arrange avec une belle pickpocket. Et la fait engager comme servante d’une riche héritière japonaise, qui vit sous la coupe d’un oncle tyrannique. Mais tout se complique quand les deux femmes commencent à s’éprendre l’une de l’autre…
Après un passage remarqué à Cannes, Park Chan-wook était à Paris en octobre dernier pour la promo de son mélodrame sadien, d’une beauté et d’une sensualité renversantes, puzzle infernal raconté sous trois points de vue différents. Affable, concentré, PCW répond avec une précision extrême aux questions des journalistes. Mais comme il souffre du dos, il arpentera de long en large sa chambre d’hôtel, ne s’asseyant jamais.
Daily Mars : JSA était adapté d’un roman, Old Boy d’un manga, Thirst d’Émile Zola et Stoker d’Hitchcock. Pourquoi aimez-vous adapter des œuvres déjà existantes ?
PCW : Mon auteur préféré est Zola, même si je n’ai lu que Thérèse Raquin, dont je me suis inspiré pour Thirst, La Bête humaine et Germinal. Je pense que si Émile Zola vivait à notre époque, il serait réalisateur (rires). Mais vous savez, je ne suis pas spécialement attaché aux adaptations. Tout peut m’inspirer : la vie quotidienne, un article de journal, une expérience comme un divorce… Quand on fait un travail de création, on s’éloigne forcément de la matière d’origine. Pour Mademoiselle, j’ai adapté le roman Du bout des doigts (Fingersmith), de la Britannique Sarah Waters. Cette matière d’origine n’est absolument pas un plan, ni un mode d’emploi. Je prends toujours beaucoup de libertés par rapport à l’œuvre originale. Il y a beaucoup de nouveaux éléments dans Mademoiselle, à tel point que la romancière m’a suggéré de préciser « inspiré par » plutôt que « adapté de ».
Pourquoi ce choix de situer l’action entre le Japon et la Corée ?
PCW : Le choix du lieu et de l’époque est avant tout pragmatique. Il y avait deux impératifs : trouver une époque avec une société et des classes très marquées, comme ici la belle mademoiselle et sa servante. Il fallait également l’asile psychiatrique et l’internement. Et cela fonctionne bien avec la Corée des années 30. Pour être tout à fait honnête, j’ai voulu en faire une adaptation fidèle dans l’Angleterre victorienne. Puis, je me suis rendu compte qu’il y avait une excellente série de la BBC qui se passait à la même époque. J’ai été très déçu et j’ai tout changé.
C’est une histoire d’amour entre une Japonaise et une Coréenne. Mais c’est également un film d’arnaque, et l’enjeu, c’est de tromper l’autre, peu importe qu’il soit homme ou femme, coréen ou japonais.
Il y a dans Mademoiselle plusieurs scènes érotiques très graphiques ? Avez-vous eu peur de la censure ?
PCW : Je n’avais aucune inquiétude car la censure n’existe plus en Corée. Au Japon aussi, c’est assez libre. En Corée, la censure a existé dans les années 70, mais la liberté de création est devenue générale. Nous avons néanmoins un système d’interdiction selon les âges des spectateurs. Le film est interdit aux mineurs en Corée. À votre avis, il sera interdit aux moins de 18 ans en France ?
Non, comme le film La Vie d’Adèle, je pense qu’il sera interdit au moins de 12 ans.
PCW : Super ! Quel beau pays…
Dans Mademoiselle, comme dans JSA ou la scène de masturbation de Sympathy for Mister Vengeance, vous montrez un fragment de réalité, et c’est votre mise en scène qui révèle l’intégralité du puzzle, du réel. Exactement comme dans Vertigo (Sueurs froides) d’Hitchcock. Ce dispositif est-il au cœur de votre cinéma ?
PCW : (il se marre) Quand je fais mon travail de cinéaste, je n’ai pas de plan en tête. J’essaie d’être fidèle à mon instinct, à mon envie. Votre remarque est néanmoins pertinente car Vertigo est l’un des films les plus importants dans mon panthéon personnel. Je suis persuadé d’être sous influence de cet univers-là, mais je n’en suis pas conscient. Cela nourrit mon inspiration, mon travail. À la réflexion, je me souviens d’un moment du tournage de Mademoiselle où je me suis dit : « Mais je suis en train de copier Vertigo en fait. » C’est la scène où Mademoiselle et sa servante s’échangent des vêtements et s’amusent comme des folles. Elles sont de dos et semblent jumelles. Dans Vertigo, il y a une séquence équivalente, avec la mise en parallèle entre la femme au portait et Kim Novak, avec le chignon. C’est un hommage personnel…
À l’origine, vous vouliez tourner Mademoiselle en 3D.
