Que le Diable m’emporte : une saison en Enfer

Que le Diable m’emporte : une saison en Enfer

Note de l'auteur

Pour Évangile d’un corps de femme… À 19 ans, Mary MacLane pose sur le papier « trois mois de Néant » au début de 1901. Et crée un livre incandescent qui, mieux que Jack l’Éventreur lui-même, donne naissance au 20e siècle.

Le livre : Ce premier livre de Mary MacLane, écrit en 1901 et publié dès 1902, est un journal intime, poétique, philosophique, intérieur, organique. Un ouvrage étonnant où elle déclare attendre le Diable, seul apte à lui apporter le Bonheur. Dans la vacuité vertigineuse de sa vie, même trois jours de vrai Bonheur lui suffiraient à supporter le reste d’une existence solitaire.

Mon avis : La traductrice, Hélène Frappat, parle dans sa préface d’une “autobiographie organique”. C’est évidemment très juste, et bien entendu insuffisant pour rendre compte d’une œuvre aussi unique et désarçonnante. Les entrées étant datées du 13 janvier au 13 avril 1901, on ne peut s’empêcher de penser – ainsi qu’au vu de la dimension parfaitement organique du texte – à cette fameuse phrase attribuée à Jack l’Éventreur dans le film From Hell : « Un jour, les hommes diront que j’ai donné naissance au 20e siècle. »

La véritable “accoucheuse” du 2e millénaire ne serait-elle pas Mary MacLane ? « Je me suis enfoncée au royaume des ombres », écrit-elle. L’auteure se considère comme le lieu de concentration de tous les extrêmes. Personnifie, dans son corps même de femme, l’inquiétante étrangeté qui paraît dominer son rapport au monde, l’irréductible singularité qui définit son rapport aux autres.

Elle se trouve malgré tout des liens, aussi ténus soient-ils, avec Lord Byron et Mary Bashkirtseff (diariste, peintre et sculptrice d’origine ukrainienne, morte à 25 ans en 1884). Elle voue aussi une certaine admiration pour Charlotte Corday et Valeria Messalina (épouse de l’empereur romain Claude, dont les historiens antiques ont souligné le comportement scandaleux). Voilà pour ses points communs avec d’autres humains.

Pour le reste, Mary MacLane se sent aliénée. De sa propre famille d’abord : elle se sent MacLane des Hautes Terres d’Écosse, contrairement au reste de la fratrie qui, à ses yeux, tient davantage de l’ascendance maternelle des Basses Terres. Or, les MacLane sont des fanatiques par essence. Et leur sang coule dans ses veines.

Mary MacLane en 1918

Mary MacLane évoque surtout « un certain génie, que j’ai toujours possédé ; un cœur vide qui est devenu de bois ; un excellent corps de jeune femme robuste ; une âme pitoyablement affamée ». Sa vie quotidienne, sa routine sont pour elle « un vide, une damnation, une lassitude ». Son sens de la répétition engendre une musique particulière, une litanie du corps et de l’attente, l’Évangile poétique d’un corps de femme et d’une « âme affamée » qui ne peuvent que marquer l’esprit du lecteur. Et qui, par certains côtés, rappellent le comte de Lautréamont.

« Je maîtrise l’art et la poésie de mon magnifique corps féminin », écrit-elle. Son corps est au centre de tout, le vaisseau qui canalise sa terrible poésie intérieure, ses tourments, ses espoirs insensés. « Je suis prête ; je suis impatiente d’offrir tout ce que je possède au Diable en échange du Bonheur. » Un bonheur qui semble perpétuellement hors d’atteinte et qui lui vaut les pires souffrances et tout à la fois l’espérance, la force de marcher encore sur son « sable stérile ».

