
POESIA SIN FIN : JODO BANDE ENCORE
Dans le Chili des années 40-50, Alejandro Jodorowsky rompt les amarres avec sa famille et fonce tête baissée dans la poésie. Après La Danza de la Realidad, le second volet dingo des aventures autobiographiques de Jodo.
Lors de la sortie de Cogan, Killing Them Softly, le réalisateur australien Andrew Dominik (L’Assassinat de Jesse James) déclarait : « On pense que le cinéma est un médium qui permet de raconter des histoires, mais pour moi, c’est complètement faux. Les films sont comme les contes de Grimm, ils permettent de mieux appréhender nos traumas. Je suis convaincu que les grands cinéastes ne dealent pas avec des images, mais avec les souffrances des spectateurs, leurs blessures. »
Plus je vois de films, plus je pense qu’Andrew Dominik a touché juste avec cette réflexion. Avec le cinéma, les grands metteurs en scène cherchent à exorciser un trauma, à guérir leur âme, et donc celle du spectateur. Bon, c’est sûr, pas les tâcherons de la Marvel ou Antoine Fuqua quand il usine le remake inutile des 7 Mercenaires. Mais si Ingmar Bergman, Terrence Malick, Lars von Trier, Stanley Kubrick, Dario Argento, Michael Haneke, Spike Jonze, Carlos Reygadas ou encore Nicolas Winding Refn nous touchent tant, c’est qu’ils appuient là où ça fait mal, rouvrent des plaies encore béantes, toujours pas cicatrisées. Parmi ces cinéastes, commet ne pas citer Alejandro Jodorowsky ? Jodo, c’est quelqu’un qui m’a vraiment ouvert l’œil en deux, comme dans Un chien andalou de Luis Buñuel. J’ai découvert ses films il y a une trentaine d’années et j’ai aussitôt adoré sa liberté, sa folie, ses visions poétiques, surréalistes. El Topo, La Montagne sacrée ou Santa Sangre sont des trips hypnotiques, des films qui t’embarquent et qu’il est impossible d’oublier. J’adore ses livres, ses BD, ses tweets, et le bonhomme, mi-génie, mi-gourou rigolard.
En 2013, après 23 ans d’absence des salles de ciné, Jodo revenait en force avec La Danza de la Realidad, adapté d’un de ses livres autobiographiques. C’est bien sûr son œuvre la plus personnelle et il racontait son enfance au Chili, dans le bled paumé de Tocopilla, entre un père violent, castrateur, et une mère aimante, matrone Castafiore à la poitrine opulente, chanteuse d’opéra contrariée qui ne s’exprime qu’en chantant. Il était également question de golden shower, d’une baston démente avec des mendiants amputés, d’une bossue ivre de bonheur qui se suicide, d’un caillou jeté dans la mer qui provoque un tsunami… Une succession de visions sublimes, atroces, sensuelles, burlesques ou kitchs, du « réalisme magique », comme on dit en Amérique du Sud… À la fin de La Danza de la Realidad, il ne restait plus que la poésie, la beauté, un moment de grâce absolu. Un homme qui se réconcilie avec son passé, son enfance et qui serre sur son cœur le môme qu’il a été. Une image simplement sublime. J’avais l’impression de me réconcilier moi aussi avec mon enfance, mon passé, exactement comme Alejandro Jodorowsky. Car Jodo a mis au point une thérapie dérivée de la psychanalyse, la « psychomagie ». « Si vous n’avez pas résolu votre complexe d’Œdipe, que vous voulez coucher avec votre mère, le psy ne peut rien faire. Moi, j’ai découvert que l’inconscient accepte la métaphore : pour lui, une photo, c’est une personne. Tu veux faire l’amour avec ta mère ? Habille ta maîtresse avec les habits de ta mère, confectionne-lui un masque avec le visage de ta mère et couche avec elle. Tu résoudras ton problème ! » Du pur Jodo !
Poesia sin fin débute exactement là où La Danza de la Realidad se terminait. Âgé d’une vingtaine d’années, le héros – Alejandro Jodorowsky, donc – est devenu un ado exalté, qui abandonne ses études de médecine pour devenir un poète. Le film se déroule dans le Chili des années 40 – 50 et le jeune poète révolté croise à Santiago une créature aux seins lourds et à la chevelure rougeoyante, un cousin amoureux, des nains (« Reste avec moi, nous grandirons ensemble »), un clown et une multitude d’artistes, de poètes… La suite est une odyssée picaresque, colorée et lumineuse, illuminée par le sang des règles et des centaines de squelettes et de diables qui dansent dans la rue. Néanmoins, malgré ses morceaux de bravoure, Poesia sin fin ne parvient pas à égaler la force tellurique La Danza de la Realidad. La surprise n’est bien sûr plus au rendez-vous et le film vibre moins, peut-être car l’enfance de Jodo était plus poignante, plus inspirante, que cette marche forcée vers l’âge adulte. Néanmoins, le cinéaste a une idée par plan, use de mille artifices de mise en scène, épaulé par le génial Christopher Doyle, ancien chef op de Wong Kar-waï. Notamment ce train en carton qui remplace une locomotive ou ces personnages habillés de noir, comme dans le kabuki, qui déplacent les objets quand les héros du film en ont besoin. Avec son budget ridicule, le vieux réalisateur de 87 ans semble inventer le cinéma 24 fois par seconde, à la manière d’un Méliès, avec des trouvailles époustouflantes, des trucages naïfs, mais avec l’émotion poussée au maximum, comme lors des scènes somnambuliques du café Iris.
Si le talent visionnaire de Jodo est intact, la puissance poétique de ses mots atteint un véritable paroxysme. Depuis des années, Jodo écrit des tweets d’une beauté insoutenable (qui sont publiés en recueil), comme des haïku. Dans Poesia sin fin, Jodo éjacule mots, images et métaphores. Une poésie zen qui berce, qui apaise. Et qui guérit. Il y a des phrases sublimes comme :
« Quel est le sens de la vie ? La vie. » Lors du dénouement, le vieux Alejandro Jodorowsky apparaît à l’écran et force le jeune Jodo à se réconcilier avec son père, chose que Jodo n’a jamais réussi à faire, car il a quitté le Chili pour Paris et n’est jamais revenu. La grâce est absolue, l’émotion est à son comble et on entend la voix de Jodo :
« En ne me donnant rien tu m’as tout donné
En ne m’aimant pas tu m’as révélé
l’absolue présence de l’amour. »
J’en suis resté sidéré, crucifié sur mon siège.
Bonne nouvelle, au milieu de tous les nanars qui polluent les écrans, nos rétines et nos âmes, voici un film magique, un film totem, réalisé par un poète, un magicien, un homme libre, un homme qui rêve, un homme qui bande. Alejandro Jodorowsky.
- Chili – France – Japon
Réalisé par Alejandro Jodorowsky.
Avec Adan Jodorowsky, Pamela Flores, Leandro Taub.