PCW : Habituellement, on utilise la 3D pour les grosses machines de SF ou d’action, mais j’ai pensé que ce serait intéressant de l’utiliser pour ce genre de drame. La 3D aurait fait ressortir le point de vue de chaque personnage. Finalement, pour des raisons financières, nous n’avons pas pu le faire, mais je crois que les mouvements de caméra se substituent aux effets que j’aurais souhaités.
Il y a une nouvelle fois dans votre film une séquence de vengeance longue, sanglante ? Qu’est-ce qui vous plaît dans ce genre de scènes ?
PCW : J’ai une définition très particulière de la vengeance. À l’époque de ma trilogie, je voulais parler des gens qui prenaient tous les risques pour rien. Car ce n’est pas parce que vous tuez l’assassin que cela va ramener l’être cher que vous avez perdu. Dans Mademoiselle, le concept est différent car il y a un intérêt quand quelqu’un se venge. Ce que vous appelez vengeance est plus une punition. Quand les deux filles détruisent la bibliothèque, elles ne prennent aucun risque !
En France, vous êtes considéré comme un immense formaliste. Pourtant, Mademoiselle commence avec un écran noir et des chants d’enfants et des militaires. À la fin, nous avons également un écran noir, avec le bruit de la mer, le tintement des boules de geisha et des cris de jouissance.
PCW : Formaliste ? Formaliste ? Oh ! (il réfléchit longuement, semble désarçonné) Je commence par la scène finale. Vous avez compris d’où vient ce tintement ?
Des boules de geisha !
PCW : Au moins, c’est clair ! Le film montre qu’Hideko s’émancipe de son oncle en particulier et des hommes en général. Les boules de geisha sont un objet d’émancipation, de plaisir, détournées de leur usage premier. Avant même le tournage, j’ai demandé à mon ingénieur du son de me trouver un son magnifique. La scène du bain où la servante soigne la dent de sa maîtresse nécessitait également un son spécial. Avant même d’avoir achevé le roman, je pensais terminer mon adaptation sur une scène d’amour inachevée, métaphore du plaisir et du voyage, avec ce navire qui vogue vers une nouvelle vie.
Au début du film, il pleut, il y a de la boue partout, des soldats et des enfants. Avec l’écran noir, je mets d’avantage en relief le son. Je voulais bien faire ressentir les années sinistres, glauques, de la colonisation japonaise, une période très violente. Il y a au départ cette violence, cette lourdeur, au fil du récit, les personnages s’émancipent et à la fin, les trois sons expriment la quête de la liberté, la quête du plaisir et le saut dans l’inconnu. Le son est la meilleure méthode pour retracer cette quête, ce cheminement vers la liberté.
Il y avait le petit poulpe que dévorait le héros de Old Boy et ce gros poulpe dans Mademoiselle. Que représente le poulpe pour vous ?
PCW : On me pose fréquemment cette question à l’étranger. En Corée, on fait un distinguo absolu entre le poulpe et la pieuvre. Les deux sont comestibles mais n’ont rien à voir, il n’y a pas de rapport entre les deux films. Dans Old Boy, c’est un poulpe, dans Mademoiselle, une pieuvre ! Avec cette pieuvre, je voulais suggérer la sensation du toucher. Une des jeunes filles est horrifiée par une célèbre estampe qu’elle a vue dans la bibliothèque, au point qu’elle ne semble même plus avoir envie de s’échapper de cette prison. Je voulais quelque chose de simple et efficace pour marquer les esprits. Dans l’imaginaire du public, cette image de la pieuvre qui étreint une jeune femme fonctionne très bien.
Parmi vos films, quel est celui qui vous résume le mieux ?
PCW : Mademoiselle me semble incontournable car c’est mon dernier bébé. Sinon, je choisirais Thirst.
Corée, 2016
Mademoiselle de Park Chan-wook avec Kim Min-Hee, Jung-woo Ha, Kim Tae-ri.