Elle contemple également la ligne rouge du ciel avant le crépuscule, quand le soleil « a disparu derrière la crête des collines ». Couleur-symbole de l’intensité de la vie, et bien sûr du sang et du corps, des mouvements organiques. « Oh, Diable, Destin, Monde – qui que ce soit, apporte-moi mon ciel rouge ! (…) Peu importe le temps que ça durera, je veux du rouge, du rouge, du rouge ! »

Cette ligne rouge est « la Gloire, le Triomphe, l’Amour, la Célébrité », toutes récompenses auxquelles aspire la jeune femme de 19 ans, prête à employer toutes les majuscules et tous les points d’exclamation pour souligner l’ardeur de son « cœur de bois », de son cœur qui flambe.

Elle décrit son amour pour sa professeure de français au lycée, sa « dame anémone » à laquelle elle pense et écrit si souvent. Être femme, avoir un corps de femme est au cœur de son propos : « C’est dur – si dur ! – d’être une femme jeune, totalement isolée, et pleine de désirs… » Et plus loin : « Une femme être humain sort du beau corps de sa mère, tatouée d’un nom étrange de pestiférée (…) : femme. »

Mary MacLane parle aussi de ses repas, du plaisir de manger un steak ou une côte de bœuf bouillie avec des oignons jeunes, de l’extase trouvée dans l’ingestion d’une olive. Sa philosophie est celle de l’emballement et de la matérialité. « Je suis fondamentalement, organiquement égotiste. » Et d’ajouter : « Mon âme misérable a mené très loin, et très profondément, son exploration des ombres. »

Elle chante la lucidité parfaite, l’image la plus précise que l’on puisse avoir de soi-même, et son expression la plus exacte par des mots posés sur le papier. « Ma vie intérieure se trouve devant mes yeux » : l’auteure nous offre tout son être avec ses oppositions, ses extrêmes, ses douleurs, ses appétits, son « étrange attraction sexuelle » pour son ancienne professeure (la seule à lui manifester un réel intérêt), cet « élément masculin qui est en moi » et qui « surgit et éclipse tous les autres ».

Mary MacLane en 1902

Son Enfer a pour nom Néant : « C’est le Néant qui fait de la vie une tragédie. (…) C’est une petite main brûlée par le soleil qui se tend, et reçoit du Néant. » Elle arpente « les routes pierreuses mensongères de ma souffrance et de ma haine ». Un Néant auquel elle aspire à échapper grâce au Diable, entendu non pas dans son acception chrétienne mais d’une façon toute personnelle, belle, positive.

Ce livre est le fruit de « l’enregistrement de trois mois de Néant ». Trois mois semblables aux précédents et dont elle pressent qu’ils ne différeront pas des suivants… Elle nous transmet cette “saison en Enfer” avec la vibrance d’une créature solitaire au milieu de la foule, et pourtant tremblante de l’attente et vacillante de la sensation : « Je ressens – tout. Tel est mon génie. »

L’extrait : « Et quand un petit être humain naît avec une âme à part, un autre réveil se produit, car elle a alors atteint l’état le meilleur et le plus élevé qu’un être humain puisse espérer, malgré sa condition de femme, tatouée d’un nom de pestiférée. Et revoilà encore le fardeau de l’âme qui souffre.
Le nom – le nom de pestiférée qu’on lui a tatoué – signifie : femme.
J’ai levé ma tête du sein de la roche grise. Mes larmes avaient coulé, coulé ! Comme les larmes sont étranges ! Les larmes de la fontaine tarie de mes dix-neuf ans ressemblent aux gouttes d’eau que déverse une pierre. Brusquement je me suis levée et j’ai couru à toute vitesse sur le sable pendant quelques minutes. Je n’ai pas osé lever à nouveau les yeux vers le sommet des collines et le bleu profond du ciel, ni renouer avec les voix.
Oh, avec tout ça, quelle lâche je suis ! Je me rapetisse et je recule devant la douleur des lumières éblouissantes. Et pourtant j’attends encore – je désire encore la plus éblouissante de toutes : la venue du Diable. »

Que le diable m’emporte
Écrit par
Mary MacLane
Publié par les Éditions du Sous-Sol

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